Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Marc Chiassaï

Style et politique

Balises. Cahiers de poétique des Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles, 2002 : n°1-2, Politiques et style, 291 p.

1La nouvelle revue des Archives et Musée de la Littérature, Balises, a choisi comme thème de son numéro double 1&2 le lien Politique et Style. De très nombreux articles (dont il ne saurait être question de faire ici un compte rendu exhaustif) tout au long des 291 pages de cette livraison du Cahier de Poétique des Archives et Musée de la Littérature essayent de dépasser le politiquement correct qui interdit tout lien entre Style et Politique.

2C.J. Noland, « L’Accomplissement de la solitude… », via les textes de Baudelaire ou de René Char, voit la solitude comme un isolement vers le sublime vs. la fraternité uniformisante que mine toute remise en cause, tout détachement du projet commun, mais aussi la solitude comme conquête d’une propriété individuelle inaliénable vs l’action.

3Pour M. Deguy, dans un article intitulé « Style et Politique », le philosophe du politique a affaire avec le bien général et le pourvoir qu’il oppose au self-service en vigueur. Mais son inquiétude la plus grande est pour l’opinion qui ne peut recevoir de leçon du sage d’où le rôle de témoin qui a remplacé « l’engagement » et qui incombe à l’artiste, à l’intellectuel qui a vu le monstre de près. Ce rôle de témoin est incrédible car l’opinion se dérobe et il doit répondre à la question : « comment attester ce qui est devenu incroyable ? »

4N Tarn dans « Traduction ou anti-traduction… » souligne l’approche complexe de la traduction qui anime les groupes ethno-linguistiques minoritaires : quand ils existent encore de manière autonome ils ont tendances à refuser la traduction de leurs textes sacrés ou de référence alors qu’ils la désireront ardemment quand ils seront à la limite de la disparition.

5Kenneth White s’interroge sur le lien entre « Poétique et Politique ». Partant des analyses d’Adam Smith, Hegel ou Spengler sur la production culturelle de masse (« littérature chaussette », jetable), il répond à l’arrivée du fast food littéraire venu des USA par un « malgré tout » qui l’amène à quitter la Grande Bretagne pour la France d’en l’espoir d’y résister. Divisant la littérature en deux grandes catégories, « celle qui s’inscrit dans un contexte » et « appartient tout au plus à l’histoire de la littérature », et celle qui « ouvre un espace où l’être […] est transformé » et qui a peut être appelée œuvre qui « ouvre aussi un champ général, sous le signe du possible ». Pour K White, si l’homme est un animal politique, il ne saurait être réduit à cela, soutenant face au citoyen ‘civilisé’ de la Cité un « esprit nomade » non pas la campagne mais la solitude, renvoyant à l’article de C. J. Noland. Il pense que l’œuvre « peut avoir aussi une conséquence politique. Cela arrive généralement à des moments où la civilisation se trouve dans un état de crise, entre deux mondes ».

6L’article de M. Etienne, intitulé « Tous les codes sont bons », est très court mais il a le mérite de rappeler, se référant à Meyerhold et Brecht que le code petit bourgeois qui s’est imposé au théâtre comme le seul valable n’est qu’un parmi d’autre et qu’une activité révolutionnaire consiste, comme le faisait Vitez, à le montrer.

7P. Plouvier, dans « Nietzsche, encore », rejoignant les interrogations de White sur l’état des civilisations et de M. Etienne sur l’aspect révélateur du théâtre, rappelle que l’art total qu’était la tragédie (correspondant à l’unité politique de la civilisation grecque) et souligne la multiplicité de fragments éclatés répondant aux entités nationales qui débouchent sur « l’individualisation extrême de chacun des points du corps social » réalise le « nihilisme » [de Nietzsche] mais en « le réalisant, toutefois, elle concourt à son renversement » dialectique vers une nouvelle aurore que j’oserais appeler une nouvelle totalité.

8On trouvera dans « Quelques phrases stylistiquement incorrectes de Ramuz » un très intéressant rappel par N. Cordonier de l’importance du rythme de la langue dans sa ressentions sur Ramuz (même si les références à Meschonnic, Dessons, et surtout Benveniste auraient mérité quelques précisions supplémentaires) avec des conséquences importantes par rapport à l’héritage des lumières sur les plans épistémologiques et méthodologiques. L’application à Ramuz de ces rappels me paraît un peu mécaniste mais cela est sûrement du à l’espace réduit de l’exercice qui empêche les développements nécessaires et impose l’ellipse.

9Vincenzo Consolo, dans « Pour une métrique de la mémoire », reprend en des termes voisins à ceux de Nietzsche, l’opposition langue et nation unifiées (cf. le français et la France) vs. langues éclatées et Etat non centralisé (cf. l’italien et l’unification non achevée du temps de Leopardi de l’Italie). Il développe ensuite sur le rôle du toscan lié à la puissance de Florence puis à sa décadence (cf. B. Croce) sur l’analyse du baroque (et je renverrais ici à l’analyse de M Lequenne sur le baroque). Dans la même veine, pour Consolo, l’avant garde du ‘Gruppo ‘63’ reprenant des propos des futuristes en proposant « le désordre syntaxique et sémiotique comme reflet du désordre de la société », n’était que les « reflets de l’indéchiffrabilité et de la pseudo-aphasie du pouvoir » dans ces années là. S’inscrivant dans la lignée des positions de Pasolini il pense qu’avec le néo-capitalisme, l’axe linguistique s’est déplacé du Sud vers le Nord. A partir d’une autoanalyse de ses textes il propose l’existence d’un lien entre politique et style. Une civilisation décadente a, d’après Consolo, une écriture déstructurée, et quand elle s’écroule, c’est l’aphasie, l’arrêt, le silence.

10D’autres articles mériteraient un compte rendu plus long, entre autres, ceux de Sylvaine Roche « Je suis un écrivain du XIXe », où elle se veut « pont, un passage » au travers y compris du mentir vrai aragonien, « Le Monologue absolu et l’Antidote » de L. Proguidis centré sur La Caisse d’A. Alexandrou, ou celui de J. Dubois « Angot ou la guérilla littéraire », bonne critique qui se termine par « Reste à y inscrire d’autres contenus. Christine, dis-nous quelque chose de gauche ». Il faudrait aussi parler de la définition, par P Mertens, du roman qui « a pour fonction de mettre en style l’Histoire ». Les grands romans « lisent » l’Histoire. Ils réussissent à mêler sans rupture personnages réels et fictifs, ils sont œuvres où le réel s’installe sans crier gare, ils donnent vie et rendent concret des êtres de fiction. Sans doute y a-t-il une filiation entre cette vision du style lié à l’Histoire et celle d’Aragon (cf. ce qu’il écrit La Lumière de Stendhal et Le Rouge et le noir en particulier) sur le passé pour ouvrir sur l’avenir (cf. La Semaine sainte entre autre). Un autre aspect lie P. Mertens et Aragon : la conception des débuts des romans. Comparons : « Tout à coup, j’ai l’impression de tirer sur une tapisserie qui se déroule. Je ne savais qu’elle était prête et pourtant, tout se met en place. Lorsque je détiens les dix premières lignes d’un livre, je n’ai plus qu’à tirer « avec ce qu’Aragon dit dans les Incipit où il affirme n’avoir rien su ni prévu de ce qui allait suivre la première phrase des Cloches de Bâle et, globalement s’être laissé guidé par celle-ci.

11En résumé, une revue riche où les lecteurs trouveront tout à la fois information, résultats de recherche et plaisir. Le numéro 3 consacré à « la crise du vers » devrait paraître fin 2002.