Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Ingrid Wassenaar

 Théories de l'expressivité

Johnnie Gratton, Expressivism: The Vicissitudes of a Theory in the Writing of Proust and Barthes[L'Expressivité. Une théorie à l'épreuve des oeuvres de Proust et de Barthes], Oxford, Legenda, 2000. 123 p. ISBN 1 900755 26 2, compte rendu traduit de l'anglais par Anne Gaume.

1Le livre de Johnnie Gratton, paru dans la prestigieuse collection Legenda, porte sur " l'expressivité " (expressivism), thèse esthétique selon laquelle les oeuvres d'art sont essentiellement, voire exclusivement, le produit d'une expression personnelle (act of personal expression). Les théories expressivistes ont constitué la première véritable alternative aux théories mimétiques, avec lesquelles se confondait la pensée européenne depuis son origine grecque. Ces nouvelles théories virent le jour après la Renaissance, avec le rôle essentiel que la pensée humaniste conféra au sujet. La pensée " expressiviste " s'imposa ensuite comme l'un des vecteurs de la résistance au rationalisme et à l'utilitarisme des Lumières, et connut son apogée au dix-neuvième siècle avec le Romantisme.

2L'enquête de Gratton met au jour les différentes significations rassemblées sous le terme d'expressivité, dont on sait qu'il a suscité la méfiance des critiques poststructuralistes. Il identifie les principales théories expressivistes, avant d'analyser la façon dont deux auteurs envisagent leur propre expression artistique : Marcel Proust et Roland Barthes.

3Le premier chapitre définit les interactions complexes entre trois courants contemporains : la théorie mimétique, la théorie génétique et la théorie de la genèse des formes (morphogenic). Gratton montre que celles-ci sont mues par un même idéal de convergence entre l'acte ou la forme de l'expression et le contenu de cette expression (objet, individu ou idée).

4Les théories expressivistes simples décrivent le trajet de l'expression comme un mouvement simple et homogène de l'intérieur vers l'extérieur, de l'intériorité vers le monde. Selon ce modèle que Gratton nomme " génétique ", le passage de l'idée à sa réalisation dans le langage s'opère de manière transparente et continue, sans que l'énonciateur ait à privilégier une forme d'expression par rapport à une autre. Un grognement constitue une expression au même titre qu'un roman.

5L'expressivité a souvent été opposé à la représentation mimétique, mais Gratton nous rappelle que nombre de théories sur le fonctionnement de l'expression sont en fait fondées sur le modèle de l'imitation : pour parvenir à l'extérieur, " ce qui est à l'intérieur " doit être non seulement converti ou traduit, mais imité par le medium langagier chargé de l'exprimer. Ces accointances avec les théories de l'imitation ont contribué à jeter le soupçon sur la thèse expressiviste aux yeux de nombreux poststructuralistes.

6Les théories les plus complexes de l'expressivité, dont l'oeuvre de Proust offre un exemple, reposent sur une sorte de tissage originel des formes (morphogenic knitting), où ce qui est exprimé sert de base à la suite de l'expression, dans une dynamique de récapitulation et de renouvellement. Ce modèle suppose une double action : un mouvement récessif de différenciation interne du matériau exprimé, associé à un mouvement externe qui recycle ce matériau par amplification et intégration. Les analogies mises au jour au moment de la genèse des formes expressives sont renvoyées dans cette boucle. En d'autres termes, les données psychologiques et phénoménologiques sont continûment redéployées les unes par rapport aux autres.

7Traduite en termes mathématiques, cette théorie " morphogénétique " de l'expressivité est une fonction qui opère par division et multiplication. Les théories génétiques et mimétiques, en revanche, sont supposées produire des équations à sommes nulles, qui conservent toujours une part de mystère, car le passage de l'intérieur à l'extérieur qui les définit est un exercice de médiation. Parce qu'il combine complexité et auto-régulation, le modèle morphogénétique est apparemment le plus authentiquement productif. Il semble moins exposé à la critique selon laquelle l'expressivité tendrait à idéaliser le caractère spontané du flux expressif : l'expressivité apparaît bien ici comme une communication médiatisée. En outre, la théorie morphogénétique ne remet pas en question ce que les actes d'expression doivent à l'imitation.

8Ce modèle expressiviste, apparemment des plus sophistiqués, semble toutefois incomplet. L'expressivité, selon J. Gratton, se conforme à un paradigme herméneutique. Néanmoins, l'extériorisation, sous une forme ou une autre, prend le pas sur tous les types de modèles de représentation ou de création esthétique. Le grief d'idéalisme retenu contre l'expressivité est dû à sa nature intrinsèquement " autistique " : l'expression, par définition, vise toujours à maintenir l'Autre à distance. Elle suppose la négation des impressions suscitées par l'environnement, qui, de toute évidence, sont antérieures à toute tentative d'expression.

9L'analyse que fait J. Gratton de À la recherche du temps perdu nous donne une idée de la force et de la précision de sa lecture de Proust. Il interprète la relation que fait Proust de sa rencontre avec l'Autre, groupe ou individu, comme une analyse de la démarcation entre l'intérieur et l'extérieur. Proust est un brillant chroniqueur des moments inauthentiques d'expression qui jalonnent nos vies sociales, où nos sentiments sont paralysés par notre volonté d'impressionner ceux qui cherchent à nous impressionner ; Proust note, sans la moindre illusion, combien il est facile d'abuser un observateur complaisant. Tout cela, J. Gratton le lit comme autant d'exemples de la fascination de Proust pour l'expression, au sens large, du moi dans la vie sociale.

10J. Gratton néglige pourtant d'établir le lien entre l'attitude moralisatrice de Proust face à l'expression sociale des individus ; il ne prend pas davantage en compte l'analyse proustienne de l'expression en tant que donnée psychologique. Gratton tend à stigmatiser l'attitude de Proust en rappelant combien les écrivains " expressivistes " redoutent l'altérité. La méthode très ingénieuse mise au point par Proust pour éviter l'Autre consiste à neutraliser tout conflit avec son altérité, souvent avant même que celui-ci éclate, et à intégrer l'Autre dans le récit de sa propre recherche de pureté expressive. Apparemment prêt à toutes les batailles, Proust en viendrait presque à rompre avec ce postulat de l'expressivité selon lequel tout peut devenir art – et toute subjectivité peut être restituée par l'écrit. Ces quelques madeleines, moments privilégiés d'une épiphanie sensorielle contingente où le passé subjectif nous est restitué intact indiqueraient la voie d'une expression artistique totale. Mais l'impossibilité même de vérifier la véracité de cette restitution suppose un acte de foi du lecteur, une conversion à l'expressivité avant la lettre.

11Comme on pouvait s'y attendre, Barthes, apparaît en revanche clairement comme le héros de la thèse de J. Gratton, le sceptique par excellence qui ne peut s'empêcher d'être fasciné par l'illusion d'une expression potentiellement pure. C'est à cet amour de Barthes pour les amphibologies, mots évoluant simultanément dans différents champs sémantiques, que J. Gratton se réfère pour affirmer, voire justifier, cette attraction ambivalente pour une expression subjective.

12J. Gratton est quelque peu gêné par la contradiction qui surgit naturellement lorsqu'un concept est simultanément mis à distance et exploité avec profit. Car l'ouvrage constitue bien plus qu'une histoire des théories " expressivistes ". J. Gratton y rappelle que l'idée d'expression " immédiate " constitue une impossibilité logique, puisque que toute expression dépend justement d'une médiation. Il nous invite pour conclure à ne pas oublier que les mots ont des passés mêlés et contradictoires, et donc à nous garder de croire sans réserve en une expression qui puisse être dépourvue de médiation. Livre dense et difficile, l'ouvrage de J. Gratton nécessite une lecture attentive. S'il ne vise pas a priori un public versé dans la théorie littéraire, il s'adresse aux lecteurs qui s'accorderont pour refuser toute conception radicale de la subjectivité et pour définir au contraire le moi comme une construction discursive et toujours instable.