Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
Serge Martin

L’historicité radicale du langage

L’Historicité du langage, avec Henri Meschonnic (une relecture).

1Meschonnic annonce, depuis au moins 1982, un livre dont le titre est ainsi formulé de nombreuses fois (CR, 9 ; EP, 7 ; MM, 50 ; RV, 11) : Langage histoire une même théorie. Est‑ce le signe d’une difficulté ? Oui, si l’on tient cette difficulté pour consubstantielle à l’activité de la poétique elle‑même car « la poétique est tendue vers son propre impensé. C’est sa situation critique » (EP, 7). Et si « la poétique tient à son avenir, plus qu’à son passé » (ibid.), il ne s’agit pas pour elle de se dérober mais de ne pas s’arrêter, de rester en éveil car les stratégies de la domination peuvent toujours l’arrêter dans son élan. On conviendra que l’annonce d’un livre à venir vaut mieux que la déclaration d’une recherche aboutie.

2Quoi qu’il en soit, avec le concept d’historicité radicale du langage et dans l’état de ses écrits publiés, Meschonnic met en crise toutes les disciplines instituées. Il demande tout simplement à chacune de revoir son concept d’historicité :

3- pour la théorie et les sciences humaines : l’historicité n’est pas une vérité à chercher mais un problème à poser ; elle n’est pas le maintien des rapports dans leur état mais leur transformation ; elle n’est pas la polémique mais la critique ;

4- pour l’anthropologie : l’historicité n’est pas un point de vue unitaire, totalisant mais une recherche de la pluralité qui passe par une critique des dualismes universalisants et mythiques (oral/écrit ; affect/concept ; vie/mort ; prélogique/logique, etc.) ;

5- pour l’histoire : l’historicité n’est pas l’historicisme qui soit oublie l’observateur, soit rapporte tout à lui, mais la tenue de ce rapport, de la relation entre sujet de l’histoire et sujet de l’écriture de l’histoire ;

6- pour la philosophie : l’historicité n’est pas le rejet de l’histoire dans l’inauthentique en vue de la confondre avec la temporalité dans le Destin ou la Tradition, ou encore l’historicité n’est pas l’événementialité même qui la réduit à une actualisation, à une manifestation, ou enfin l’historicité n’est pas la quête d’une essence mais la recherche du sens dans les conditions du sens, et donc d’abord dans le langage ;

7- pour la sociologie : l’historicité n’est pas la périodisation d’un rapport individu/société mais la recherche des sémantiques de l’individuation et de la sociation qui rythment le social en dehors de toute séparation essentialiste ;

8- pour la psychologie : l’historicité n’est pas à chercher dans une compulsion originelle qui naturalise voire biologise la recherche du sens de la vie individuelle alors que l’individuation, avec l’historicité radicale du langage, permet de concevoir les rapports du corps et du langage dans la même histoire, la même culture, le même processus de subjectivation ;

9- pour la linguistique : l’historicité n’est pas la perspective diachronique opposée à la statique d’un état de langue, mais dans la tenue du couple synchronie‑diachronie le primat du système comme force d’historicisation ;

10- pour la lexicologie : l’historicité n’est pas l’étymologie des mots mais la valeur en contexte car l’étymologie, quelle soit recherche d’une origine ou d’une motivation, c’est toujours un discours qui cache ce qu’il fait plus qu’il ne montre ce qu’il dit ;

11- pour la philologie : l’historicité n’est pas la recherche d’un sens originel qui peut faire fi des modes de signifier en modernisant la ponctuation par exemple mais contre tout fétichisme de l’ancien une écoute des poétiques spécifiques des textes, de leurs éditions ;

12- pour la politique linguistique : l’historicité n’est pas la recherche d’une identité perdue ou à venir confondant les discours sur la langue avec celle‑ci mais la recherche de la pluralité dans le temps et dans l’espace associée à la continuité d’identités longues par‑dessus toutes les fausses ruptures et fausses continuités ;

13- pour les études littéraires : l’historicité n’est pas l’histoire littéraire qui fait de la littérature un objet historique ou qui fait de l’histoire un aspect de la littérature mais la recherche de la spécificité qui passe par le rythme de l’œuvre comme rythme du sujet du discours ;

14- pour l’art : l’historicité n’est pas la contemporanéité mais la modernité c’est‑à‑dire l’activité continu des œuvres en dehors des époques, des écoles, des ruptures ;

15- pour la poésie : l’historicité n’est pas dans l’histoire de la poésie mais dans le fait que la poésie c’est ce qui transforme la poésie et par là même tout le langage, toute la société, l’ensemble des modes de signifier – aussi la poésie peut s’entendre dans le langage le plus ordinaire qui n’est jamais ordinaire puisqu’il est toujours historicité ou à contre‑historicité.

16De l’historicité radicale du langage, Meschonnic fait un concept critique de la critique qu’est la poétique. Quand Meschonnic met en seconde épigraphe à Modernité Modernité la phrase d’Aragon : « Tout le monde ne peut pas regarder en face un concept qui fait vaciller les concepts », on comprend que l’historicité radicale du langage, comme la modernité, est une de ces « notions qui sont contraires à tout acquis », comme disait aussi Aragon (cité par Meschonnic dans MM, 21). Ailleurs, Meschonnic précise que dans le monde du signe, « l’historicité est difficile » comme « l’altérité » (RV, 86) et il ajoute :

17C’est que l’historicité, peut‑être, pour être comprise, a besoin de la poétique. Peut‑être même n’est‑elle qu’une notion de la poétique (ibid.)

18Ce sont ces défis que l’historicité radicale du langage fait à toutes les notions que convoquent les disciplines du sens. Elle impose à chaque notion qu’on croyait instrumentale de se transformer : le sens devenant signifiance ; la forme, valeur ; la structure, système ; l’essence, spécificité ; le discontinu, continu ; la totalité, infini ; le contemporain, moderne ; la poésie, poème... et l’exposé, rapport. Ce qui demande plus que de changer de nomenclature.

19Cet exposé consiste donc en une tentative de rapport à une écriture. Ce rapport passe par un rapport à d’autres rapports : celui de l’écriture de Meschonnic avec Humboldt, Bakhtine et Hugo parce que ce sont significativement ceux qui aujourd’hui encore montrent le mieux les rapports du langage et de l’histoire. L’exposé se devait de conclure par un rapport à l’écriture du poète en limitant toutefois le rapport à son premier recueil.

2. Définir, écrire l’historicité : l’historicité, c’est toute la poétique.

20Au cœur du dernier essai de Meschonnic, on lit cette formule, « l’historicité, c’est toute la poétique » (PDT, 130), qui tend à la définition. Et sur la même ligne, la dernière, en bas de l’autre page, on lit : « L’historicité est le rythme. Le porteur. Seul le sens est porté. » (PDT, 131)

21C’est bien pourquoi le sens de cette formule n’est pas que dans son sens : Toute la poétique revient à chercher l’historicité ou Toute la poétique réside au fond dans l’historicité, L’historicité constitue l’objet de la poétique, etc. Il passe aussi dans et par son rythme. On peut d’ailleurs lire deux pages auparavant : « (...) La pensée (...) est inséparable de sa prosodie, étant une physique du langage pour être une activité, qui est bien plus que le sens. » (PDT, 128)

22L’écriture formulaire, chez Meschonnic, est justement l’écriture d’une recherche davantage que l’établissement d’une définition. Par la virgule suivie du présentatif, elle fait le mouvement interrogatif de la pensée comme une question que suivrait une réponse : L’historicité ? Toute la poétique. Un échange à deux voix, même si on peut en entendre une seule. Mais plus sûrement une question qui se poursuit jusque dans sa réponse, parce qu’elle cherche acquiescement de l’interlocuteur : L’historicité ? C’est toute la poétique ! N’est‑ce pas ? De plus, l’expression de la totalité, toute la poétique, qui est plus certainement celle de l’unicité par la spécificité, conjuguerait affect et intellect, bonheur et raison : L’historicité ? ça c’est la poétique ! Mais on y entendrait aussi : L’historicité ? La poétique, pour de vrai ! L’ordre thème‑propos est renversé, du moins renversif : le retardement du thème (la virgule, le présentatif, l’adjectif de totalisation) permet la mise en relief du propos, ou l’inverse. Ce que ne pouvait rendre : La poétique est l’historicité. Ce qu’on risque d’entendre si on n’écoute pas le rythme serait une sentence philosophique dont il ne manquerait plus que l’adjectif d’insistance : La poétique est l’historicité même. Mais, l’écriture formulaire de Meschonnic est anti‑philosophique en ce qu’elle montre l’énonciation. Il y a bien ailleurs de telles formulations : « Cette implication est la poétique même » (PDT, 198), par exemple. Mais, ici, c’est justement parce qu’il s’agit d’une « implication réciproque entre le langage, l’éthique et l’histoire » (ibid.), que l’identité est convoquée comme identité gagnée dans la réciprocité qui implique elle‑même une pluralité (poétique du langage, de l’éthique, de l’histoire). Il est d’ailleurs savoureux d’apprendre que pour les grammairiens, de telles phrases sont dites « atypiques (...) fréquemment employées à l’oral (...) car elles servent à désigner un référent dans la situation d’énonciation » (M. Riegel et alii, Grammaire méthodique du français, PUF, 1994, p. 453). Et le référent conceptuel en l’occurrence est bien celui que seule une énonciation peut produire : ici, pour le moins, l’écriture Meschonnic fait ce qu’elle dit. Car le concept d’historicité devenu concept de la poétique ne peut être actif qu’en circonstance, qu’en situation : sujet actif et non sujet passif, objet. C’est donc cette continuité de la question dans la réponse, du thème dans le propos, l’un par l’autre, se renversant mutuellement, que permet ce récitatif de la recherche dans cette formule. Dire l’historicité c’est d’abord la faire et c’est entendre cette activité qui est justement celle du sujet du langage. Ce que font tous les titres des livres et les titres de leurs parties, sous‑parties.

23- les titres y sont manifestes pour et donc contre : Pour la poétique, « Pour une épistémologie de l’écriture » dans PPII, etc. ; « C’est le rythme ou le mètre », « Métrique pure ou métrique du discours », et « Non le signe, mais le rythme » dans CR ; « La poésie contre la poésie » dans EP ; etc. ;

24- les titres y sont renversifs avec et donc pas sans : « Théorie du langage, théorie politique, une seule stratégie » dans PPV ; « Une crise sans critique » dans EP ; « La modernité comme travail du sujet » et « Le poème, l’éthique et la modernité » dans MM ; La Rime et la Vie ; « Écouter sans entendre » dans PDL ; « 1. La pratique, c’est la théorie » et « 2. La théorie, c’est la pratique » dans PDT ; etc. ;

25- les titres y sont éclats de rire et donc rires de la théorie : « Le calque en traduction ou la Bible en décalcomanie » dans PPV ; « Heureux comme Heidegger en France » dans LH ; « Casser la figure » et « Le dialogue entre Char et Heidegger, un chapitre d’histoire sainte » dans PRPS ; « Heureux comme Dieu en France » dans DLF ; etc. ;

26- les titres y sont réponses, reprises et donc questions, réénonciations : « Chemins perdus, chez Heidegger » dans SP ; « Non le vers libre, mais le poème libre » dans CR ; « C’est la faute à l’orthographe » dans DLF ; etc. ;

27- les titres y sont suspensifs et donc en attente de livres à venir : Langage histoire une même théorie, etc.

3. Savoirs et contre‑savoirs de l’historicité : une tenue des contraires

28Ce que développe la suite de la formule que j’ai peut‑être maladroitement arrêtée :

L’historicité, c’est toute la poétique. La traduction est une poétique expérimentale dans la mesure où elle en fait l’expérience, et la démonstration. L’historicité, comme une tenue des contraires entre les savoirs et l’inconnu de toute poétique. (PDT, 130‑131)

29On comprendra qu’il s’agit maintenant de tenir les contraires : établir les savoirs et maintenir la critique de l’historicité. Dans le cadre d’une théorie de l’historicité radicale du langage, deux grandes directions apparaissent dans la recherche de Meschonnic :

301) Celle qui recherche une théorie d’ensemble pour laquelle l’historicité constitue comme un concept opératoire de l’inséparabilité et de l’interaction :

La poétique est une théorie critique au sens où elle se cherche comme théorie d’ensemble du langage, de l’histoire, du sujet et de la société, et récuse les régionalisations traditionnelles, mais aussi au sens où elle se fonde comme théorie de l’historicité radicale du langage. (PDT, 63)

312) Celle qui cherche à découvrir, à montrer les historicités dans le cadre d’une poétique expérimentale où le primat du langage et du discours permet la recherche : en d’autres termes, « l’historicité des valeurs (...) conçue comme solidaire de l’historicité du langage » (CR, 29). De ce point de vue, le concept y est opératoire pour « l’exercice d’une reconnaissance, empirique et théorique » (PDT, 120). Et dans le même mouvement de cette recherche, ajoute Meschonnic, « on se confond avec une historicité qui vous fait, quand on la fait » (PDT, 119) :

(...) L’historicité des discours. Où il s’impose que tout propos qui porte sur quoi que ce soit du langage, exposé scientifique, énoncé didactique, ou essai, tout est toujours stratégie, et pris dans un combat. Il s’agit d’indiquer lequel, quel enjeu sont livrés à l’occasion du rythme. Situer les résistances. Ce qu’on a à gagner. Une poétique et une politique de l’individuation est en jeu. (CR, 13)

32Ces deux directions ne sont pas récentes, même si leurs formulations éclairent sur plus d’un point ce que les formulations antérieures ne faisaient peut‑être qu’indiquer ou suggérer. La notion de théorie d’ensemble, si elle n’est pas propre à Meschonnic, s’inscrit pour lui dans le droit fil des prétentions marxistes puis structuralistes qui ont montré leur incapacité, pour le moins, à tenir ensemble une pensée de l’histoire et une théorie du langage. En posant ces deux directions, Meschonnic se situe, entre autres, en regard de deux recherches contemporaines concernant l’historicité : celle de Lévi‑Strauss et celle de Michel Foucault. Lévi‑Strauss proposait dans Race et histoire :

L’historicité ou, pour parler exactement l’événementialité d’une culture ou d’un processus culturels sont ainsi fonction, non de leurs propriétés intrinsèques, mais de la situation où nous nous trouvons par rapport à eux, du nombre et de la diversité de nos intérêts qui sont gagés sur eux. (Race et histoire, UNESCO, 1961, Gonthier, 1970, p. 43)

33Non seulement Meschonnic reprend à son compte la critique ethnologique qui implique une pensée des rapports interculturels mais il l’étend à toute relation de connaissance, à toute pratique théorique, à toute activité langagière même ; et surtout il ne considère pas le langage comme un niveau de l’activité humaine, le réduisant du même coup à la communication linguistique, mais, ainsi que Benveniste l’a indiqué, comme l’interprétant de la société, contrairement à Lévi‑Strauss :

Dans chaque société la communication joue à trois niveaux différents : communication des femmes, communication des biens et des services, communication des messages. Donc les études de parenté, l’économie et la linguistique abordent des problèmes formellement du même type bien que se situant à des niveaux... différents. (« Structure sociale », dans Bulletin de psychologie, 5 mai 1953)

34Michel Foucault, dans L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1969), dit qu’il cherche à « interroger le langage, non pas dans la direction à laquelle il renvoie, mais dans la dimension qui le donne » (L’Archéologie, p. 146). Aussi a‑t‑il certainement renouvelé la question de l’historicité des pratiques discursives scientifiques et au‑delà largement contesté « toutes les philosophies de la connaissance » qui rapportent le fait de telle pratique historique « à l’instance d’une donation originaire qui fonderait, dans un sujet transcendantal, le fait et le droit », le rapportant « aux processus d’une pratique historique » (L’Archéologie, p. 251). Cependant on sent une hésitation entre la pluralisation des historicités, le déni de quelque modèle d’historicisation que ce soit, le refus de la notion d’époque et le maintien d’orientations à explorer selon que la formation discursive convoque telle ou telle région (épistémologie, éthique, politique, esthétique) en maintenant ainsi les régionalismes traditionnels qui ne comprennent pas la contradiction intenable qu’il y aurait entre un « beau poème » et une « mauvaise éthique » ou entre une « grande épistémè » et une « piètre politique » !

35Si l’historicité est un concept qui vient rappeler les nécessaires implications entre les plans de la réflexion des sciences humaines, Meschonnic en fait un concept qui pose l’activité langagière au fondement de toutes les historicités, partant à la fois de la visée anthropologique de Humboldt qui introduit le langage au cœur d’une pensée de l’histoire et de la société, du signe linguistique radicalement arbitraire de Saussure qui permet une théorie du langage hors de la fausse opposition convention‑nature et de la perspective discursive de Benveniste qui introduit à une théorie du sujet et du social par le rôle dévolu au langage d’interprétant de la société. C’est justement l’historicité radicale du langage qui confère à la poétique ce rôle majeur dans la perspective d’une théorie d’ensemble qui n’est pas la prétention d’une science totale ou dernière mais le combat pour l’implication réciproque du poétique, de l’éthique et du politique :

C’est pourquoi la théorie du langage a un si grand rôle. Elle est le lieu majeur où se fonde, et combat, l’historicité radicale du sens et de la société. Qui s’élabore, depuis Humboldt et Saussure, et passe par Benveniste. Benveniste a écrit que le langage sert à vivre. Je dirai que la théorie du langage, à travers l’histoire et le statut des concepts avec lesquels vit une société, et plus que d’autres sciences sociales, sinon même l’économie et les techniques, généralement jugées bien plus vitales, sert à vivre. Poétiquement et politiquement. (MM, 10‑11)

4. Humboldt historicité : Penser Humboldt aujourd’hui

36On le sait, il suffit de quelques lignes de n’importe quel ouvrage de Meschonnic, pour voir que celui‑ci ne cesse de se situer en regard de ses contemporains : toute nouvelle publication qui vient, à sa connaissance, proposer une réflexion sur les questions qui sont pour lui vives dans sa recherche, est prise en compte, lue, passée au crible de la critique, et cela lui est souvent reproché. La sociologie n’a pas, encore à ce jour, éclairé la situation des modes de réceptions des travaux de recherche dans les travaux de recherche : l’aurait‑elle tenté vraiment avec l’aide de la philosophie, ainsi que Jacques Bouveresse s’y est essayé en avouant sa propre incompétence (Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir/Seuil, 1999, p. 65‑66), elle ne nous éclairerait guère puisqu’elle s’arrête là où justement les stratégies peuvent être situées, dans le mode d’activité de leur discours, de leur langage, et plus particulièrement dans la façon dont elles considèrent le langage lui‑même. Donc Meschonnic ne cesse de conduire sa recherche avec ce premier souci qui est de se situer le point de vue qu’il construit en regard des stratégies en activité :

Une pensée critique du langage, de la littérature, de la société, est une pensée de sa propre historicité. Une pensée hors histoire n’est pas une pensée critique. Un programme critique suppose un programme historique. (DM, 15)

(...) La poétique est une écoute traversière. Un questionnement. Un exercice du sujet. Vous verrez qu’il est indispensable pour ne pas s’endormir en lisant, en parlant. Car toute une part de notre époque dort, comme dans La Belle au bois dormant.
L’urgence de cet exercice est celle de la critique. Apprendre à reconnaître les stratégies du langage. Ce qui vous manœuvre, vers quoi, comment. (LH, 22)

(...) La critique est un exercice de reconnaissance de sa propre historicité. (LH, 36)

37Cela commence par la recherche de ses propres commencements. Ce n’est pas la face historiciste de la recherche mais un élément de son historicité. L’historicisme consisterait ici à ne chercher que des sources, des devanciers, alors que l’historicité privilégie les stratégies en cours : d’anciennes toujours présentes en l’occurrence ou de nouvelles. De ce point de vue, « toute référence est stratégique » (SP, 513). Les références majeures, et donc stratégiques, que Meschonnic a progressivement construites, sont maintenant bien connues : Humboldt, Saussure, Benveniste. D’aucuns diront que la lignée est ressassée : mais c’est justement parce qu’elle est une construction qui ne vise pas un passé, la vérité d’un passé, mais plutôt un avenir, l’activité continue d’œuvres, de recherches, certes anciennes mais qui comptent encore aujourd’hui et compteront demain. En aucun cas il ne s’agit d’un détour, réservé à des spécialistes de questions ultra‑régionales, ni d’un retour, comme on aime en programmer au rythme des commémorations et qui ressemblent plus à des enterrements qu’à des réactivations de questions.

Humboldt ne représente ni un détour ni un retour. Il indique un mode d’historicisation qui n’est pas celui de l’historicisme. (EP, 144)

38Aussi, Meschonnic s’intéresse à telle œuvre, à son activité, Humboldt (1767‑1835) en l’occurrence, qui « est en avant de nous, pas en arrière » (EP, 141‑142), « une pensée qui a plus d’avenir que de passé » (PDT, 113). Sans Meschonnic, si l’on excepte les travaux de Jurgën Trabant dans le domaine allemand (Humboldt ou le sens du langage, Mardaga, 1992, et Traditions de Humboldt, Maison des sciences de l’homme, 1999), Humboldt n’aurait d’intérêt que pour les historiens de la philosophie ou de la linguistique : il n’intéresserait que pour expliquer des généalogies, retrouver des sources, illustrer des positions autrement mieux éclairées de nos jours, etc.

39La chronologie des « études humboldtiennes » chez Meschonnic est la suivante :

40- « Humboldt et le sens du langage », dans Le Signe et le poème en 1975, est publié à l’occasion de la première traduction importante en langue française (Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, trad. et introduction de Pierre Caussat, Seuil, 1974) ; Meschonnic y examine « la situation de Humboldt » (SP, 124) : implique‑t‑elle, comme le suggère Caussat, la rencontre avec Chomsky puisque « des préoccupations peuvent sembler communes », ou s’agit‑il d’une « fausse rencontre » ?

41- dans le même mouvement, l’année suivante pour les Études littéraires (vol. 9, n° 3, décembre 1976, « Littérature et philosophie », de l’Université Laval, Québec), il réagit à l’ouvrage de Justin Lieber (Noam Chomsky, A Philosophic Overview, N. Y., St Martin’s Press, 1975) avec « Théorie du langage, théorie politique, une seule stratégie (Humboldt, Saussure selon Chomsky) », dans Pour la poétique V ; il y poursuit la réflexion en ne s’arrêtant pas simplement à « mettre en évidence pour elles‑mêmes les contradictions d’une théorie ou de ses rapports à la politique. Mais, à travers l’étude de ses contradictions, particulièrement en montrant comment et à quoi servent, par quel privilège, les mentions de Humboldt et de Saussure dans les textes de Chomsky » (PP5, 318) ;

42- « Poétique d’un texte de philosophie et de ses traductions : Humboldt, Sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », paru d’abord dans Les Tours de Babel (Trans‑Europ‑Repress, 1985) puis repris dans Poétique du traduire ; il s’agit d’une analyse extrêmement fine et précise du fait que « du sens, et plus encore de la valeur, passe, autant que par le lexique, par la prosodie. Selon des variables qu’un discours établit pour lui s’il a une poétique. À la poétique de travailler à la reconnaître. À la faire. D’où la critique des traductions » (PDT, 357). Cette critique conclut à une « dépoétisation de Humboldt (...) » (PDT, 362), or, « supposer une poétique d’un texte philosophique, c’est dire que son travail du concept est une poétique qui lui est propre, sans laquelle son langage n’est plus pris que comme une rhétorique de la langue, qui comporte assez d’approximation pour qu’on puisse considérer qu’on y touche à de la forme, sans altérer le sens » (PDT, 380). Aussi, l’enjeu est clair : « À la philosophie qui essaie de le classer par tous les moyens, il [Humboldt] répond en la débordant par son écriture. Humboldt reste lui‑même non une œuvre, mais une activité » (PDT, 393).

43- vient alors, en 1995, dans cette « suite sans fin » (PDT, 344), « Penser Humboldt aujourd’hui » (PDL).

44Au moins vingt ans d’une recherche continue. Études auxquelles il faudrait ajouter trois pages de Les États de la poétique (p. 141‑144) et de De la langue française (p. 85‑87), un gros paragraphe de Politique du rythme, politique du sujet (p. 135‑136), sans compter les multiples références ponctuelles qui sont faites depuis 1975, et surtout tout le livre Des mots et des mondes qui, selon les propres termes de Meschonnic, « n’est que le commentaire et le roman (historique) de cette phrase » (dans « Penser Humboldt aujourd’hui », op. cit., p. 19 ; la phrase de Humboldt est la suivante : « Le langage consiste seulement dans le discours lié, grammaire et dictionnaire sont à peine comparables à son squelette mort », W. von Humboldt, Werke, Cotta, 186 ; Ac. VI, 148, trad. de Meschonnic).

45Et voilà ce qui est non seulement inhabituel, chez les philosophes comme chez les linguistes, mais qui devient comme une pierre de touche de toute activité théorique posant l’historicité radicale du langage au principe de son activité :

J’appelle penser Humboldt, penser le langage comme élément d’une historicité radicale et d’un infini du sens qui doit réorganiser tout l’ensemble des savoirs de l’anthropologie. Dans l’histoire de la pensée occidentale du langage, c’est penser le langage contre la pensée dominante et traditionnelle du sens, qui est paradoxalement en même temps une non‑pensée du langage, un obstacle épistémologique pour penser le langage. En quoi justement la théorie n’est pas séparable de son histoire. Où il n’y a nulle linéarité, nulle progressivité. Pas plus, curieusement, qu’en art.
Et pourquoi, en effet, ne pas rapprocher (mais les désirs de science sont si forts qu’ils ne laissent même pas voir leur ridicule) la pensée du langage et l’art, plus que la science ? Juste au moins le temps de laisser voir qu’il y a là plus de choses en commun que l’académisme n’imagine, qui conçoit l’étude du langage comme science seulement. Les penseurs du langage, ceux qui inventent une pensée du langage, sont bien en un sens des artistes de la pensée, par l’invention d’une écoute qui transforme l’inconnu en connu, et ce qu’on croyait connu en inconnu, invente des rigueurs nouvelles, une historicité nouvelle. Par rapport à quoi les formalismes sont des scientismes. Du remplissage. Des mesures pour rassurer. (PDL, 17)

46C’est dans ce dernier texte consacré à Humboldt que Meschonnic va resserrer dans quelques formules ce que c’est que penser Humboldt aujourd’hui : cela commence par le refus des traditions qui s’en réclament, du moins en font un usage dans des stratégies qui n’ont rien à voir avec « ce qu’il reste le seul à avoir pensé, de son temps et jusqu’à notre temps » (PDL, 13). Meschonnic fait de Humboldt l’accompagnement obligé d’une recherche qu’on peut dire décisive puisqu’il faudrait remonter à Aristote pour trouver une recherche équivalente du « lien interne entre la théorie du langage, la rhétorique, la poétique, l’éthique et la politique » :

Une nouvelle alliance des historicités, contre la fausse prophétie répandue de nos jours, qui nous ramène le vieux rêve unitaire d’une seule épistémologie pour les choses qui sont de l’histoire et celles qui sont de la nature, cette unité du scientisme et du mythe, qui est tant à la mode. Mais le continu des historicités, heureusement, n’est pas à la mode. Il demeure intempestif. Humboldt reste intempestif. Ce n’est pas une mauvaise situation, contrairement aux apparences. Il vaut mieux la mauvaise conscience que la bonne, pour penser la pensée. Et la pensée Humboldt reste la mauvaise conscience de la théorie sur le langage. (PDL, 14)

47On observe ici, exemplairement, ce qui chez Meschonnic fait en même temps une pensée du langage et le langage de la pensée : la désignation quasi circulaire, tautologique si l’on y regarde que fragmentairement, du nom propre et d’un mode de questionnement. Humboldt, c’est l’équivalent‑valeur de la recherche du continu des historicités ; dire l’un c’est dire l’autre, penser l’un c’est penser l’autre. Mais la tautologie n’est qu’apparente car la pensée ne cesse de se travailler dans la reformulation. D’une part, elle tient compte des enjeux sémantiques dans le débat contemporain quand, par exemple, le jeu de l’ancienne alliance à la nouvelle, d’Aristote à Humboldt, pose une critique de la notion de continu qui est, par et pour beaucoup, confondue avec celle d’unité ; on aperçoit l’allusion directe au best‑seller de Prigogine et Stengers (La Nouvelle Alliance, métamorphose de la science, Gallimard, 1979) mais aussi au‑delà, à de nombreux philosophes ou linguistes plus ou moins médiatiques (les « fausses prophéties » signalent ce rôle de la médiatisation des « scientismes »), de Serres à Ricoeur, de Chomsky à Todorov. D’autre part, elle rapporte stratégiquement cette pensée du continu des historicités au cœur de la théorie sur le langage, dans ce qui n’est pas, à proprement parler une épistémologie parmi ou comme les autres, mais justement dans ce qui est de l’ordre d’une activité d’inclusion réciproque des historicités jusqu’en leur cœur, non l’historicité dernière qu’une réduction produirait puisqu’elle est elle-même prise dans ce régime des inclusions réciproques : la radicale historicité du langage et, au cœur du langage, du poème.

48Donc penser Humboldt aujourd’hui, ce n’est pas faire de l’histoire de la philosophie ou de la linguistique, c’est penser le continu des historicités et penser l’historicité de la théorie du langage. La position est radicale et intempestive comme Humboldt était « à contre‑siècle » et reste un « défi » (DM, 10‑11). Il n’y a pas de mode Humboldt mais certainement une modernité Humboldt. Et cette modernité Humboldt c’est « le mince fil du discours », qui va de Humboldt et Saussure à Benveniste et qui « permet de reconnaître une poétique de la modernité » (MM, 33). Suivre ce qui conduit Meschonnic à ce point, ce n’est pas chercher des causes, des sources, des explications mais simplement raconter une recherche, décrire un « sujet » qui ne se connaissait pas vraiment et qui, parce qu’il est toujours actif, ne saurait devenir un objet à définir, à observer, à classer.

49Dans l’ordre des stratégies, Humboldt apparaît dans le combat contre Chomsky, parce que justement il était une partie essentielle de la stratégie chomskyenne de sa déshistoricisation qui essentialisait la proposition d’une infinité de réalisations avec des moyens finis ; il revient dans le combat contre certaines traductions de l’allemand (je pense en priorité au terme Sprache), tant dans les domaines philosophique, littéraire que poétique, traductions qui ont leur importance s’agissant de la place de la phénoménologie en France ; il illustre ensuite, au‑delà de ce qu’il peut comporter d’anecdotes pour les non‑spécialistes et justement pour cette raison‑là, la guerre ouverte par Meschonnic contre les disciplines universitaires, leurs découpages qui figent la discussion et l’édition.

50Ce qui intéresse d’abord Meschonnic, dans la modernité de Humboldt, c’est qu’il « est sans doute le premier et peut‑être encore le seul à avoir fait une théorie du langage qui soit une anthropologie ». Et ceci, « hors de la philosophie » et « hors de l’indo‑européen » (CR, 47). Avant Saussure, il a vu « le primat du grammatical et du système » (CR, 110). Il a eu l’intuition forte de la solidarité de la pensée du langage et de la pensée de la littérature (CR, 426). Précédant Pasternak, il a pensé le continu de la poésie et de la prose, « de la poésie comme la prose, que toute la tradition dualiste cache, avenir inexploré de la poésie et de la théorie » (CR, 503).

51Meschonnic conteste l’utilisation qu’en font les phénoménologues et en particulier Gadamer, à travers Heidegger, qui « secondarise le discours » pour lui préférer « le dialogue, c’est‑à‑dire la mise en œuvre de l’entente » (Vérité et méthode, cité par Meschonnic, CR 107) dans la langue même. Car ce serait à l’interprète que revient le rôle de donner sens, de « comprendre et interpréter » : « c’est un escamotage du mode de signifier, donc des signifiants, qui laisse un statut non linguistique au langage – lui retire son historicité », dit Meschonnic (CR, 107). À l’inverse, Humboldt, « établit le travail objectif de la poésie et de la prose dans le langage : “permettre à l’homme de s’enraciner profondément dans la réalité” » (SP, 133).

52Meschonnic utilise la métaphore du « brouillon » que serait, chez Humboldt, la « vision du monde » pour parler « d’un concept qui intègre toutes les fonctions du langage en privilégiant leur historicité » (ibid.), et ce « brouillon » pose une « dialectique du sujet et du social qui n’est pas exactement ou uniquement hégélienne, incluant l’interaction, l’indéfini, l’inachevable, dans une historicité ouverte et non cyclique : “la véritable individualité réside dans la seule effectuation du sujet parlant” » (ibid.). Et Meschonnic va jusqu’à dire que toute la linguistique humboldtienne pose le signifiant (aujourd’hui le rythme) comme unité fondamentale : « le signifiant est la puissance d’ensemble du langage. Il est le sujet agissant en tant que langage : “il est incontestable que, dans les zones les plus profondes de l’âme, là où s’esquissent et se transmettent les choix les plus individuants de l’esprit, règne un accord infiniment puissant entre les valeurs sonores de la langue et l’ensemble du contenu intellectuel et affectif” » (SP, 135).

53Le « brouillon » n’a pas besoin de propre, ni achèvement, ni dépassement, mais seulement historicisation. C’est un « discours que nous pouvons aujourd’hui reprendre » (SP, 139).

5. Bakhtine historicité : la poétique dans l’histoire

54Il y a donc chez Meschonnic le souci constant de travailler les implications. Dans cette recherche, il avoue emprunter au « langage poétisant contemporain qui juxtapose croyant relier » (PP II, 189) en titrant un court essai situé au cœur de ce livre : « La poétique l’histoire chez Bakhtine » (paru d’abord dans les Cahiers du chemin, n° 11, 15 janvier 1971). Fi du et qui ne reliait plus rien dans les interdisciplinarités à la mode de l’époque (structuralisme et marxisme, et psychanalyse et...), et défi aux poètes de l’époque qui juxtaposent croyant relier « l’arbre le temps, la montagne la terre, la lumière la bride... » (ibid.). Dans l’introduction liminaire, la relation impliquante est paraphrasée maintes fois, c’est même elle qui organise la progression – je souligne : « interaction entre des études sur des textes ou des œuvres et les aspects de la tentative théorique » ; « ces études sont ordonnées en trois groupes organiquement liés » ; « deux modes du langage critique présentent ici leur interdépendance » ; enfin, « un dire et un vivre pris comme un seul processus homogène de langage, pour construire la spécificité de l’écriture, est une notion difficile » ; et Meschonnic précise : « le propre de notre univers notionnel est de nous empêcher de concevoir cette homogénéité même, puisque notre culture et notre enseignement de la littérature sont fondés sur une hétérogénéité non dialectique » (PP II, 13 à 15). L’historicité est un concept opératoire qui s’affirme comme une stratégie contre d’autres. C’est ce dont rend compte exemplairement l’étude sur Bakhtine (1895‑1975). C’est justement parce que « fonder une poétique historique a été le but de Bakhtine », que Meschonnic s’intéresse à lui, à ce qu’en font ses contemporains, parce que sur certaines questions « on part de lui » (PP II, 191). Il vient d’être traduit en France par Julia Kristeva (M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (1929, 1963), Seuil, 1970 ; L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance (1965), Gallimard, 1970 ; J. Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », dans Critique, n° 67hhhbl239, 1967, repris dans Sémiotikè, Seuil, 1969 ; Une poétique ruinée, présentation dans la Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970 [PP II, 191 et 196]), et Meschonnic critique cette traduction qui est une relecture‑réécriture. Auparavant, Meschonnic situe le projet bakhtinien :

Contre la méthode morphologique des formalistes, Bakhtine a voulu fonder la poétique dans l’histoire, l’histoire des traditions littéraires et culturelles et l’histoire sociale. (PP II, 192)

55Projet homologue, de nombreux points de vue, au projet de Meschonnic qui, contre la méthode structuraliste, veut lui aussi « fonder la poétique dans l’histoire ». Mais, à l’examen, le projet bakhtinien semble effectivement à reprendre. Pourquoi ? C’est que, dit Meschonnic, la corrélation entre la poétique et l’histoire ne s’y est pas faite, du moins y est‑elle « dédialectisée ». Bakhtine aurait vu l’importance de la question, il l’aurait même plutôt bien posée, mais il se serait arrêté en chemin. De deux manières : dans son Dostoïevski, il a construit le « langage‑énonciation » mais a oublié l’histoire, alors que dans son Rabelais, il a fait l’inverse :

Le roman polyphonique de Dostoïevski est situé dans la coexistence et l’interaction des contradictions propres à la société capitaliste russe. Mais le passage du plan social au plan des structures de ce langage qu’est l’œuvre de Dostoïevski est posé, non démontré. Seules les structures des rapports intersubjectifs dans ce langage sont étudiées.
Ailleurs le lien entre l’idéologie d’une époque, d’une société et la possibilité d’un texte est illustré chez Bakhtine par sa présentation de Rabelais en russe. Du temps d’une certaine lecture, Rabelais n’était traduit que par fragments, « la tâche semblait d’une exceptionnelle difficulté. On en était même arrivé à déclarer que Rabelais était intraduisible... » Le changement idéologique des travaux sur Rabelais a installé les conditions d’une traduction telle que Rabelais « s’est mis à parler en russe ». Mais Bakhtine lui‑même ne situe pas clairement ce fait, qui est pourtant du ressort d’une poétique historique, dans l’interaction d’une idéologie et de ses possibilités d’écrire. (PP II, 192‑193)

56En fin de compte, le projet bakhtinien échoue là où on l’attendait le plus. Rabelais est, pour Bakhtine, « un reflet de reflet », dit Meschonnic : « le coryphée du chœur populaire (...) fait la lumière sur la culture comique populaire des autres époques » (PP II, 194), selon les termes de Bakhtine. Or, « révéler la langue pourrait impliquer le langage poétique comme épistémologie et exploration d’une langue, d’une culture » (ibid.). Et Meschonnic de conclure : « cette démarche (...) n’a pas atteint son but, qui était “une compréhension totale” de l’œuvre ». Pourquoi ? Parce que justement « les liens entre l’intra‑textuel et l’extra‑textuel (...) cèdent ici au seul extra‑textuel : avant‑texte, contexte ou après‑texte » (PP II, 195). Ces dernières remarques qui empruntent leur formulation à Iouri Lotman, situent parfaitement la recherche de Meschonnic contre les entreprises structuralistes ignorantes du sujet et celles qui, « étudiant un milieu, oublie(nt) l’interaction entre structuration et réception ». Aussi, c’est au point de rebroussement bakhtinien qu’il faut situer précisément le départ de la recherche de Meschonnic : recherche en vue de « fonder les concepts du rapport entre poétique et politique » (PP II, 144), ou autrement formulée, recherche du « rapport encore non construit du linguistique au social » (PP II, 171). C’est donc bien dans la quête d’une épistémologie historique de la littérature comme « recherche d’une nouvelle rationalité de l’écriture » que Meschonnic pense travailler à « élimine(r) les oppositions non dialectiques entre science et idéologie, individu et société ». Ce travail va être celui d’une (ré)invention ininterrompue du concept d’historicité qui, au seuil des années soixante‑dix, se situe dans la consistance théorique et pratique à donner au et des rapports.

6. Hugo adjectif d’écrire ou historicité adjectif de poétique

57On peut esquisser une petite généalogie de cette consistance sans cesse travaillée. Cela commencerait au moins dans les études réunies dans Pour la Poétique III et dès 1958 dans l’« Essai sur la poétique de Nerval », publié dans Europe. Meschonnic oppose aux études nervaliennes traditionnelles une redialectisation par la tenue de l’œuvre dans son ensemble, et pour la première fois, sauf erreur, l’emploi, dans le contexte de cette critique des études littéraires, du terme historicité :

Seule une vue de l’ensemble de son œuvre peut permettre d’aborder l’historicité de son écriture : un usage formulaire des mots, une parenté d’énonciation avec la chanson et la ballade populaires, un nouveau traitement du sonnet. (PP III, 53)

58Après un Nerval qui ne séparerait pas les Chimères et tout ce qu’il a écrit par ailleurs, s’agissant d’Apollinaire, Meschonnic déplace légèrement, mais significativement, sa critique pour la porter sur la nécessaire redialectisation de l’œuvre avec son époque :

C’est dans cette époque riche et complexe que la poésie d’Apollinaire prend son sens et non si on l’étudie seule. (...) et parce qu’elle est exploration d’un homme, elle est exploration du langage ; elle n’est pas travail du langage sur le langage seul ; elle est l’approche inquiète d’un moi, d’un être qui se cherche dans l’histoire, sous des formes fuyantes, d’où son pouvoir de se reconnaître dans certaines fables, de créer une apocalypse moderne, au même moment qu’elle retrouve le parlé et désacralise le poème, conscience d’un monde nouveau dans des rythmes nouveaux. (PP III, 59)

59Si la critique est implicite, et elle vise, à n’en pas douter, le groupe Tel Quel voire Roland Barthes, elle est au moins double dans son historicité même. Meschonnic propose des lectures qui sont des situations de la poétique dans le champ des études littéraires mais également dans le champ de l’écriture poétique même. On pourrait lui appliquer ce qu’il dit de Kafka : « Par là il est prophète, c’est‑à‑dire langage indissociablement poétique et politique » (PP III, 109). En effet, non seulement, la défense d’Eluard, de son « langage‑solitude », est une attaque délibérée contre les deux milieux, universitaires, traditionnel et moderniste, ce dernier étant allié à l’avant‑garde littéraire, mais c’est, dans une revue de linguistes (Langue française) plutôt inféodée au structuralisme dominant, le projet de réintroduire « la vie immédiate » dans le poème. Ce qu’affirme tel passage qui précise, en outre, l’avancée conceptuelle :

Le fait de l’écriture comme pratique théorique du langage balaie l’objection (fondamentalement dualiste, donc incompétente ici) qu’on réintroduirait le biographique. Il n’y a pas du biographique. Il y a écriture. C’est‑à‑dire homogénéité d’un dire et d’un vivre, et historicité de l’écriture. L’écriture, dans ce livre, contredit la biographie immédiate. (PP III, 259)

La prosodie d’Eluard a traversé la rhétorique, elle n’est plus simplement rhétorique éluardienne, elle est spécifique de ce texte. (PP III, 274).

60Éluard est, avec quelques autres, pour Meschonnic en cette fin des années soixante l’œuvre par laquelle il essaie de penser l’écriture comme l’organisation d’un je dans son histoire (PP III, 259). Et, avec Baudelaire, il reprend cette recherche, la précise même, se démarquant nettement de l’étude structurale de Jakobson et Lévi‑Stauss sur Les Chats de Baudelaire, parue dans L’Homme en 1962 :

Baudelaire aujourd’hui, c’est situer cette étude et situer Baudelaire. Baudelaire étape, après Baudelaire‑Mallarmé, Baudelaire‑Rimbaud, Baudelaire‑Lautréamont, Baudelaire‑Proust, Baudelaire‑Artaud et Jouve ou T. S. Eliot. (...) Objet d’étude, soit en le formalisant a‑historiquement, soit à l’inverse en l’humanisant historiquement, on le dépoétise. Le lire poétiquement, nous éloignant du personnage, c’est lire le rapport entre une historicité et une opération de glissement, qui met son aventure dans une relation textuelle avec nous. Je le prends ici‑maintenant comme ce travail du je sur le je, dans le langage de tous les jours, et vers le poncif. (PP III, 278)

61On aperçoit bien ici cette historicité réciproque, ou double si l’on préfère, qui est la condition d’une historicité comme consistance du et dans l’activité du poéticien. Mais le poéticien se double du poète et je ne voudrais pas oublier cette historicité‑là qui, au cœur même des études littéraires, vient étayer la recherche de l’historicité des œuvres anciennes, dans le rapport aux poètes contemporains qui se disent, langage d’époque, « l’avant‑garde » :

Cette « garde » se définit ainsi comme l’académisme même. Comme une culture. Culture de Pound ou de Cummings chez Denis Roche, culture de Joyce. Ne sachant franchir le cercle d’une linguistique mal comprise, elle est une écriture mais n’est pas une parole. Refusant le contact vécu de l’histoire, la poésie, comme chez Du Bouchet, subit un appauvrissement syntaxique qui mène à la prolifération du silence. Ce sont des crépusculaires. (PP III, 103)

62Pendant qu’Apollinaire était lumineux depuis le début du siècle, toutefois encore « au milieu d’ombres ». Et Meschonnic dédiait Le Signe et le poème à Georges Lambrichs qui dirigeait la collection « Le Chemin », accueillant sa production considérable. Aussi collaborait‑il à l’édition des Œuvres complètes de Victor Hugo au Club français du Livre, de 1967 à 1970, dans le prolongement de ce qu’il avait commencé à faire avec l’étude sur « La poésie dans Les Misérables » parue dans la revue Europe en février‑mars 1962 (voir PP IV‑II, 16, note 1). Justement parce que Hugo est pour Meschonnic, dans cette période, une « actualité (...) comme écriture, comme poème » (PP IV‑I, 11). Il ne s’agit pas d’en faire une lecture moderne, de remettre Hugo à la mode pour telle ou telle raison (commémoration, programmes scolaires, etc.), ni d’y reconnaître une écriture disparue qui viendrait trôner dans une histoire littéraire. Il s’agit, avec Hugo, de faire le test de ce que fait une écriture car « toute écriture a été, est et reste anti‑écriture » (PP IV‑I, 12). Si telle est le cas alors Hugo « reste stratégique », il est un de ces « aiguilleurs du présent et de l’avenir » (PP IV‑I, 13).

63Si, Michel Deguy « peut faire la poésie en passant par Du Bellay » (voir son Tombeau de Du Bellay, Gallimard, 1973 ; mais il faudrait distinguer fortement les deux stratégies, le « prière d’inférer » de Deguy qui conclut sur « ceci n’est pas une étude » alors que Meschonnic pense en même temps la lecture et l’étude) et Jacques Roubaud par les troubadours (La Fleur inverse, Ramsay, 1986 ; l’examen attentif du projet de Roubaud montrerait que « tenter de donner une description unitaire de l’art des troubadours » ne vise pas le continu mais maintient le discontinu du fond et de la forme, de la rime et de la vie), il semble certainement beaucoup plus périlleux pour l’époque de la faire en passant par Hugo. Trois directions stratégiques sont proposées par Meschonnic :

64- « Comme toute écriture qui fait œuvre, Hugo refait le genre par l’œuvre » (PP IV‑I, 13) ;

65- « Par la cohérence de ce langage qui est fable, et non calcul, un vivre inimitable, les mots sont des motifs, une histoire métaphorique, une vision par une écoute » (ibid.) ;

66- « Parce qu’il est inséparablement cette inséparation du poétique et du politique » (ibid.)

67Aussi est‑ce sur plusieurs plans que Meschonnic s’en prend aux lectures et études contemporaines de Hugo dans les deux versions, historiciste de la critique littéraire et rhétorique des formalistes (« Hugo neutralise l’opposition récente entre la narrativité, qui serait horizontale, et la poésie‑verticalité », PP IV‑I, 16), deux versions qui semblent coïncider dans la version Roland Barthes du Degré zéro de l’écriture (Gonthier, 1953 que cite Meschonnic, PP4‑II, 9, note 1) :

68- la séparation classique de l’œuvre en deux : avant et après l’exil est contesté pour lui préférer « la continuité » (PP IV‑I, 14) ;

69- la « prose » des romans « est un laboratoire mieux exposé » du poème que le vers à condition d’y étudier autre chose que le récit et d’y chercher « l’unité d’un seul écrire » (PP IV‑I, 14‑15).

70Et Meschonnic nous dit clairement ce qu’il cherche avec ce livre :

Ce qui est visé, pour la poétique, est un écrire, entendant par là une activité, faite par un sujet dans une histoire, un passage de la subjectivité dans le langage, qui transforme le langage et la subjectivité, l’écriture et la lecture, subjectif collectif ensemble. D’où le titre de ce livre, parce que Hugo n’est plus, comme tout nom propre d’écrivain – mais comme on dit un Renoir –, que l’indice de reconnaissance pour un agir spécifique, qui inclut nécessairement la collectivité par l’action qu’il exerce sur la syntaxe et sur l’histoire, l’interaction du dit et du dire qui modifie le dire lui‑même. Le nom de l’écrivain confond alors les catégories grammaticales, c’est une étiquette, – adjectif du verbe : Écrire Hugo. Le terme simple dit les choses qui n’ont pas de fin. (PP IV‑I, 15)

71Et c’est bel et bien à la recherche d’une poétique comme critique que se situe ce travail de Meschonnic, non une « nouvelle critique (littéraire) » qui serait une nouvelle « description », plus scientifique, plus assurée, plus moderne, mais comme critique justement de la séparation entre lecture et étude, entre subjectivisme et objectivisme :

Je prends étude comme faisant une méta‑lecture, à la fois interrogation sur la lecture (et les lectures) et sur le texte, en visant l’intersubjectivité qui est dans le subjectif, en travaillant à ruiner autant l’illusion subjectiviste de la compréhension que l’illusion positiviste de l’explication, vers une poétique qui soit historique en ce qu’elle pose, corrélativement, l’historicité radicale du langage et celle de l’oralité‑collectivité qui fait la lecture‑écriture. L’étude montre que la poétique part du langage d’un écrivain (non des essences réelles qui remplissent les discours sur la littérature), que le « style » est la continuité, comme dit Flaubert. D’où le refus et la condamnation, par l’œuvre comme système, des théories du langage poétique comme déviation‑violation d’insaisissables normes. La poétique n’est ni une mimique de l’œuvre ni une paraphrase, mais une critique de la spécificité et de l’historicité des œuvres de langage. Elle exclut la réduction aux formes du contenu propre à l’analyse structurale du récit. Le langage est le lieu de la vision, qui est une audition, dans une indéfinité, une accumulation, chez Hugo, l’impossibilité même de finir, liées au monde vécu comme continu. (PP IV‑I, 17‑18)

72Châtiments, « plus que tous les livres de poèmes qui le précèdent, (...) impose un rapport entre la poésie et l’histoire, non dans un dit seulement mais dans un dire » (PP IV‑I, 209). Aussi est‑ce par la lecture de Châtiments que Meschonnic formule des précisions d’une extrême importance sur ce que fait le concept opératoire d’historicité pour la poétique :

L’historicité d’un langage apparaît alors dans son intégration du référentiel à sa structure même, dans la prosodisation généralisée qui fait que même la désignation entre dans la signification. Une sémantisation radicale est une historicité radicale : tout y est valeur dans un système qui est dans et par la langue mais n’est pas la langue. (...)
Ainsi il y a trois historicités inséparables : 1) L’historicité de la situation, des éléments nommés dans le discours – celle de l’énoncé. Elle n’est pas distinctive fonctionnellement, en ce qu’elle marque, pratiquement, tous les énoncés d’une époque, d’une culture, de toute époque et toute culture. Elle est ce qui parle de. Elle est le critère nécessaire de l’explicite ou de l’omission, et des prises de parti, pour situer les uns et les autres. Elle est l’élément idéologique. 2) L’historicité radicale du langage, comme principe du fonctionnement de tout discours. C’est un universel linguistique et une hypothèse théorique. Elle n’est pas distinctive non plus, poétiquement. Bien que l’écriture de Hugo la confirme, contre sa propre idéologie. Elle est le discours qui se réfère au discours et se construit de cette référence. Elle est le système et son fonctionnement. 3) L’historicité de l’énonciation est plus que la datation d’un langage. Elle porte au statut de texte le système de son fonctionnement. Externe en ce qu’elle est état de langue, état de poésie, de littérature, de culture ; interne par rapport à son propre cheminement, à son propre temps. Elle est l’énonciation qui est déjà ré‑énonciation, lecture récursive et production de son propre rythme, de son inconnu qui nous est connu. (PP IV‑I, 218‑219)

73Cette historicité de l’énonciation est ce qui, dans Châtiments, fait que Hugo traverse la rhétorique du vers pour « atteindre un parlé en vers qu’on n’avait jamais parlé » (PP IV‑I, 219). C’est parce que, dit Meschonnic, « ce parlé me semble la trouvaille, la créativité propre du livre », que l’écrire Hugo est doublement actif : lien d’« une pratique du sujet à ce que je ne peux appeler autrement qu’une pratique du populaire » (PP IV‑I, 248) et « travail du vers par la prose, de la rhétorique par la syntaxe » (PP IV‑I, 249). Et c’est sûrement contre l’époque qu’il déclare que « Châtiments est le sommet de Hugo, dans l’écriture poétique‑politique et dans la métaphore apposition, qui sont chez lui indissociables » (PP IV‑I, 262). Cette forme‑sens qui exemplifie « le rapport, propre à Châtiments, qui fait du poétique et du politique une seule structuration du langage » (PP IV‑I, 263) ; et plus loin : « Dans Châtiments, plus l’écrire se politise, plus il se poétise » (PP IV‑I, 285) parce que justement « la transformation de son propre langage est l’acte le plus historique que le poème accomplit. C’est par là qu’il a été et qu’il continue d’être poétique‑politique » (PP IV‑II, 286).

74En fin de compte, Châtiments est un « langage contre‑coup d’État qui ne disparaît pas avec le coup d’État. Son historicité porte l’événement, au lieu d’être portée par lui, c’est‑à‑dire ensevelie avec lui » (PP IV‑I, 255‑256). L’enjeu, pour Meschonnic, n’est pas « une étude exhaustive, illusion révolue » (PP‑IV‑I, 298). Il s’agit de « montrer la puissance de l’écrire dans son rapport à l’histoire et à l’idéologie » (ibid.) :

Alors que le je linguistique est un universel ahistorique, le je poétique est historique comme syntaxe d’un sujet, sémantique d’une interaction entre histoire et énonciation. La prosodie et la métaphore, en interaction, font de la nécessité du discours une prise sur l’histoire telle que l’énonciation inscrit en elle‑même son rapport à la situation. Métrique ou non, romanesque ou poétique, l’écriture fait son historicité. Ce que, partiellement, disait Goethe, du poème de circonstance. D’où ceci qu’elle passe, qu’elle ne cesse plus de passer. Alors que l’écriture du primat idéologique est uniquement inscrite dans sa situation, et ne l’inscrit pas, – c’est‑à‑dire ne l’inscrit que dans son énoncé. (PP IV‑I, 298‑299)

75Avec cet Écrire Hugo, Meschonnic montre stratégiquement le statut contradictoire de toute historicité. Si l’historicité est dans un premier mouvement l’histoire transformée en sujet, elle est dans un second mouvement ce qui « invente un nouvel anonymat » (PP IV‑II, 213) parce que « écrire est un travail du sujet du langage et de l’histoire sur l’idéologie, qui mène à ses propres découvertes, étant d’abord activité de transformation d’elle‑même, par quoi, indéfiniment, son actualité recommence » (PP IV‑II, 214). Si l’historicité d’une œuvre ne maintient pas cette contradiction alors l’œuvre n’est plus active, du moins reste‑t‑elle prise dans sa situation historique de production ou dépend‑elle alors entièrement de sa situation historique de réception. Maintenant la tension, l’historicité fait alors le passage d’un je à un autre je.

7. Historicité proverbe poésie : ne plus être la créature de la poésie, mais le poète (CR, 615)

76Meschonnic a publié plusieurs livres de poèmes. On oublie trop souvent le poète pour lui préférer l’essayiste posant d’évidence que l’essayiste est plus important que le poète. C’est la version fort répandue chez les poètes qui ainsi ne lisent pas les essais et se contentent de ce jugement rapide pour ignorer autant le poète ; ou bien encore pour n’y lire qu’une version moins élaborée, plus obscure, des idées, thèses et autres propositions de Meschonnic qu’il vaut donc mieux lire « en clair » dans les essais. Ce qui est la version des littéraires et philosophes qui préfèrent les énoncés aux énonciations chez les autres et pour eux‑mêmes. Il faudrait donc lire les poèmes avec les essais, et l’inverse, parce que c’est avec les poèmes que l’inconnu de la poétique est le plus à vif dans la tension avec les savoirs :

(...) La poésie, qui ne s’enferme pas, ni dedans ni dehors, et qui n’est pas à confondre avec les discours du mythe, n’a rien à craindre d’une critique qui ne vise qu’à reconnaître où est tenu le discours et par qui. La poésie n’étant pas un terme mais une relation dans sa contradiction incessante, soulève ceux qui l’identifient à cette forme d’elle qu’ils aiment, et lui font à leur insu un obstacle qu’elle doit écarter pour se déplacer. Le poème est signe de l’inconnu. Le concept de signe ne lui va plus. (SP, 21)

77Il y a donc, en 1972, le premier livre de poèmes : Dédicaces proverbes. Ce livre est le « besoin des phrases les plus socialisées pour former une aventure individuelle » avec la citation de Massignon : « Les proverbes sont des occasions de rencontre » (DP, 7). L’écriture y est cherchée comme « impersonnelle » (« je est tout le monde »). Elle est, avant tout, contre : contre « moi », c’est‑à‑dire « la croûte qui me protégeait et me stérilisait », contre « ce qui est reçu », les critères de l’écrire « aujourd’hui » ; en étant aussi avec : « avec son corps », avec le poème qui « me surprend ». L’écriture y est surtout « renversive », elle renverse le passé en futur, ce qu’elle est en ce qu’elle fait. Elle est anti‑substantif et pro‑verbe, contre le « vertige vertical », contre la mise « en abîme », contre les jeux de mots et autres étymologies et pour l’aventure horizontale, pour la mise en vie du dire, pour le langage action. C’est le commencement d’un « langage qui n’a plus rien à faire de la distinction utile ailleurs entre dire et agir, qui n’a plus rien à faire de l’opposition entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue » (DP, 10).

Je te donne lieu et temps je te donne le meilleur jour
depuis que j’ai pris sur toi la mesure de notre langage
nous savons entendre des yeux ceux qui donnent signe de livre
ceux qui donnent signe de vie nous reconnaissent.
Je te donne ce qui me sert
parler se taire ne sont naturels qu’avec toi
loin de toi je n’ai avec eux que des compromis
chez nous ils trouvent leur centre et leur gravité
ni toi ni moi ne sommes endormis. (DP, 120)

78La théorie du langage passe aussi dans cette activité du poème, de son écriture, de son rythme : diction d’un je qui donne le jour (naissance, reconnaissance) à la relation langagière, amoureuse parce que signe de vie et non de livre, en se souvenant de Desnos, de sa « Ligne de vie/ligne de chance/Ligne de cœur » dans Fortunes. Et si compromis rime avec endormis c’est que le travail du négatif est l’énonciation d’une tenue en éveil de la relation avec toi qui par le refus d’une subjectivation psychologique, ni toi ni moi, fait un sujet personnel collectif, une utopie du je et du tu : chez nous c’est le poème où la parole (parler se taire) rend visible (Sans parole on est invisible est à l’incipit du livre) du sujet. Une historicité radicale du langage : ici, du langage amoureux qui ne change pas que l’amour mais aussi toute relation.

79Son titre formule le projet : « dans la poésie qu’on croyait personnelle se produit la poésie impersonnelle » (DP, 10). Mais, dès sa parution, on oppose dédicace(s) et proverbe(s), on cherche une résolution de la contradiction entre le plus subjectif pris pour le moi, et le plus intersubjectif pris pour le on, ou encore entre une métaphysique de la vraie vie et un formalisme du vrai Livre. Cela prend la forme d’un titre : « Rimbaud et/ou Mallarmé ? » (compte rendu de Jude Stéfan dans la NRF, n° 237, septembre 1972). La « réponse [de Meschonnic qui] redevient question » (PP V, 179), est d’abord le refus du « piège d’une poésie comprise entre deux pôles contraires – où une culture pousse les poètes » (ibid.). C’est pourquoi, au « sens du vrai » que Jude Stéfan attribuait au poète de Dédicaces proverbes, Meschonnic préférerait le « sens du faux ». Car «“dénoncer le faux” revient à tenir, pour plus précieux que tout, au sens de l’unique, qui est en même temps celui du multiple » (PP V, 180). Alors que parler « au nom du vrai », c’est tomber dans la culture, la littérature, les solutions qui effacent les questions. Pendant que « le “vrai” se faisant comme l’imprescriptible, l’imprédicable » (ibid.), n’est à proprement parler « qu’un homonyme du vrai‑vérité » : savoir lesté d’un non‑savoir, reconnaissance sans connaissance préalable (ibid.). L’enjeu est simple comme bonjour : la liberté du poète dont parlait Desnos et qu’aime à rappeler Meschonnic. C’est pourquoi, celui‑ci refuse aussi bien d’être « Rimbaud et/ou Mallarmé », « vrai et/ou faux » : « ni être ni vérité, ni définition ni dogme, mais question sur question » (PP V, 183). Aussi l’activité poétique « commence à se faire la recherche même du langage, valeur de la valeur, signification de la signification : le théorique inséparable de la pratique, faisant sa spécificité sociale qui est la figure et la pratique de la contradiction – langage individuel‑collectif, pratique‑théorique, poétique‑politique » (ibid.).

80L’historicité de l’activité poétique est alors dans le continu de l’activité de ce qui est le plus anonyme et le plus personnel dans le langage. Contre la poésie de l’impersonnel, l’objectivisme importé en laissant outre‑Atlantique sa part de sujet, une poésie sans poète, et contre la poésie subjectiviste, le lyrisme du moi enchanté ou déchanté qui revient toujours à de vieilles lunes, une poésie avant le poète.

81Aussi, il y a « Les proverbes, actes de discours », dédié à Émile Benveniste, paru dans la Revue des sciences humaines, n° 163 de juillet‑septembre 1976 et repris dans Pour la poétique 5, Poésie sans réponse. Meschonnic y montre l’inconséquence de la rhétorique, traditionnelle ou structuraliste définissant le proverbe : populaire et bref ou axiomatique et forme structurées en parallélisme. C’est de cette « butée » (PP V, 150) des ambitions scientifiques antérieures qui ne peuvent fournir la spécificité des proverbes comme « actes d’énonciation » (PP V, 151), que Meschonnic part. Dans les deux cas, recherche d’essences définissant « un genre : justement le proverbe » (PP V, 143). Dans les deux cas, mais singulièrement, théorie du langage et théorie du sujet font les limites des analyses. Celles, par exemple, de André Jolles dans Formes simples (1930, Seuil, 1972) : il se contente de « désindividualiser » et attribue un « vouloir‑dire » à la langue. De même le sémioticien Permiakov (études de 1967, 1968) cherche « dans le proverbe l’essence de la situation » où « l’invariant est la situation et le proverbe la variable » (PP V, 149) avec confusion du signifié et du référent. « Il ne classe plus des proverbes, mais des situations » (ibid.).

82Or, il faudrait faire tout le contraire : les proverbes, comme les poèmes, « ne se définissent pas comme énoncés » (PP V, 151) : « l’énonciation comme construction de la ré‑énonciation est le référent » (ibid.). Aussi, « un proverbe s’inscrit dans une situation, et il inscrit en lui, par la fixité de sa formule, cette situation, – ce qui le spécifie par rapport à d’autres activités de discours qui sont seulement inscrites dans leur situation » (PP V, 152). Et Meschonnic de rappeler les travaux de Potebnia (1894) : fixation d’un hors‑langage par le langage où « c’est le fonctionnement qui fait la figure » (PP V, 155) et non l’inverse. Aussi, toutes les distinctions traditionnelles ne tiennent plus : « populaire ne signifie pas moins travaillé que savant » (ibid.) ; « anonyme ou signée, une même contradiction y est tenue, maintenue, entre la signifiance et la situation » (ibid.). Il y a une histoire des proverbes avec des stratégies discursives diverses jusque dans la poésie en 1975, celle de A. du Bouchet par exemple : « L’écrit de l’aphorisme [sur le mode héraclitéen] accompagne une défiance envers le langage et l’incapacité de communiquer, parent d’un mépris de la langue commune, qui est conçu comme un instrument avili » (PP V, 158). Contre cette situation, Meschonnic oppose :

Aujourd’hui, pour l’écriture, les proverbes restent des actes de discours qui tiennent ensemble l’oralité, la collectivité, le transpersonnel, continuant, à travers et contre les idéologies littéraires, à poser spécifiquement le problème des rapports entre le langage et l’activité poétique, entre le sujet et le social, ce que, d’une certaine façon, montrait sans dire l’opposition du « savant » au « populaire ». (PP V, 159)

83C’est ce travail inséparablement politique et poétique, savant et populaire, qui peut nous concerner comme chantier, recherche, engagement, écriture… On n’a pas fini... car l’historicité, comme la poésie, ne fait que passer(PR, 601).

84L’a-t-on entendu dans cette formule comme un proverbe : L’historicité, c’est toute la poétique ?