Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
titre article
Joël Figari

Le chœur au cœur des tragédies grecques

Claude Calame, La tragédie chorale. Poésie grecque et rituel musical, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Mondes anciens », 2017, 254 p., EAN 9782251447049.

1L’ouvrage de Claude Calame, La tragédie chorale. Poésie grecque et rituel musical, est une synthèse de 254 pages sur un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre depuis Aristote, la tragédie grecque antique. Mais ce sujet est abordé de façon inhabituelle, à travers une analyse systématique des fonctions et de la signification du « chœur » dans la tragédie, ce qui explique le titre du livre : « la tragédie chorale ».

2En effet, Cl. Calame montre que la présence du chœur dans la tragédie n’est pas anecdotique ou illustrative, mais véritablement structurante, tant d’un point de vue poétique que narratif et conceptuel. Toutefois, l’originalité de la démonstration proposée ne s’arrête pas au choix de cet objet d’étude, elle se manifeste également dans le lien proposé par l’auteur entre tragédie, poésie et rituel religieux, d’où le sous‑titre : « poésie grecque et rituel musical ». On remarque immédiatement l’accent porté sur le caractère « musical » du rituel manifesté par le chœur, et sur l’approche interdisciplinaire qui est retenue.

3Un livre de 254 pages sur un sujet aussi complexe, cela pourrait paraître court, mais l’auteur réussit à dresser un état complet de la question en un nombre de pages parfaitement adapté à la précision et à la concision du propos. Ainsi, son livre appartient au genre particulier des livres qui sont plus longs parce qu’ils sont plus courts (E. Kant, Critique de la raison pure, 1e préface), parce qu’ils savent condenser des analyses importantes et offrir des perspectives de recherche.

Le résultat de nombreuses recherches

4Ce livre reprend deux publications antérieures de l’auteur, en 1999 et en 20061. Ces publications antérieures méritent d’être conservées et relues pour leur spécificité, car le nouveau livre ne se contente pas de les répéter : il les intègre dans un ensemble systématique, il en développe certaines parties, il en accomplit le programme et il les complète.

5Par exemple, dans la troisième partie du chapitre III est reprise la définition du chœur comme « spectateur idéal » par W. Schlegel – définition qui était présentée page 63 du l’étude de 2006 ; mais elle est aussitôt développée et commentée pages 106 à 124, où apparaissent non plus une définition, mais cinq « positions » liées à une analyse sémantique et énonciative de la « performance chorale » : acteur du drame ; auteur virtuel ; spectateur implicite ; auteur biographique ; public historique.

6De même, on peut remarquer que le chapitre V sur la notion de « genre » marquant le chant choral chez Euripide reproduit textuellement plusieurs passages de l’étude de 2006 sur les « jeux de genre » dans le chœur de la tragédie classique. Mais les trois pages consacrées aux « polyphonies chorales » en 2006 seront développées en 29 pages dans le livre (p. 95‑124) ; l’examen des interventions chorales dans l’Hippolyte d’Euripide était annoncé en 2006 (p. 74) dans la perspective d’une « combinaison » entre les statuts social, scénique et fictionnel du chœur et ce point est effectivement développé de manière systématique dans le livre pages 155 à 167.

Un contenu innovant

7Le plan de l’ouvrage est clairement expliqué dans son « prélude méthodologique », pages 16 et 17 : la première partie questionne les notions de tragique, de tragédie et de poésie ; la deuxième analyse les aspects rituels de la « tragédie en performance » ; la troisième propose une approche « pragmatique » de l’identité du chœur et de sa « polyphonie » ; les parties IV à VI apportent des illustrations à travers l’analyse successive des tragédies d’Eschyle, Euripide et Sophocle ; la septième et dernière partie s’interroge sur les « formes de poésie mélique » afin d’éclairer le rapport entre mythe (fiction poétique) et rituel (modes énonciatifs et pragmatiques contextualisés par le rituel).

8Cl. Calame nous propose donc une synthèse magistrale de ses recherches et de l’état actuel de la question, qui innove par plusieurs aspects : la méthodologie pluridisciplinaire employée et l’intégration bienveillante des recherches d’horizons divers d’une part ; l’étude du rôle du chœur dans un corpus diversifié, à partir d’Eschyle, Euripide et Sophocle, ainsi que la mise à jour d’une bibliographie abondante (281 titres, 17 pages) d’autre part.

9En questionnant les tragédies attiques au‑delà de leur texte immédiatement donné et en cherchant à reconstituer, à partir de ces textes, les conditions de leur énonciation et les implications pragmatiques permettant de relier la tragédie au rituel religieux en l’honneur de Dionysos et d’Apollon, l’auteur n’ignore pas qu’il reprend un questionnement qui était déjà, toutes différences gardées, celui de Nietzsche dans La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1872). Nietzsche est d’ailleurs cité en exergue du « prélude méthodologique ».

10Ce pari audacieux est relevé avec brio, grâce à une méthodologie rigoureuse qui est exposée dans le préambule :

I

11Contrairement à Nietzsche et aux interprètes qui tendent à essentialiser « la tragédie » à partir du destin « tragique » du héros, conçu comme acteur de sa propre chute (interprètes commentés au chapitre I : G.W.F. Hegel, Friedrich Nietzsche, Peter Szondi, Pierre Brunel, Judet de La Combe), Cl. Calame choisit de restreindre son objet d’étude à « la dimension chorale de tragédies attiques représentées à Athènes dans la seconde partie du ve siècle » (p. 16) ;

II

12Pour étudier cette « dimension chorale », l’auteur propose une méthode « combinatoire » (mot déjà employé dans son étude de 2006, p. 74), une « combinaison de trois approches » : 1° – « sémantique interprétative » ; 2° – « pragmatique ethnopoétique » ; 3° – « anthropologie culturelle et sociale » (p. 13). Ces approches ne sont pas analysées en elles‑mêmes mais font l’objet d’une utilisation assez claire dans l’ensemble de l’ouvrage et répondent à l’exigence de pluridisciplinarité qui est absolument nécessaire quand on aborde un objet culturel aussi complexe que la tragédie et son fondement musical2 ;

III

13Une telle perspective « combinatoire » incite à un effort de « traduction transculturelle » (p. 14), qui doit à la fois comparer les tragédies grecques à d’autres formes  de théâtre (et le « prélude méthodologique » s’ouvre sur une comparaison avec les manifestations « musicales, chorégraphiques et théâtrales » observées à Bali) et « conserver une attitude critique à l’égard de nos propres concepts opératoires » afin de ne pas confondre la tragédie grecque avec ce qui n’est pas elle, en particulier avec la tragédie française du xviie siècle ou le drame romantique allemand : cette analyse critique de nos catégories interprétatives fera l’objet de la deuxième partie du chapitre I.

14Il n’est donc pas exagéré de dire que le préambule méthodologique de l’ouvrage, ainsi que son développement au chapitre I, mériteraient d’être étudiés par tout étudiant et tout chercheur qui voudrait élucider le sens et la structure « des tragédies » grecques, en évitant de construire un concept abstrait et inopérant de « la tragédie ».

Nietzsche dépassé ?

15Pour autant, peut‑on dire que l’ouvrage de Cl. Calame a définitivement supplanté une approche abstraite de la tragédie, que l’auteur qualifie tour à tour de « métaphysique » ou d’« essentialiste » ? En particulier, l’auteur situe Nietzsche (p. 24) parmi les auteurs (Hegel, Szondi, Brunel, etc.) qui auraient « réduit » le tragique à une « essence » abstraite, comme le retournement des actions et passions individuelles d’un héros contre lui‑même, ou encore comme « le peuple » incarné par le chœur (Hegel cité p. 23) ou « le public idéal » (Schlegel, cité p. 106).

16Nietzsche aurait par là méconnu le lien étroit qui existerait dans les tragédies entre « action tragique et performance musicale » (p. 25). L’auteur va même jusqu’à dire que Nietzsche aurait ainsi « facilité la transition vers un tragique d’ordre métaphysique » marqué par l’accomplissement d’un destin qui viendrait non pas des dieux ou d’une fatalité supra‑humaine, mais « d’un héros qui ne peut être qu’ontologiquement tragique » (p. 27).

17La faute en reviendrait à « L’art poétique » d’Aristote, qui aurait réduit la tragédie à son mythos, c’est‑à‑dire à son intrigue (« composition représentationnelle d’actions »), négligeant la performance musicale et sa pragmatique (p. 15). Aristote aurait ainsi entraîné Nietzsche et de nombreux commentateurs dans une erreur collective d’interprétation de la tragédie.

18On comprend l’argument principal d’une telle critique, lorsque l’auteur explique par exemple (p. 28) que les définitions « conceptuelles, philosophiques, idéalisantes » de la tragédie risquent de nous tenir « à l’écart des perspectives critiques de décentrement historiques et de relativisme culturel offertes par les sciences humaines ». Mais peut‑on attribuer à Aristote et à Nietzsche un tel aveuglement méthodologique ?

19C’est le seul point où une réserve semble s’imposer à propos de la méthodologie proposée par l’auteur. En effet, Aristote n’ignore pas les aspects pragmatiques de la représentation musicale, liée aux interventions du chœur et au rôle de celui‑ci dans la compréhension d’un destin supra‑humain auquel le héros obéirait (reproche que l’auteur formule encore, par exemple, p. 176 et p. 200, dans l’analyse d’Œdipe roi de Sophocle) ; certes, Aristote définit surtout la façon dont le poète doit « agencer l’histoire » afin de « provoquer « la crainte et la pitié » (La poétique, 1453 b 1 – 6), et il remarque qu’Eschyle fut « le premier à diminuer les interventions du chœur et à donner le premier rôle au dialogue » (1449 a 16), mais cela ne l’empêche pas de mentionner les différentes interventions du chœur dans la structure poétique de la tragédie (1452 b 19), ni de préconiser que le chœur soit « considéré comme l’un des acteurs, faire partie de l’ensemble et concourir à l’action », « comme chez Sophocle », sans réduire les « parties chantées » à des « interludes » (1456 b 26).

20De même, on ne peut reprocher à Nietzsche d’avoir favorisé une interprétation « métaphysique » de la tragédie et d’avoir ignoré la place qu’y détiennent le chœur et la musique. En schématisant parfois le débat à une opposition entre performance dramatique et performance rituelle (par ex. p. 182), l’auteur risque d’attribuer à Nietzsche une réduction de la tragédie à son texte dramatique et à une interprétation « métaphysique » de l’art par un arrière‑monde (fût‑il réduit à l’individualité « ontologique » du héros tragique). Or c’est précisément à cette réduction que Nietzsche s’oppose dans Le drame musical grec et dans La naissance de la tragédie. On citera à titre d’illustration quelques propos de Nietzsche à ce sujet : « la tragédie est née du chœur tragique » (Naissance de la tragédie, § 7) ; « musique et mythe tragique expriment d’égale manière l’aptitude d’un peuple au dionysiaque et sont inséparables » (§ 25). Or le « dionysiaque » est pour Nietzsche le fondement même du tragique, sur lequel la « belle apparence » apollinienne ne fait que jeter, par le biais du langage et de la rationalité, un « voile de beauté » qui nous rend la vie supportable (ibid.).

21Ce caractère tragique de l’existence en elle‑même n’est pas exprimé seulement par le chœur, et Œdipe ne saurait accomplir, par l’intrigue du drame, comme le dit l’auteur (p. 25), un passage du tragique vers une « sérénité apollinienne », puisqu’au contraire Nietzsche nous le présente comme également habité par le sentiment tragique dionysiaque. En réalité, nous pouvons cependant tomber d’accord avec l’idée de « sérénité » si nous l’appliquons, non pas à l’acteur ou au héros, mais à l’effet produit par la tragédie sur son spectateur : c’est bien celui‑ci qui peut atteindre la « sérénité » au moyen de la catharsis tragique.

Une référence incontournable

22Hormis cette réserve qui ne porte, somme toute, que sur une lecture possible de Nietzsche et d’Aristote, il n’en reste pas moins que l’ouvrage proposé par Cl. Calame constitue à lui seul une synthèse magistrale, à la fois par sa méthodologie et par l’ampleur de sa recherche. L’auteur annonçait en préambule que sa réappropriation de la tragédie grecque attique se voulait à la fois « anthropologique et érudite » (p. 14) : on peut conclure que ce projet est largement réalisé et fait de son livre une référence désormais incontournable, pour toute étude ou recherche portant sur la tragédie ou sur le chœur dans la tragédie.