Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
Nicolas Wanlin

L’image est-elle soluble dans le texte ?

Romantisme, n° 118, « Images en texte », Évanghélia Stead (dir.), Paris : Sedes, 4e trimestre, 144 p., 2002.

1La littérature fait usage d’images. On admet d’ailleurs généralement qu’un texte est susceptible de « tisser » ensemble à peu près n’importe quoi, d’intégrer toutes sortes de matériaux ; et les images (au sens propre, c’est-à-dire les images visuelles) font partie de ces matériaux, avec peut-être cette particularité que l’image est traditionnellement considérée comme l’autre du langage, son opposé complémentaire (quitte à assumer aussi le paradoxe éculé de l’ut pictura poesis).

2La question qui se présente est dès lors évidente et il s’agit de voir si les modes d’expression littéraires sont capables de traduire quelque chose de la spécificité des arts visuels. C’est l’objet de la présente livraison de la revue Romantisme (voir le sommaire à la fin du compte rendu).

3C’est ainsi qu’Évanghélia Stead forme l’hypothèse audacieuse d’un genre littéraire fondé sur une technique picturale, la « gravure textuelle ». Cette écriture « entend rivaliser avec l’estampe. Elle s’extrait du champ littéraire pour se doter de caractéristiques qu’elle emprunte à la gravure » (p. 119).

De façon plus immédiate que la transposition, qui implique un transfert des valeurs d’un art à l’autre et la recherche d’équivalences, de manière plus aiguë que l’ekphrasis, système complexe qui s’appuie sur la structure de l’œuvre littéraire, l’œuvre d’art, les genres, le mythe et l’intertextualité, l’échange qu’implique l’eau-forte est singulier en ce sens que certaines étapes du processus de graver (la pointe traçant avec agilité sur la plaque vernissée, la plaque attaquée par l’acide, le tirage de l’épreuve après encrage) peuvent rappeler l’écriture ou la typographie. (p. 122)

4En effet, É. Stead relève que de nombreux poètes (mais aussi quelques romanciers, dramaturges et essayistes) intitulent leurs textes « eau-forte », « gravure », « pointe sèche », etc. ce qui tend à confirmer que ce style, sinon ce genre, est reconnu par une communauté d’auteurs, et de lecteurs. (cf. Verlaine, Catulle Mendès, Huysmans, Léon Cladel, Jean Richepin, Rodolphe Darzens, Jules Renard, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, Paterne Berrichon, Camille Mauclair, Paul Bourget, etc.) On peut d’ailleurs se demander si cela ne témoigne pas plus d’un phénomène de représentation des textes comme œuvres plastiques, ou encore d’une séduction du champ littéraire par les valeurs esthétiques graphiques, plutôt que d’un « échange » réel et objectif. Et si tant est qu’il y ait bel et bien échange, encore faut-il définir les traits caractéristiques de l’eau-forte textuelle — tâche éminemment délicate.

5Ce problème, qui confine à la stylistique, ne se pose pas lorsque l’on demeure au niveau esthétique et que l’on analyse comment une esthétique picturale influence un auteur. Ainsi, Marie-Victoire Nantet, commentant Lenz de Büchner, remarque que le regard du personnage est modelé par une esthétique particulière ; en l’occurrence, c’est l’esthétique Sturm und Drang qui pictorialise le regard de Lenz. Et en retour, le récit semble devenir une sorte de théorie des images narrativisée.

6Son article portant sur le même texte, le point de vue de Philippe Marty est pourtant quasiment inverse, ou du moins complémentaire : pour lui, les tableaux (réels) décrits par Lenz ne sont plus tant des artefacts que des ouvertures sur le monde, des lieux de débouché de la fiction sur la vie réelle (ce qu’il nomme du mot allemand Weit, adjectif signifiant « étendu », « vaste », mais aussi adverbe signifiant « loin », dont il fait un substantif).

7De manière plus générale, on constate que l’usage que la littérature fait de la peinture n’est que rarement respectueux, ou même conscient, de la spécificité du medium pictural. Et Peter Cooke note bien que les transpositions des tableaux de Gustave Moreau, Hélène et Galatée, aussi bien que ses critiques, les traitent en tant que sujets littéraires. La scène est narrativisée, c’est à peine si les couleurs sont décrites, et l’on n’évoque que rarement la manière du peintre. Car l’ut pictura poesis peut s’avérer être un piège, qui découvre un texte derrière chaque tableau et rend ainsi les images transparentes, les transforme en textes. La toile rappelle certes ses sources textuelles, et en cela, il est légitime de la considérer comme une lecture, une recomposition d’un sujet connu. Aussi n’est-il guère étonnant qu’encore à la fin du xixe siècle, des écrivains se focalisent sur son aspect de variation rhétorique sur un modèle, mais cela révèle également la participation des œuvres picturales au réseau de l’intertextualité.

8Si un tableau peut être lu comme un texte, réciproquement, on peut lire des textes comme des tableaux. C’est l’idée de Delphine Gleizes, qui s’attache à montrer que la littérature du xixe siècle produit des « vanités » textuelles. La « transposabilité » du visuel en lisible est ici d’autant plus simple que le fonctionnement des vanités est essentiellement allégorique, donc conventionnel et non purement iconique. La méthode adoptée est particulièrement convaincante, qui considère les éditions illustrées comme des témoignages de la picturalité immanente au texte. Autrement dit, quand l’illustrateur dessine un crâne, c’est qu’il a « vu » une vanité dans le texte. Bien sûr, le xixe siècle témoigne aussi de la déréliction de ce genre, florissant au xviie, qui commence à être subverti du fait du changement de contexte culturel.

9L’intertextualité s’enrichit donc naturellement des discours que tiennent les images. Et c’est une des caractéristiques fondamentales, selon Judith Labarthe-Postel, de la pratique de l’ekphrasis de Henry James. La référence picturale fonctionne comme une référence intertextuelle : elle est d’une part l’appel à un répertoire culturel, d’autre part une variation sur des modèles connus, c’est-à-dire une variation sur des tableaux connus, mais aussi une variation sur le genre de l’ekphrasis. Mais James, outre qu’il exploite, comme bien d’autres le potentiel réflexif du genre de l’ekphrasis, semble aussi en faire un usage plus original et spécifique : dans le contexte d’une culture puritaine où le roman est un genre suspect d’immoralité, la référence à la peinture constituerait une recherche de légitimité, un appel à la caution d’une pratique esthétique supposée noble et morale. Une telle stratégie, dépendant d’un contexte culturel précis, pourrait d’ailleurs être comparée à ce que Laurence Brogniez, dans un autre volume (cf. bibliographie), analyse pour le domaine belge : les auteurs belges du xixe siècle auraient recherché dans leur tradition picturale non seulement une tradition sur laquelle se fonder, étant donnée la carence de tradition littéraire nationale, mais aussi une sorte de légitimité esthétique.

10Mais la littérature ne convoque pas la peinture uniquement pour en faire l’éloge ou en tirer une légitimité. Les usages de l’image ne sont en fait pas naturellement respectueux, même si la critique semble s’être toujours focalisée sur l’aspect noble et laudatif de ce qui peut aussi être vu comme un recyclage, un abus, une débauche de l’image esthétique. C’est donc une sorte de tabou qu’Anne Larue fait tomber dans son article consacré au « Dürer kitsch » des romantiques. Elle fait remarquer que dans de nombreux textes,

La Mélancolie de Dürer n’est pas là pour réactiver, par l’érudition, le plaisir du texte ; elle ne s’attache pas à un imaginaire poétique de la tristesse noble ou du désespoir humain ; elle n’a aucun sens profond. Comme les affiches ou les vignettes, elle est le plat et le plaqué ; elle est une surface qui migre n’importe où, et qui attire l’attention comme un signe, tout en ne voulant rien dire. […] Trop de vignettes, d’affiches et de Mélancolies de Dürer signent un siècle de clones, qui se sent pour cette raison même promis à un chaos sans nom (p. 112).

11C’est en quelque sorte une anticipation sur ce que Benjamin décrit comme la « reproduction mécanisée » car le procédé de l’estampe produit déjà une démultiplication de l’image et détruit son « aura » à proportion qu’elle accroît sa « valeur d’exposition ». Ainsi, à force de convoquer une autorité, une légitimité esthétique, elle devient un cliché et c’est là un fonctionnement beaucoup plus complexe et intéressant que le modèle fréquemment allégué de la « transposition d’art ». Certes, l’ekphrasis virtuose, le morceau de bravoure de l’écrivain pittoresque, connaît un âge florissant à partir du milieu du xixe siècle, mais il ne faudrait pas pour autant négliger la masse textuelle, l’effet de masse des textes (grands ou petits, célèbres ou obscurs) qui digèrent un peintre ou son chef‑d’œuvre, le vulgarisent, c’est-à-dire le diffusent en même temps qu’ils le dégradent.

12Et il faut tenir compte — et c’est encore un mérite de cet article — de la multiplicité des systèmes axiologiques : « …le motif, reproduit en nombre, prolifère sur un fond de dépréciation, si on se place du point de vue des Beaux-Arts ; mais si on épouse la dynamique du siècle, on mesure alors sa valeur en tant que logotype — sa “stéréotypie”, comme écrit Dali au sujet de L’Angélus… » (p. 108). En effet, ce qui est dévaluation dans un système idéologique et esthétique devient une dynamique créative chez d’autres. Aloysius Bertrand, déjà, loue le rôle commémoratif de l’imagerie populaire, Champfleury en donne une analyse pénétrante ainsi que des « Vignettes romantiques », puis, Verlaine et surtout Rimbaud en font un trésor d’inspiration poétique. Chez ces auteurs, le retour à une image anonyme, massivement reproduite, recyclant fréquemment la « grande » peinture, signale que parmi les textes picturaux, le clivage majeur n’est peut-être pas tant entre grandes écoles esthétiques (romantisme, réalisme, symbolisme, etc.) qu’entre une culture de l’image unique et une culture de l’image de masse.

13Un autre déplacement de problématique novateur dû à Philippe Ortel : Si l’on considère qu’écriture et peinture sont en fait des arts proches car ils sont tous deux des pratiques de la graphè, où le processus de création est centré sur la main de l’artiste, c’est alors la photographie qui devient l’autre de la littérature. (distinction développée dans La littérature à l’ère de la photographie, cf. biblio) Une altérité envahissante, une technique qui marque les esprits et informe bientôt les modes de perception, les modes de description : selon Ph. Ortel, dans la littérature réaliste, « L’écrivain monte et démonte le champ visuel comme un simple dispositif. L’optique, plutôt que le tableau, est devenue l’interprétant (le modèle) de la description » (p. 97). L’usage qui est fait de la photographie n’est donc que très rarement, au xixe siècle, une description de clichés, mais plutôt une imprégnation d’autant plus efficace que tacite, d’une manière de voir. Et corollairement, ce sont les anciens modèles de la description, modèles rhétoriques souvent inspirés de la peinture, qui sont remis en cause : « Madame Bovary ou Frédéric Moreau, grands contemplateurs, ne sont pas censés faire des hypotyposes ni se remémorer l’histoire de la peinture lorsqu’ils traversent et regardent le monde. » (p. 103)


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14Ce volume met donc bien en évidence que la relation du texte et de l’image, et que l’absorption d’images par les textes ne sont plus tant à considérer sous le signe de la traduction de l’un dans l’autre, ou « transposition », mais plutôt dans l’optique de la récupération, du recyclage, du dévoiement… ce qui veut dire que la relation intersémiotique est l’occasion d’une manipulation de la valeur esthétique de la représentation d’une part, d’autre part des valeurs qu’elle véhicule.

15Sommaire :

16Marie-Victoire Nantet : « Images en transit dans le Lenz de Büchner » ;
Philippe Marty : « WEIT. Sur les pèlerins d’Emmaüs e la femme à la fenêtre dans Lenz de Büchner » ;
Peter Cooke : « Critique d’art et transposition d’art : autour de Galatée et d’Hélène de Gustave Moreau (Salon de 1880) » ;
Judith Labarthe-Postel : « L’image dans la roman : modèle littéraire, pictural et mythique dans la fiction de Henry James » ;
Delphine Gleizes : « “Vanités” Codes picturaux et signes textuels » ;
Philippe Ortel : « Note sur une esthétique de la vue. Photographie et littérature. », p. 93-104
Anne Larue : « Dürer kitsch » ;
Évanghélia Stead, « Gravures textuelles : un genre littéraire » ;