Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juillet 2018 (volume 19, numéro 7)
titre article
Philippe Richard

« Il montait dans une chaire magistrale et prêchait le sermon sur le dandysme »

Alain Montandon (dir.), Dictionnaire du dandysme, Paris, Champion, coll. « Dictionnaires & références » n° 37, 2016, 728 p., ISBN  9782745329592

« [Charles] emporta sa collection de gilets les plus ingénieux : il y en avait de gris, de blancs, de noirs, de couleur scarabée, à reflets d’or, de pailletés, de chinés, de doubles, à châle ou droits de col, à col renversé, de boutonnés jusqu’en haut, à boutons d’or. Il emporta toutes les variétés de cols et de cravates à cette époque […] ; depuis la cravache qui sert à commencer un duel, jusqu’aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune homme oisif pour labourer la vie […]. Son pantalon gris se boutonnait sur les côtés, où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d’or sculptée n’altérait point la fraîcheur de ses gants gris. » (Balzac, Eugénie Grandet, 1834)

1La persistance évidente du modèle du dandy, tant dans l’actualité critique (dont témoignent les récentes études anglaises, allemandes ou françaises) que dans l’actualité commerciale (que révèlent les journaux de mode, produits d’élégance et clubs de raffinement toujours plus nombreux) justifie tout-à-fait l’existence d’un tel dictionnaire, offrant non seulement un panorama synthétique de la constellation du dandysme mais permettant encore bien des chemins de traverse et bien des lectures capricantes pour l’appréhender, en un prisme à la fois largement européen et chronologiquement ouvert (de Brummell à Coco Chanel en passant par Des Esseintes et Karl Lagerfeld). La lecture de l’ouvrage peut même presque se faire de manière continue tant sont intéressantes les problématiques et les questions soulevées.

Le dandysme et ses gens

2La section consacrée aux personnes reconnues comme dandy pourrait certes se voir prolongée (de l’aveu même d’Alain Montandon qui introduit l’ouvrage) mais la question des critères du dandysme est naturellement délicate et demande sans doute plus de retenue que de largesse — si le dandy est fondamentalement quelqu’un d’inimitable, son archétype même est unique et se nomme Brummell (de là l’article « avatar » qui considère les beaux, les bucks et les fashionables — l’anglomanie de la plupart de ces êtres étant par ailleurs assez claire — et les quelques articles consacrés aux objets plus modernes — comme Gainsbourg — faisant preuve d’une louable tempérance). On comprend en tout cas que le dandy s’incarne toujours en un éthos concret dans le moment même où il souhaite parfois se désincarner idéalement.

Le dandysme et ses objets

3La section consacrée aux accessoires (canne ou gants) ne peut tout montrer et ne parle ni de la lorgnette ni des bottes. Mais elle manifeste à l’évidence cette obsession du voir qui caractérise le dandy et en signe la véritable poétique (Brummell avait ainsi de petits yeux gris « dont le regard pouvait en un millième de seconde évaluer tous les détails du costume de son interlocuteur et en découvrir d’un seul trait tous les défauts »). Barbey d’Aurevilly ne s’extasie‑t‑il pas devant ces habits que l’on fait râper au point que leur étoffe ne soit plus qu’une espèce de dentelle ou « une nuée » faisant passer le vêtement au second plan et exhaussant en fait la seule manière de porter ou d’être porté par le vêtement ? L’emploi du temps immuable de nos gens postulent en tout cas l’existence d’objets fort symboliques qui pourraient bien avoir pris le pouvoir sur leur propriétaire : lever vers neuf heures, matinée de toilette, déjeuner, visite de ses chevaux, flânerie en tilbury sur les boulevards, dîner au Café de Paris, soirée en visites ou à l’opéra, souper au Café Hardy.

Le dandysme et ses idées

4La section consacrée aux notions s’enracine dans la certitude que le dandysme est plus qu’une esthétique et engendre une métaphysique. Wilde a bien analysé ces problèmes d’identité personnelle, chevillés à une passion pour l’artifice que le décadentisme théorisera avec éclat et qui écarte volontiers la femme, être naturel par excellence selon Baudelaire (on est à l’opposé de Don Juan quand on suscite le désir de l’autre sans jamais y répondre, stoïquement et impassiblement) ; le dandy est un être contradictoire et oxymorique, fort et androgyne, calme et excessif, rassurant et effrayant. De là une pensée résolument à rebours et au-delà de la certitude d’Alain Montandon selon laquelle les règles sociales ne sont jamais transgressées par le dandy — le Des Esseintes de Huysmans n’en est‑il pas l’éclatant représentant, lui qui s’enferme loin du monde et vit dans la facticité la plus totale au cœur de l’art le plus total ?

Le dandysme et son paradoxe

5Or l’ouvrage montre très bien le paradoxe qui marque le dandysme. Tenir son corps à distance et se considérer comme un meuble précieux d’une part, vouloir faire impression sur le corps sensible d’autrui et vouloir surtout tout voir d’autre part ; luxe du détail (canne à pomme d’or sculptée pour posséder ce que les autres n’ont pas et pour n’être pas imitable) d’une part, désir d’évanescence (canne en bambou pour ne pas être remarqué et ne pas être assimilé au snobisme) d’autre part ; étude de soi et travail de maîtrise de soi d’une part, désinvolture et négligence d’autre part ; volonté d’éviter le contact (la canne comme signe de distance et d’inutilité fondamentale) d’une part, volonté de montrer le corps (la canne comme moyen de tendre le jarret et de cambrer la taille) d’autre part ; virilité d’une part et féminité d’autre part… L’homme est en somme un théâtre et une somme de théâtre.

6Telle phrase d’Alain Saint‑Ogan exhibe d’ailleurs cette théâtralité de façon tout à fait plaisante ; et l’écouter, c’est presque déjà devenir dandy : « Le dandysme impose de choisir dévotement sa canne : la canne rustique en bois noueux, ganse de cuir toléré jusqu’à 10 heures du matin : après, vous seriez infailliblement compromis. Prenez ensuite, pour les affaires, les visites, la canne du jour. Le dernier ton vous conseille la “canne-mailloche” dont la crosse en ivoire, la tige en bois des îles sont à section carrée, de profil anguleux. Puis le soir, voici la canne de théâtre : bois précieux, essence rare, surmontée d’un pommeau d’ivoire simple net et mince ».

7Si la dimension européenne de la perspective est vraiment bienvenue, on pourrait cependant regretter la rapidité de certains traits qui, pour n’être qu’évoqués sans être explicités, ou pour sembler même parfois résolument gratuits, laissent le lecteur perplexe. Qu’est‑ce qu’un « jansénisme de la frivolité » (p. 135) ? En quoi la « culture du cool » est‑elle une nouvelle forme de dandysme — et qu’est-ce déjà que cette culture (p. 142) ? Pourquoi dire que Mathilde de la Mole est une femme‑dandy lorsqu’elle est simplement froide et élégante — et non, elle n’est pas « frontalière entre les sexes » au prétexte qu’elle se déguise un jour, et mille fois non, son mariage avec Julien ne « foire » pas [!] (p. 153) ? Pourquoi l’article « Mélancolie », notion essentielle, ne comporte‑t‑elle aucune bibliographie (p. 195) ? Est‑ce que le niveau de langue de Gainsbourg était à reprendre au risque de l’écarter franchement de l’idéal même du dandy (p. 418) ? Peut‑on vraiment fonder le dandysme de Pierrot sur son « sentiment d’exclusion » — car si tout exclu devient dandy… (p. 662) ?

8Il aurait enfin été possible d’honorer plus véritablement la mission pratique d’un dictionnaire. En traduisant les citations en langue étrangère, afin de permettre à tous d’avoir accès aux textes cités et de ne pas donner l’impression d’une étrange alliance entre fond et forme de l’ouvrage — un dandy refuserait certes de s’abaisser vers le vulgaire en explicitant ce que lui‑même connaît déjà par cœur — qui ne répond plus aux normes d’un dictionnaire. En permettant une circulation entre les articles par quelques renvois usuels, afin que la connaissance des œuvres ne soit pas un préalable à la lecture du dictionnaire mais que le dictionnaire nous conduise tous à examiner ou à réexaminer les textes mêmes — l’article « Fleurs » pourrait ainsi nous renvoyer utilement vers les articles « Des Esseintes », « Artifice », « Célibataire », « Décadence » et « Excentricité » (et chacun de ces articles vers l’article « Fleurs »). En indiquant en fin d’article notionnel ou instrumental une liste de références littéraires croisant la notion travaillée, pour éviter le double écueil de la dissémination et de l’incomplétude des références au cours de l’article — pas un personnage littéraire n’est évoqué dans l’article « Cravate » alors que les articles « Fleurs » et « Gants » regorgent de références de ce type. En respectant partout la décision d’étendre l’étude du dandysme jusqu’à l’époque moderne, sans quoi certains articles demeurent trop partiels — « Cigare » ne parle pas de Gainsbourg, par ailleurs décrit comme « dissimulé derrière d’éternelles volutes de fumée » par l’article qui lui est nommément consacré. En abordant de façon explicite la question d’une possible stylistique du dandysme, afin que l’ouvrage ne soit pas seulement historique mais aussi littéraire — le style tacheté chez Huysmans et le style torse chez Barbey d’Aurevilly auraient sans doute pu être convoqués pour réfléchir à un dandysme traduit dans le verbe (fût‑ce de façon décadente). Il aurait en somme été possible d’unifier mieux les articles de l’ouvrage, au sein de l’ample palais qu’est le dictionnaire et qui se doit d’être un sûr guide pour le lecteur bénévole, à rebours de l’étonnante et dilettante formule d’Alain Montandon, directeur de l’entreprise, selon laquelle « les auteurs auxquels nous avons laissé la liberté de leur propre analyse sont responsables de leur article » (p. 7 — on rêverait pourtant d’une normalisation finale des présentations bibliographiques et d’une élaboration réelle de passerelles entre les textes, sans quoi l’ouvrage final risque de se donner moins comme un dictionnaire du dandysme que comme un recueil d’articles sur le dandysme classé par ordre alphabétique de sujet).

9Il est finalement sûr que nous voudrions tous côtoyer davantage de dandys dans notre vie.