Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Cécile De Bary

Noir Manchette

Frank Frommer, Jean-Patrick Manchette : le récit d’un engagement manqué, Éditions Kimé, 2003, 159 p., EAN 9782841743094.

1La parution d’un livre consacré à Manchette constitue à elle seule un événement, puisque malgré sa célébrité, en particulier parmi les lecteurs de « polars », cet auteur demeure peu étudié. Pourtant, l’entreprise dont il s’agit est à la fois singulière — marquée par un talent exceptionnel comme par des impasses conduisant à un silence romanesque qui suscite l’interprétation — et paradoxalement caractéristique de l’époque dans laquelle elle se situe, celle des années soixante-dix.

2Frank Frommer part de ce silence : il cherche à le comprendre, tout en refusant de l’aborder par le biais du mythe biographique, voulant d’ailleurs restituer toute leur importance aux réalisations antérieures. Très justement, il refuse de limiter celles-ci « à un questionnement sur le genre noir lui-même », insistant sur les « nouvelles ouvertures » qu’elles ont apportées au roman en général (p. 10). Et comme le titre de l’essai l’indique, les livres de Manchette lui permettent d’évaluer les possibilités d’un engagement littéraire, à la fin du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Refusant le débat générique, il s’appuie ainsi sur la définition que Deleuze et Guattari donnent de la « littérature mineure », ce qui porte l’interrogation jusqu’au terrain politique, celui d’une énonciation qui ne serait plus individuelle mais collective. Voici l’hypothèse qu’il formule au début de son livre :

La présente étude entreprend de démontrer en quoi le travail de Jean-Patrick Manchette s’inscrit dans une problématique bien plus générale que le carcan générique le présupposerait. Cette démonstration part d’une hypothèse simple : ce qu’on appelle « roman noir « est devenu en quelques décennies l’une des formes les plus signifiantes de la réalité de l’individu moderne et de sa relation au monde, et ce, d’une façon plus rigoureuse que bien des productions du romanesque dit « légitime «. À une époque où les grands paradigmes collectifs et salvateurs (les « grands récits « selon J.-F. Lyotard) n’apportent plus guère de sens aux angoisses humaines, cette littérature de la cruauté et du désenchantement rencontre non seulement un succès grandissant mais a, dans le même mouvement, contaminé amplement le roman et la fiction en général depuis un demi-siècle. (p. 9)

3Or, les trois derniers romans de Manchette représentent selon l’auteur un « engagement manqué » : ils « mettent en œuvre de manière constante une tension entre engagement et retrait, perte des valeurs et recomposition axiologique, défaite de la morale et reconstruction politique, réussite fictionnelle ironique et échec ontologique patent. ». (p. 10) Pour comprendre cette singularité, F. Frommer situe ces romans dans l’histoire du roman noir.

Petite généalogie du roman selon Manchette

4Après Manchette lui-même (essentiellement dans ses Chroniques, rassemblées en 1996 chez Rivages, coll. « Ecrits noirs «), il effectue une « petite généalogie du roman noir », à partir de Poe et du roman d’énigme, en mettant en relation évolution sociale et développement de cette littérature qu’on dit policière (la distinction entre « roman d’énigme » et « roman noir » est reprise à R. Caillois, Puissances du roman, Marseille, Sagittaire, 1942, deuxième partie, « Le roman policier », p. 70-143). Il montre les implications de cette évolution en s’appuyant sur les analyses de Caillois comme de T. Todorov (« Typologie du roman policier » (1966), rééd. dans Poétique de la prose, Seuil, coll. « Poétique «, 1971, p. 55-65), auteur qu’il oppose à Uri Eisenzweig (Le Récit impossible, Christian Bourgois, 1986) : selon ce dernier, avec le roman noir, ce n’est plus le récit du crime qui importe, et l’on passe du « comment » (et du « qui ») au « pourquoi » : « L’identité criminelle ne peut pas vraiment être appréhendée parce qu’elle renvoie à une macro-identité sociale — classe dirigeante, administration locale, système judiciaire —, ou à une micro-identité psychique : pulsions, complexes, instincts « (Le Récit impossible, p. 289, cité par Frommer p. 22). Dès lors, le roman noir pourrait être pour Manchette le lieu d’un engagement, dans la lignée de l’esthétique réaliste.

5Un des grands intérêts du livre de Frommer est de montrer comment cette volonté d’engagement reprend ses formulations à l’après-guerre et aux années cinquante. L’écriture « behaviouriste » défendue par Manchette est celle défendue par Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948) en particulier. C’est cette écriture qu’étudie Claude-Edmonde Magny en 1948 dans L’Âge du roman américain (1948), ouvrage qui (à la suite d’André Gide) place sur le même plan Faulkner et Dos Passos, Hemingway et Hammett. Frommer rapproche justement les analyses de ces auteurs de différentes chroniques de Manchette. On aurait pu aussi rappeler ses références à « l’écriture blanche », qui renvoient au Degré zéro de l’écriture, et donc aussi à Camus (voir par exemple le dernier entretien donné par Manchette, datant du 26 février 1991, « Jean-Patrick Manchette, la position du romancier noir solitaire », dans Combo !, n° 8, disponible sur internet : http://www.davduf.net).

6Autre ancrage, celui de Lukacs, figure également majeure pour la pensée littéraire et critique des années cinquante françaises. On regrettera que cet auteur soit rapidement évoqué (p. 30), alors que sa défense d’un « réalisme critique » a été très importante. Le parallèle avec Georges Perec, effectué trop rapidement (p. 61), est également pertinent dans la mesure où le cadre intellectuel dans lequel s’inscrit Manchette — pourtant beaucoup plus jeune — est le même que celui des essais critiques rassemblés dans le recueil L.G., essais qui présentent des réflexions que Perec a dû en partie dépasser pour entrer en écriture (articles datant de 1960 à 1964 rassemblés en recueil dans la collection « La Librairie du xxe siècle », au Seuil, en 1992). Dans une conférence faite à Warwick en 1967, cet auteur rappelle les étapes de son évolution à partir de son premier projet, « engagé » : Lukacs a été déterminant, après Brecht, lui permettant d’envisager, à travers notamment l’ironie, la possibilité d’une distanciation ; mais la notion de lieu rhétorique lui a ensuite été nécessaire, d’où une écriture à visée réaliste, mais essentiellement intertextuelle (G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier contemporain », conférence donnée le 5 mai 1967 à l’université de Warwick, transcription de Leslie Hill, dans Georges Perec, Entretiens et Conférences, édition établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière, Nantes, Joseph K, 2003, volume 1, p. 76-93).

7Après les années soixante, le cadre avec lequel Perec a dû se débattre est de surcroît désuet, et Manchette le reprend avec décalage. De fait, il est également très influencé par les analyses philosophiques et politiques qui dominent l’avant soixante-huit. Frommer rappelle justement, encore, la critique de la culture de masse et de la vie quotidienne, effectuée dans la lignée de l’école de Francfort comme de Lefebvre, Barthes ou du mouvement artistique intitulé « le Nouveau Réalisme » (p. 29 sq. & 60 sq.). Ici, c’est avec le Perec des Choses (1965) que le parallèle est pertinent. Reste que Manchette a été surtout marqué par les Situationnistes, et les traces précises d’une telle pensée dans ses romans restent à étudier. Globalement, il lui doit une certitude implacable : celle de la mort de l’art, après Dada.

Étude des textes

8Après cette mise en place, Le Récit d’un engagement manqué effectue des analyses très pertinentes portant sur les ouvrages eux-mêmes. Il commence par tenter de repérer certaines figures et certains procédés « manchettiens » (chapitre II). Il poursuit en étudiant plus spécifiquement les trois derniers romans de l’auteur (chapitre III).

9Il analyse notamment la manière dont Manchette utilise les marques, à titre d’effets de réel, mais aussi de dénonciation du rôle des objets dans la société de consommation. Il s’attarde sur plusieurs données caractéristiques du polar : les automobiles, l’alcool, le tabac et l’alimentation, les armes à feu. Il montre ainsi comment les connotations sont mises à profit : « La marque suffit à signifier » (p. 63). Plus généralement : « L’alcool, à l’instar de la voiture — ou du sommeil par exemple pour d’autres écrivains comme Franz Kafka —, est le signe banalisé de l’aliénation ordinaire ». (p. 67) En ce qui concerne les armes, Manchette a signalé dans une de ses chroniques que l’emploi d’une terminologie exacte ne relève pas seulement d’un souci de pittoresque, mais de morale :

Si j’écris qu’un type sort un Wz 63 de son veston, qu’est-ce que j’implique ? J’implique que dans ce monde, comme on ne peut pas aisément recourir à la guerre thermonucléaire, la gestion de la violence doit se faire notamment par de petites embuscades, souvent en pleine ville. Je sous-entends donc que beaucoup de savants techniciens, d’ouvriers et de machines sont consacrés à la fabrication d’une arme à tir rapide qui peut se cacher sous le veston. (« Notes noires », dans Polar (1re série), n° 26, mars 1983. Rééd. dans Chroniques, op. cit., p. 264. Cité p. 70)

10Le chapitre II est d’abord consacré aux incipits, montrant comment ceux-ci détournent les « canons organiques du roman policier » (p. 37). Il les met souvent en relation avec l’aboutissement des récits, en particulier quand ces derniers sont circulaires, comme Le Petit Bleu de la Côte Ouest ou La Position du tireur couché. On retiendra en particulier son étude de la désinvolture descriptive initiale de Fatale, dont le début in medias res semble pourtant classique, servi par une « écriture au scalpel » (p. 44). La mise en place progressive des éléments du récit instaure une distance chez le lecteur, distance renforcée par l’usage récurrent du pronom « on ».

11Autre étude, celle de l’onomastique romanesque. F. Frommer rappelle le refus de toute profondeur psychologique, caractéristique des choix « behavioristes ». Dans le dernier point du chapitre II, l’essayiste repère d’ailleurs les « figures du ratage » chez les personnages manchettiens, qui contribuent selon lui à empêcher l’identification du lecteur. De ce fait, les personnages « ne représentent que des emblèmes ou des figures de discours normés » (p. 50). Insistant sur cette dimension signifiante, Manchette joue avec les noms propres, ayant recours au calembour ou mettant en scène « la construction totalement fantaisiste de [ses] patronymes » (p. 53). Dès lors, est-il toujours en accord avec ses choix esthétiques initiaux ? La question aurait pu être posée plus nettement… (F. Frommer montre comment des noms de personnages sont repris dans plusieurs romans successifs, p. 54. Cette recherche d’une cohérence d’ensemble se situe plutôt dans la logique d’une tradition balzacienne).

Un engagement manqué

12De fait, le concept d’ « engagement manqué », venant de l’article de Barthes « Écrivains et écrivants », paru dans Arguments en 1960 (repris dans Essais critiques, Le Seuil, 1964), aurait pu fournir à F. Frommer des éléments plus précis pour analyser la situation de Manchette au sein de la littérature des années soixante-dix. Il est passionnant de constater combien cet auteur, partant d’une volonté d’engagement anachronique, a produit des romans résolument contemporains. D’ailleurs, Frommer mentionne à plusieurs reprises des parallèles avec Robbe-Grillet, qui représente pourtant un refus complet du réalisme littéraire : dans la lignée de la littérature engagée, la « littérature objective » du Nouveau Roman a refusé la psychologie, comme ensuite les polars de Manchette.

13Plus généralement, le livre aurait pu préciser si l’engagement manqué de Manchette est une réussite ou un échec : il affirme à la fois que le roman noir est devenu une forme signifiante contemporaine majeure (p. 9), que l’héritage de Manchette est « repris » actuellement « en charge » par d’autres écrivains (p. 135) et qu’il s’est retrouvé dans une « impasse » (p. 130). Revenons donc à l’essai de Barthes :

l’écrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire ? Et le miracle, si l’on peut dire, c’est que cette activité narcissique ne cesse de provoquer, au long d’une littérature séculaire, une interrogation au monde : en s’enfermant dans le comment écrire, l’écrivain finit par retrouver la question ouverte par excellence : pourquoi le monde ? Quel est le sens des choses ?
La parole n’est ni un instrument, ni un véhicule : c’est une structure, on s’en doute de plus en plus ; mais l’écrivain est le seul, par définition, à perdre sa propre structure et celle du monde dans la structure de la parole. Or cette parole est une matière (infiniment) travaillée ; elle est un peu comme une sur-parole, le réel ne lui est jamais qu’un prétexte (pour l’écrivain, écrire est un verbe intransitif) ; il s’ensuit qu’elle ne peut jamais expliquer le monde, ou du moins, lorsqu’elle feint de l’expliquer, ce n’est jamais que pour en reculer l’ambiguïté ; […] en somme la littérature est toujours irréaliste, mais c’est son irréalisme même qui lui permet de poser souvent de bonnes questions au monde […]. Ce qu’on peut demander à l’écrivain, c’est d’être responsable ; encore faut-il s’entendre : que l’écrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant ; qu’il assume plus ou moins intelligemment les implications idéologiques de son œuvre, cela même est secondaire ; pour l’écrivain, la responsabilité véritable, c’est de supporter la littérature comme un engagement manqué, comme un regard moïséen sur la Terre Promise du réel (c’est la responsabilité de Kafka, par exemple). (op. cit., p. 149-150)

14Or, au sens de Barthes, l’engagement littéraire de Manchette est dès l’abord manqué et assumé comme tel — ce qui le constitue comme écrivain —, parce que la forme à laquelle il veut avoir recours, celle du roman noir, il la considère comme obsolète. À cet égard, on peut citer un entretien de 1980, que Frommer ne mentionne pas, et dans lequel Manchette revient sur ses débuts :

J’ai pas mal réfléchi à la question : « qu’est-ce que le polar ? qu’est-ce qu’écrire un polar ? » — je suis un indécrottable intello, d’ailleurs pas honteux de l’être. Je refais comme les grands Américains ; mais refaire les grands Américains, c’est faire autre chose qu’eux : c’est le problème de « Pierre Ménard auteur du Quichotte » ! Que fait-on quand on refait un truc avec la distance, parce que ce n’est plus l’époque du truc ? Il y a eu une époque de polar à l’américaine. Écrire en 1970, c’était tenir compte d’une nouvelle réalité sociale, mais c’était tenir aussi du fait que la forme polar est dépassée parce que son époque est passée : réutiliser une forme dépassée, c’est l’utiliser référentiellement, c’est l’honorer en la critiquant, en l’exagérant, en la déformant par tous les bouts. Même la respecter, c’est encore la déformer, c’est ce que j’essaie de faire dans ma prochaine œuvrette : respecter à l’excès, respecter la forme-polar à 200 %. Par rapport à cette question-là, qui relève à proprement parler de l’esthétique, la question des contenus-de-gauche, dont les commentateurs brouillons veulent faire la question essentielle, est débile. (Entretien paru dans Polar en juin 1980, rééd. dans Chroniques, op. cit., p. 16)

15D’où une littérature d’emblée parodique, qui assume un second degré, une ironie : on peut contester la thèse de F. Frommer, selon laquelle le réalisme aurait été progressivement remis en question par Manchette, au fur et à mesure qu’il avançait dans sa production, jusqu’au double épuisement de l’écriture et de sa fonction référentielle (p. 13). Au contraire, l’intertextualité (au sens large) semble plus marquée dans les premiers romans : Frommer lui-même remarque la part moindre des références culturelles dans les romans suivants, plus épurés (p. 71). Dès le départ, ce recours massif à l’intertextualité met donc à mal l’idéal de « transparence » de l’écriture béhavioriste, malgré même la recherche d’une efficacité phrastique. Il reste à l’étudier précisément, tout comme la reprise et le détournement constants de clichés. On notera quelques remarques, qui constituent des amorces : la définition de personnages par des allusions cinématographiques (p. 56) ou par la mention de leurs goûts musicaux (p. 42), les nombreuses références au jazz des années cinquante et soixante (p. 42-44)… F. Frommer montre bien comment l’incipit de La Position du tireur couché présente « un environnement londonien tout en toc, kitsch et illusions […]. Nous sommes en plein univers du factice, de l’artificiel, de la parodie ». (p. 48) On ajoutera que ce second degré est renforcé par une allusion au(x) chat(s) du Cheshire d’Alice au pays des merveilles.

16Ainsi, s’il y a dévoilement de l’époque, il est essentiellement effectué d’une manière indirecte, à travers les discours dans lesquels elle est prise : souvent, de fait, les incipits de Manchette constituent ses personnages comme des êtres de discours, pris dans un réseau de paroles (le début de L’Affaire N’Gustro) ou d’écrits (avec par exemple la lettre du garde mobile qui ouvre Nada). Une des origines de cette stratégie de dévoilement indirect pourrait être les techniques de collage et de détournement des Situationnistes : cette idée de Jean-François Gérault (Jean-Patrick Manchette : parcours d’une œuvre, Amiens, Encrage, coll. « Références «, 2000, p. 20-21) n’a pas été exploitée par F. Frommer.

17Parallèlement, on peut regretter que l’essayiste — contrairement à ce qu’il annonce p. 71 — n’ait pas assez étudié les « dévoiements » que Manchette opère à partir du roman noir, et son jeu avec les stéréotypes du genre. On retiendra certes les remarques suscitées par l’étude des incipits ou des personnages. On aurait pu espérer des considérations plus générales, s’appuyant par exemple sur la citation de Deleuze effectuée page 20 :

Les très beaux livres de la Série noire, c’est quand le réel trouve une parodie qui lui est propre, et que cette parodie nous montre à son tour dans le réel des directions que nous n’aurions jamais trouvées tout seul. (G. Deleuze, « Philosophie de la série noire », paru dans Arts le 26/1/1966, rééd. dans Roman, n° 24, 1988, p. 47)

18En tout cas, on ne peut qu’approuver l’essayiste, lorsqu’il écrit : « Manchette n’a nullement été l’artisan de la résurrection du roman noir — appelé néo-polar —, il en a plutôt été le fossoyeur le plus fécond ». (p. 13) Tout d’abord, si Manchette a employé le terme de « néo-polar », c’est ironiquement (par référence aux ersatz) :

J’ai formé […] le mot « néopolar », sur le modèle de mots de « néopain », « néovin » ou même « néoprésident », par quoi la critique radicale désigne les ersatz qui, sous un nom illustre, ont partout remplacé la même chose. Une partie des journalistes et des fans a repris l’étiquette apologétiquement, sans y voir malice, c’est amusant. (« Ravale ta salive, petite tête ! », dans Le Matin, 24 février 1981, rééd. dans Chroniques, op. cit., p. 200)

19Les suiveurs de Manchette ont souvent retenu de son exemple la dénonciation sociale (les « contenus-de-gauche »), oubliant trop le travail sur la forme. Parallèlement, contrairement à F. Frommer (p. 9, déjà citée), Manchette ne se réjouissait guère de voir la forme-polar récupérée par la littérature générale :

Les ouvertures du « néopolar » ont été progressivement conquises par des littérateurs (d’Art) ou bien des racketeurs stalino-trotskystes gorbachévophiles. À mesure qu’ils se développaient, je ralentissais. Depuis 1980, ils sont florissants. Depuis 1980, j’ai cessé de publier (à six mois près).

20Cette citation suggère que le silence romanesque de Manchette résulte d’un refus d’une telle récupération. Parallèlement, dans un autre passage du même entretien, qui rappelle une polémique qui l’a opposé à Gérard Lebovici, il admet a posteriori son rôle de « récupérateur », rôle qu’il n’a sans doute pas pu accepter. Il dit encore : « Quand j’ai vu que je n’étais plus capable d’opérer derrière les lignes ennemies avec des romans noirs, j’ai laissé tomber » (« Jean-Patrick Manchette, la position du romancier noir solitaire », op. cit.). La position de l’écrivain engagé est-elle tenable ? D’après l’article de Barthes « Écrivains et écrivants », non :

Naturellement, […] la société, qui consomme l’écrivain, transforme le projet en vocation, le travail du langage en don d’écrire, et la technique en art : c’est ainsi qu’est né le mythe du bien-écrire […]. Cette sacralisation du travail de l’écrivain sur sa forme a de grandes conséquences, qui ne sont pas formelles : elle permet à la (bonne) société de distancer le contenu de l’œuvre elle-même quand ce contenu risque de la gêner, de le convertir en pur spectacle, auquel elle est en droit d’appliquer un jugement libéral (c’est-à-dire indifférent), de neutraliser la révolte des passions, la subversion des critiques (ce qui oblige l’écrivain « engagé » à une provocation incessante et impuissante), bref de récupérer l’écrivain : il n’y a aucun écrivain qui ne soit un jour digéré par les institutions littéraires, sauf à se saborder, c’est-à-dire sauf à cesser de confondre son être avec celui de la parole : c’est pourquoi si peu d’écrivains renoncent à écrire, car c’est à la lettre se tuer, mourir à l’être qu’ils ont choisi ; et s’il s’en trouve, leur silence résonne comme une conversion inexplicable (Rimbaud) (op. cit., p. 150-151).

21On rappellera le statut de styliste généralement accordé à Manchette, qui s’oppose à son idéal d’économie phrastique (voir l’entretien d’Echenoz publié dans Polar hors série, 1997, Spécial Manchette : « J’ai le sentiment que personne n’a réussi à atteindre, comme lui, cette perfection d’un style à la fois très sec et très sophistiqué. On touche d’ailleurs à toute l’ambiguïté de la démarche de Manchette qui, aussi bien dans ses articles que dans ses discours, récuse ce qu’il appelle la littérature d’art, pour, dans les faits, contredire sa position de principe ».) Dans cette contradiction, dès l’abord, s’annonce une tension entre visibilité — travail de l’écriture — et disparition de celle-ci, oubli. Et l’on pourrait traquer les signes d’une difficulté d’écrire croissante, après les quatre premiers romans de 1971-1972. Morgue pleine, paru en 1973, est d’après son auteur écrit à la hâte (pour régler des difficultés financières) et l’usage de la première personne — le narrateur est un privé nommé Tarpon — sert de paravent stylistique : « Je m’en suis tiré en me disant, si c’est mal écrit, ce sera mis sur le compte des difficultés d’expression de ce péquenot. ». Après trois ans, paraissent un Tarpon (Que d’os !) et Le Petit Bleu de la côte ouest. L’année suivante, c’est Fatale, mais il faut attendre 1982, soit cinq ans, pour que La Position du tireur couché soit publié.

22Reste à comprendre pourquoi l’écriture romanesque est abandonnée précisément au début des années quatre-vingt. La raison pourrait en être politique. C’est ce que suggère encore une fois l’entretien de Combo !

Le choix que j’ai fait de pratiquer l’art industriel, i. e. de publier dans l’industrie du divertissement, découle normalement d’une conviction (l’histoire de l’Art est finie) et d’une espérance (ne pourrait-on répéter la hardie manœuvre de Hammett, Orwell, Dick, et porter la contestation dans les banlieues de l’esprit ?). Outre que ma propre manœuvre a été bancale car mes travaux étaient tout à fait récupérables par la culture (au sens de Jack Lang), mes espérances trop passives étaient liées à un « pronostic favorable » quant au développement de la révolution sociale après 1968. Il détaille ensuite « les mesures contre-révolutionnaires de l’ennemi », jusqu’au « Nouvel Ordre mondial » qui a triomphé dans les pays avancés : la démocratie spectaculaire couplée avec le despotisme des lobbies pendant qu’on laisse crever le Tiers-monde, qu’on « tiers-mondise » et qu’on « libanise » tous les territoires civilisés où se posent d’insolubles problèmes de gestion politico-militaire, et en attendant que l’Economie démente en finisse progressivement, mais vite et assez complètement, avec l’espèce humaine et les autres espèces vivantes auxquelles nous sommes habitués depuis quelques millénaires.

23On peut suivre sur ce point l’analyse de Nicholas Paige, qui porte sur le dernier roman publié par Manchette de son vivant, en 1982, y cherchant l’annonce du futur « silence ». Il s’attache en particulier à l’incipit du roman et remarque que le personnage tué par Terrier (d’une balle portée à la bouche, ce qui a une portée symbolique) a le nom de l’auteur d’une histoire du syndicalisme américain cité dans une chronique d’octobre 1979 (« The Shadow knows », rubrique « Polars » de Charlie mensuel, n° 129, octobre 1979. Rééd. dans Chroniques, op. cit., p. 73) : « Dubofsky mort, où est passé son rêve à lui [Manchette] ? ». Voici la conclusion de l’article de Paige (« Manchette, ou le mutisme », dans Poétique, 120, nov. 1999, p. 491) :

À l’encontre de ces écrivains modernes qui ont bel et bien bâti leur carrière sur l’indicible, Manchette n’a jamais récupéré son mutisme comme source intarissable de paroles. De cet échec muet, et douloureux sûrement, n’est-ce pas après tout Cox [personnage de La Position du tireur couché] qui, en répétant qu’il n’y avait aucun endroit qui soit mieux qu’un autre, a mis son doigt grassouillet sur les causes, comme pour faire entendre ce que Manchette ne pouvait dire qu’obliquement — qu’il n’y avait pas non plus de moyen pour un auteur de prendre ses distances par rapport à la danse des morts qu’il orchestre, cette ronde infernale, émétique, où la stupidité devient intelligence, et toute intelligence stupidité ?

24La difficulté semble donc porter sur la mise en perspective de « contenus ». Est-ce à dire d’un imaginaire ? Ce n’est pas la thèse de Paige, qui suit la grille de lecture de Manchette lui-même, et qui analyse par exemple l’impuissance sexuelle du personnage principal comme un symptôme parmi d’autres d’une conjoncture historique. Le livre de Frommer, pourtant, suggère l’existence d’un véritable imaginaire personnel, à cause de thèmes que l’on retrouve d’un livre à l’autre, et qui semblent ne pas répondre seulement à une volonté signifiante consciente.

Un imaginaire

25L’étude thématique des trois derniers livres de Manchette, dans le chapitre III, est une des forces du Récit d’un engagement manqué. Et dès la fin du chapitre II, la section « Les figures du ratage » adopte ce type d’approches.

26Cette section met en valeur l’échec des relations familiales et la dévalorisation des figures du père : « c’est toute la question de l’autorité, de la légitimité, de la socialité, de la Loi que cette offensive met en évidence » (p. 80). Plus globalement, elle montre « la maladresse récurrente des personnages, ces lapsus généralisés et autres bévues psychomotrices incongrues » : elles ne sont, d’après F. Frommer, « que la résultante d’un malaise global d’ordre anthropologique » (p. 80-81).

27Dès lors, dans les trois derniers romans en particulier, le corps est souffrant, placé en position inconfortable, voire « maltraité ». Frommer remarque d’ailleurs la « surbiologisation » des romans de Manchette, qu’il rattache d’abord au parti-pris « behavioriste » de l’écriture, ensuite au contexte social, enfin aux tendances artistiques de l’époque, entre Nouveau Réalisme, pop-art, et performances, sans oublier le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Il montre aussi comment la violence se focalise essentiellement sur la bouche et la gorge. Il rattache ces données au « rapport d’incorporation » tel que Freud le définit, forme de l’agressivité qui, lors du stade oral, s’articule autour du manger/être mangé. Cette analyse implique donc l’émergence textuelle d’une configuration imaginaire.

28D’ailleurs, certains thèmes ne sauraient trouver d’explication en termes idéologiques. On pense essentiellement à la présence obsédante de l’animalité, à travers les noms propres (p. 54-55) comme à travers l’intrigue (p. 105-127) : Terrier, à la fin de La Position du tireur couché, pousse par exemple des bêlements. Le thème du « retour à la nature », présent dans Le Petit Bleu de la côte Ouest — mais aussi dans O dingos, ô châteaux, où un tueur ne parvient plus à s’alimenter autrement qu’en chassant à mains nues — pourrait certes être lu ironiquement, si l’on se souvient de son importance durant les années soixante-dix, en cette époque où de jeunes citadins plaçaient tous leurs espoirs dans l’établissement de communautés fromagères : ainsi Gerfaut vit-il à la campagne une simple parenthèse, qui ne transforme en rien sa vie ni ses comportements, parce qu’ils dépendent essentiellement de sa « place […] dans les rapports de production » (J.-P. Manchette, Le Petit Bleu de la côte Ouest, Gallimard, 1976, rééd. coll. « Folio policier », 2000, p. 8). Cependant, la violence apparaît souvent en corrélation avec ce thème. Frommer fait référence aux débats philosophiques — qui remontent à l’Antiquité — concernant la dualité entre nature et culture (p. 121). Reste que pour Manchette, le mal est d’essence sociale (Selon une « Note sur le roman policier » datant du 15 septembre 1975, le roman policier est « une branche de la littérature consacrée au Mal » ; cité dans Polar, Spécial Manchette, op. cit., p. 59) – et d’après ces seules convictions, le polar n’a pas à revenir sans cesse au thème de l’animalité : « Polar signifie roman noir violent. Tandis que le roman policier à énigme de l’école anglaise voit le mal dans la nature humaine mauvaise, le polar voit le mal dans l’organisation sociale transitoire » (« Cain frères & compagnie », rubrique « Polars » de Charlie mensuel, n° 126, juillet 1979. Rééd. dans Chroniques, op. cit., p. 53).

29L’idée d’un imaginaire violent difficilement maîtrisable semble donc confirmée. Frommer, à la suite de Nicholas Paige, rapproche les agressions subies par les organes de la phonation dans les romans de Manchette du « silence » ultérieur de ce dernier. On peut adopter un raisonnement inverse, en vertu de la réversibilité de l’imaginaire, en particulier oral, tel qu’il est résumé dans l’expression manger/être mangé : son silence l’a aussi conduit à taire des récits d’agression. La parole demeure dans tous les cas le lieu de la violence. On remarquera encore les rapprochements possibles entre Manchette, pour qui le polar a d’abord été conçu comme un moyen de gagner beaucoup d’argent, et certains de ses tueurs mercenaires. F. Frommer lit ainsi métaphoriquement un passage de la fin de La Position du tireur couché, ce qui le conduit à assimiler les romans publiés par Manchette à des meurtres (p. 130). Cela suggère que pour cet auteur, il était devenu difficile de maintenir une distance avec les scénarios meurtriers qu’il mettait en scène.

L’engagement aujourd’hui

30Certes, interpréter un silence est une facilité, voire une faiblesse. Cette interprétation n’a d’intérêt qu’en vertu d’une question plus générale : celle de l’engagement aujourd’hui. Au début de son livre, Frommer rappelle les débats suscités par les contenus des livres signés Houellebecqu ou Millet. L’exemple de Manchette nous montre que la responsabilité du littérateur à l’égard des contenus et de leur mise en perspective — même si, pour reprendre le terme de Barthes, elle n’est qu’une responsabilité d’écrivant — ne peut être négligée.

31Autre question, celle de la possibilité d’un engagement littéraire aujourd’hui. A cet égard, la fin du livre, qui rappelle les « tendances du roman français contemporain » est décevante. Si la littérature actuelle tente davantage de décrire le réel, suit-elle en cela Manchette ? En quoi ? Plutôt qu’un rapide passage en revue, on aurait préféré une étude approfondie de l’influence effective dont ont bénéficié certains auteurs, de polars ou pas, à commencer par Echenoz.

32Encore une fois, le titre de son essai aurait pu guider Frommer : depuis la toute fin du xxe siècle, ne considère-t-on pas que la littérature s’est quelque peu affranchie des idées de Barthes et de son essai « Écrivains et écrivants », pour assumer davantage la « transitivité » de l’écriture ? (Dans un entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens paru dans Littérature en février 1990, Danielle Sallenave déclare : « Si l’écriture aujourd’hui s’est libérée, je crois que c’est d’un slogan, qui était qu’écrire est un art intransitif. La grande affaire de ces dix dernières années, qui continue, ce n’est pas qu’on revienne à une écriture naïve, c’est qu’on ne mette plus l’accent sur le caractère auto-réflexif de l’écriture. Nous sommes tous d’accord que la fiction parle d’elle-même […]. Mais je crois que nous sommes sortis de cet enfermement autonymique et que nous avons tous d’une manière ou d’une autre découvert la transitivité de l’écriture ».)

33Or, cette volonté ne peut pas revenir sur les acquis antérieurs : exactement comme du temps de Barthes, « chacun aujourd’hui, se meut plus ou moins ouvertement entre les deux postulations, celle de l’écrivain et celle de l’écrivant ». Écrire, aujourd’hui, c’est encore se battre avec les lettres et les mots, la fiction et la narration, les codes et la culture. L’écriture ne sera jamais transparente.