Comprendre les enjeux de mémoire contemporains
Enjeux de mémoire, enjeux de société
1Dans un entretien retranscrit dans la deuxième livraison de la revue Mémoires en jeu1, Philippe Mesnard demande à Gayatri Spivak de réagir à une série de termes : culture, raison, postcolonial, mémoire, touriste. G. Spivak se prête au jeu, mais elle bute sur le mot « mémoire » : « Celui‑ci est difficile. Je ne peux pas produire une réponse rapide là‑dessus2 » (n°2, p. 34). Mémoires en jeu est née précisément de cette difficulté, liée non seulement à « l’extraordinaire propension des phénomènes mémoriels à se disséminer dans une multitude de pensées et d’actions humaines » (n°2, p. 4), mais aussi, bien sûr, à la place prépondérante qu’occupe la mémoire dans les sociétés actuelles. Conflits de mémoire, abus de mémoire, passion patrimoniale, post‑mémoire, amnésie, négation… sous le refrain faussement consensuel du « devoir de mémoire » se dissimulent des affrontements politiques, des débats historiques, des polémiques esthétiques sans fin. Expliquer les enjeux de ces débats contemporains, c’est l’ambition d’une revue qui souhaite « établir des passerelles entre le monde de la recherche et de la société » (n°1, p. 4).
2Cette ambition suppose de s’adresser à un public dépassant l’auditoire spécialisé des publications universitaires. La revue, dont les contributeurs sont dans leur immense majorité des chercheurs et des intellectuels, s’en donne les moyens en adoptant la présentation d’un magazine. Sur papier glacé et en grand format, chaque numéro propose des articles illustrés de photos en couleurs, des entretiens avec des artistes ou des chercheurs importants, ou encore un portfolio sur un lieu de mémoire. L’autre signe manifeste de cette dimension hybride – entre revue scientifique et magazine – est l’attention prêtée à l’actualité. Actualité de la culture, d’abord, puisque chaque numéro s’ouvre avec une rubrique consacrée aux spectacles, livres, films, expositions et autres créations relatives à la mémoire. Actualité politique, ensuite, par le prisme des commémorations, qu’il s’agisse du centenaire de la Première Guerre mondiale (n°1, entretien avec N. Beaupré et A. Rasmussen), de l’édification controversée d’un musée (n°2, à propos du Musée de la Deuxième Guerre mondiale à Gdansk), ou encore de la mémoire immédiate des attentats parisiens de 2015 (n°4, dossier « Mémorialisations immédiates »). Actualité de la recherche, enfin, grâce aux nombreuses recensions d’ouvrages (rubrique « Comptes rendus ») et à la passionnante section « In progress », qui présente de façon synthétique des recherches en cours (par exemple, dans des domaines très différents, sur le négationnisme au Rwanda ou la mémoire problématique des banlieues). Le dispositif pédagogique est complété par des bibliographies à chaque fin d’article3, un dictionnaire des sites et lieux de mémoire, un lexique – où se mêlent des notices remarquables, comme celle sur le « devoir de mémoire » de Sébastien Ledoux, et des mises au point conceptuelles parfois plus difficiles à relier au sujet, comme « le petit x » ou « l’agency » – et enfin un site Internet, où l’on trouve, notamment, des vidéos d’entretiens et une « encyclopédie critique du témoignage, de la mémoire et des sites mémoriels4.»
3Foisonnante et soucieuse de la diversité de ses publics, Mémoires en jeu reste pourtant une revue universitaire rigoureuse, dont l’accessibilité n’empiète jamais sur la qualité du contenu. Qu’ils enquêtent sur la mémoire clivée du Goulag (n°1, « Soljenitsyne/Chalamov : deux visions du Goulag »), proposent des outils pédagogiques pour comprendre l’importance d’un film sur la Shoah (n°2, « Le fils de Saul : dernier film sur Auchwitz‑Birkenau ») ou encore décryptent les enjeux du « tourisme mémoriel » (n°3, « Tourisme mémoriel : la face sombre de la Terre ? »), les auteurs de la revue entreprennent avec patience et rigueur une double tâche : d’une part, « restituer les états, situations, usages et évolutions des mémoires qui traversent les sociétés et les groupes, quels qu’ils soient, présents dans les sociétés européennes en particulier, et dans le monde, en général » (n°1, p. 4) ; d’autre part, faire le tri entre des pratiques culturelles qui, pour les unes, adhèrent « sagement à la norme des formes mémorielles », et, pour d’autres, « poussent leur art au‑delà5. »
Une entreprise critique
4En d’autres termes, même si elle se veut ouverte à toutes les approches, Mémoires en jeu ne se contente pas d’être une caisse de résonance de la culture de la mémoire contemporaine. Comme l’explique Ph. Mesnard dans un entretien, « nous sommes confrontés, à chaque numéro, à des choix et des enjeux entre ce que nous présentons pour en donner à voir la valeur, et ce que nous critiquons parce que trop représentatif de ce que la mémoire peut avoir de plus hégémonique aujourd’hui6. » C’est cette oscillation entre la mise à distance critique du devoir de mémoire et la défense des œuvres et pratiques répondant avec justesse à l’appel du passé qui fait sans doute le plus grand intérêt de la revue. Il est important de souligner cet aspect critique, car la présentation et le titre pouvaient prêter aux malentendus : Mémoires en jeu n’est pas un magazine spécialisé sur la mémoire (comme L’histoire ou Historia, par exemple, sont des magazines spécialisés sur l’histoire). Au contraire, loin de promouvoir une culture de la mémoire déjà par trop présente, la revue tente de mettre à distance tant cette culture que les outils disciplinaires avec lesquels on la pense.
5Stéphane Michonneau, dans l’excellente tribune qui ouvre le deuxième numéro (« Mémoires à tout faire ? », n°2, p. 4), explique l’importance de cette tâche : qu’elle soit conçue comme le lieu d’un clivage entre les partisans du « roman national » et ceux de la confrontation aux zones d’ombre du passé, ou au contraire comme un terrain irénique sur lequel on pourrait conjurer des conflits sociaux que l’on ne sait comment résoudre, « l’instrumentalisation des mémoires a de belles heures devant elle ». Les mémoires, insiste S. Michonneau, sont politiques,
non pas seulement parce que celles‑ci sont les terrains privilégiés de manipulations multiples, mais aussi parce qu’elles sont traversées d’innombrables conflits pour la détermination d’un passé commun. Elles proposent une lecture de l’histoire au prisme du traumatisme et de la catastrophe originelle, érigés en véritable point de départ de notre contemporanéité. (n°2, p. 4)
6Or ce rapport « compassionnel » au passé des politiques de mémoire, qui place au centre du théâtre des opérations le témoin et la victime, tend paradoxalement à « dépolitiser le citoyen souffrant, en éludant les rapports de domination économique, sociale ou politique ou les formes de participation civique ». Contre l’évidence « béatement partagée » et « pour ainsi dire naturalisée » du devoir de mémoire, il est urgent de « bâtir un espace critique de pensée et d’action » (n°2, p. 4).
7C’est précisément parce que les études mémorielles n’ont pas été capables de susciter un tel débat public que Mémoires en jeu tente de forger des outils critiques et pédagogiques accessibles à tous. La dimension politique de la mémoire est mise en lumière par une réflexion à plusieurs niveaux, qui interroge le poids des reconstructions du passé sur le présent ou, inversement, l’étrange hiatus entre l’omniprésent « plus jamais ça » et la récurrence des massacres. Au Rwanda, en 1994, rappelle Matthew Boswell, la mémoire du génocide des Juifs s’est avérée totalement impuissante face au génocide des Tutsis :
Les organisations internationales, les lois et les régimes de droits de l’homme développés en réponse à l’Holocauste, incluant des organisations mondiales majeures comme l’ONU, se sont révélés impuissants à empêcher le génocide. Le mantra cosmopolite « plus jamais ça » – qui, ironiquement, orne un certain nombre de sites de mémoire du génocide rwandais, prêtant à l’expression une dimension potentiellement ironique » – a singulièrement échoué à mobiliser la communauté internationale pour mettre un terme au massacre. (n°3, p. 877)
8Depuis 1994, nous n’avons tiré aucune leçon de cet échec politique et mémoriel : les dirigeants du monde entier ont continué, plus que jamais, à invoquer le devoir de mémoire, tout en assistant passivement ou en participant activement à la répétition des massacres de masse. Quel sens donner au discours ému que prononce François Hollande sur le plateau de Craonne, le 16 avril 2017, cent ans après la Première Guerre mondiale, s’interroge Annette Becker ?
Irénisme de fin de mandat ou réel testament d’un homme hanté par les attentats terroristes et les désordres de la France et du monde ? Pendant qu’il parlait des leçons de l’histoire longue et des attentats des semaines précédentes, plus de cent trente Syriens dont soixante‑dix enfants en train d’être évacués de leurs villages cernés étaient assassinés. (n°3, p. 5)
Des mémoires, des disciplines
9Variant les approches et les points de vue, Mémoires en jeu se veut pluridisciplinaire et internationale. En pratique, une partie des articles sont proposés en anglais ou traduits depuis l’anglais, ce bilinguisme montrant peut‑être combien la revue, sans le dire explicitement, cherche à rattraper le retard relatif de la France sur des études anglophones déjà très structurées dans le domaine mémoriel (Memory studies, Holocaust studies, Trauma studies, etc.). À l’image de ces courants critiques pluridisciplinaires structurés autour d’un thème ou d’un enjeu, la mémoire est ici conçue comme un terrain de rencontre ou de confrontation entre plusieurs disciplines : histoire, sociologie, anthropologie, philosophie, littérature, psychanalyse, histoire de l’art ou cinéma, mais aussi Visual studies, African American studies, Subaltern studies…
10La nécessité de ce croisement des champs disciplinaires est liée à la diversité des approches possibles des enjeux de mémoire. S’il est difficile d’en faire le tour, la revue permet de saisir, au fil de ses rubriques, quelques lignes de force du champ mémoriel :
La mémoire comme entrée dans l’actualité culturelle (critiques d’expositions, de pièces de théâtre, d’opéras…)
11La rubrique « Actualités » qui ouvre chaque livraison de Mémoires en jeu permet d’appréhender l’extrême diversité des productions artistiques relatives à la mémoire, et d’en évaluer la pertinence. Les articles, loin de prétendre à la neutralité, sont en effet de véritables critiques, faisant émerger des points de vue parfois tranchés. Ainsi, dans le numéro 3, l’exposition Soulèvements organisée par Georges Didi‑Huberman au Musée du Jeu de paume8 est l’occasion d’opposer deux points de vue, l’un (Isabelle Galichon) faisant l’éloge d’une exposition qui redécouvre « les gestes et les corps, les attitudes et habitudes qui font nos mémoires et soulèvent nos combats » (n°3, p. 12), quand l’autre (Ph. Mesnard) souligne justement qu’en ces temps de renouveau du populisme, on était en droit d’espérer que l’exposition « désenchante le soulèvement, en rappelle la part obscure ou versatile » (n°3, p. 13). En ce sens, il ne s’agit pas, comme dans un magazine culturel, de donner un avis prescripteur sur les créations artistiques, mais d’en éclairer les enjeux en tant qu’ils prêtent à controverse.
La mémoire structure également l’espace public (lieux de mémoire, modes de commémoration)
12L’architecture et la muséographie des lieux de mémoire, connus (Waterloo, Austerlitz) ou moins connus (voir le très bon article de Manet van Montfrans sur l’histoire du « Hollandsche Schwouburg », point de départ de la déportation des Juifs néerlandais, n°1, p. 128‑132) tiennent une large place. De façon intéressante, la critique des lieux de mémoire est menée par des chercheurs mais aussi par les acteurs mêmes du patrimoine mémoriel. Ainsi Annaïg Lefeuvre, guide‑conférencière et anthropologue au Mémorial de la Shoah‑Drancy, revient dans un article sur les difficultés rencontrées depuis l’ouverture du musée en 2012 (« In situ, c’est‑à‑dire en face : le camp de Drancy », n°3, p. 72‑79). Elle montre les tensions que suscite l’ancrage local du musée, en les resituant dans l’histoire de la cité de la Muette, où ont toujours cohabité, non sans mal, usage mémoriel et habitat. Citant les propos d’une habitante quelques semaines avant l’ouverture du musée – « maintenant c’est gris, comme si la mémoire avait figé la cité et que l’on s’interdisait d’y être heureux » (p. 75) –, elle argue que le mémorial situé en face de la Cité a précisément vocation à « délester les habitants du poids du passé par la création d’un lieu à part » (p. 76).
13La dimension politique des usages de la commémoration n’est pas négligée, avec par exemple une excellente étude par S. Michonneau du « village martyr » de Belchite, en Espagne, dont le devenir montre à la fois la mutation globale, en Europe, des usages des ruines, et les particularités du contexte politique espagnol (n°3, « Belchite ou l’impossible dark tourism de la guerre civile espagnole », p. 55‑62). Sous le franquisme, le village, assiégé victorieusement par les Républicains en 1937, puis reconquis par l’armée de Franco en mars 1938, est d’abord l’objet d’une « intense activité patriotico‑touristique » dénonçant la « barbarie rouge‑séparatiste » (n°3, p. 55). Puis, à partir des années 1960, la « fonction héroïque » des commémorations cède « la place à un message rédempteur » (n°3, p. 57), cristallisant « la vision du siège comme celle d’une épreuve, contribuant à convertir la guerre en traumatisme collectif » (n°3, p. 58). Dans cette seconde version, outre que les combattants républicains sont totalement oubliés, la mémoire permet de revivifier sans cesse « la crainte d’un retour de la guerre, alors que l’évolution politique et sociale du pays, sans parler du contexte international, le rendait de plus en plus hypothétique » (n°3, p. 58). Sous la république, enfin, Belchite tente de devenir un monument pour la paix, l’impératif de réconciliation passant sous silence la façon dont ce lieu de mémoire avait été destiné à commémorer la victoire franquiste. La vision victimaire de l’histoire, qui présente Belchite comme un village innocent « pris dans la tourmente d’une guerre cruelle qui lui est foncièrement étrangère » (n°3, p. 59), à l’instar d’Oradour‑sur‑Glane, décontextualise le destin du site pendant et après la guerre. L’échec de la conversion du village en mémorial de la paix illustre finalement les impasses d’une politique de « réconciliation extorquée » (Manuel Reyes Mate), « qui prétendait dresser un aimable portrait de famille où les bourreaux et les victimes figureraient côte à côte » (p. 59). Aujourd’hui, alors que la vague du « tout mémoire » a submergé l’Espagne, Belchite est un « paysage mémoriel » tronqué, encore « largement héritier du cadre d’interprétation que définit la dictature » (p. 62).
La mémoire comme champ disciplinaire dont il s’agit d’étudier la structuration institutionnelle & intellectuelle
14Réfléchir sur les enjeux de mémoire, c’est aussi examiner les « memory studies », la « public history », ou encore le « dark tourism ». Il s’agit ici de faire émerger des concepts communs et des passerelles entre les schémas d’analyse, tout en restant attentif non seulement au contexte historique particulier de chaque désastre remémoré mais aussi au contexte de leur mémorialisation, ou même de l’étude de leur mémorialisation. Par exemple, Wendy Asquith et Charles Forsdick montrent l’émergence des réflexions académiques sur le « dark tourism » dans le monde anglophone, depuis l’invention presque accidentelle du terme par deux universitaires britanniques spécialistes du tourisme en 1996, puis proposent une étude comparative des concepts développés en Angleterre et en France (n°3, « “Dark Tourism” : the Emergence of a Field », p. 46‑54). Cette archéologie comparative est passionnante, parce qu’elle permet de comprendre non seulement comment émergent des tensions dans la construction des lieux de mémoires ou la perception de leurs fonctions – ainsi entre une approche essentiellement affective des horreurs de la guerre et une approche muséographique et éducative, par exemple –, mais aussi en quoi les différences entre les traditions académiques procèdent elles‑mêmes de contextes historiques différents (n°3, p. 50).
15Ce regard réflexif sur vingt ans de constitution d’un champ de recherches pluridisciplinaire débouche sur une véritable perspective critique. Car la plupart des publications sur le tourisme mémoriel, soulignent Wendy Asquith et Charles Forsdick, se bornent à une collection d’études de cas, sans réflexion conceptuelle ou comparative significative. Or les comparaisons sont centrales pour comprendre les enjeux de mémoire : enjeux interculturels, quand deux critiques cités dans l’article, Alan Rice et Johanna Kardux, étudient les attentes différenciées des touristes afro‑américains et des communautés locales concernant l’édification d’un mémorial de l’esclavage au Ghana – sacralisation d’un lieu de mémoire, pour les premiers, versus opportunité d’un investissement touristique d’un site qui a déjà connu d’autres usages depuis l’abolition du commerce transatlantique des esclaves, pour les seconds (n°3, p. 51) ; enjeux historiques, également, quand il s’agit de comprendre si le phénomène du dark tourism est réellement typique de notre époque et de son obsession de la mémoire, ou si, en réalité, comme le suggèrent plusieurs historiens (Casbeard et Booth, cités p. 52), le dark tourism a existé sous des formes différentes lors des époques précédentes. On ne peut que suivre les auteurs quand ils en appellent finalement à une approche comparatiste et intersectionnelle de lieux de mémoire souvent porteurs de plusieurs mémoires de la souffrance9.
Champs de bataille
16On voit que l’un des grands intérêts de Mémoires en jeu est ainsi de faire comprendre avec clarté la complexité des débats, d’exposer les lignes de fracture esthétiques, politiques et académiques relatives à l’historiographie et à la mémoire des violences du xxe et du xxie siècles. Reconstruction politique qui divise (ainsi dans l’article de Jean‑Yves Potel « Un nouveau récit national pour la Pologne », n°1, p. 108‑112) ou terrain de débats disciplinaires (voir par exemple l’entretien avec Catherine Brice sur l’histoire publique, discipline historique nouvelle et très discutée, n°1, p. 26‑29), la mémoire est un champ de bataille que les auteurs de la revue essayent d’aborder sans réponses préconçues.
17Ponctuellement, Mémoires en jeu dévoile pourtant, comme toute entreprise scientifique, certains biais et partis pris discutables. Ainsi, pour contrebalancer la critique sans appel que fait l’historien Omer Bartov du livre Black Earth de Timothy Snyder (« What more can be said about the Holocaust ? », n°1, p. 103‑107), la revue accorde un entretien à T. Snyder dans le numéro suivant (« Du nouveau sur l’histoire de la Shoah », n°2, p. 99‑101). On pourrait voir dans ce droit de réponse une illustration de l’esprit d’ouverture d’une revue qui tient à donner leur place à tous les points de vue savants. Néanmoins, en ouverture de l’entretien avec Snyder, la présentation du débat par Jean‑Yves Potel donne clairement le dernier mot au second : Omer Bartov est qualifié de « polémique » dans sa critique, quand T. Snyder est présenté comme l’auteur de « maîtres livres » sur l’histoire de la Shoah. Pourtant, O. Bartov est un historien reconnu dont la critique du livre de Snyder semble parfaitement fondée, et la réception de Black Earth, aux États‑Unis comme en Europe, a été très critique.
18Cette difficulté relative à se placer au‑dessus des controverses, pour en éclairer les enjeux plutôt que pour prendre parti, est également sensible, ponctuellement, dans la très riche rubrique des comptes rendus. La question du témoignage, qui se trouve au cœur de nombreuses recensions, fait l’objet d’âpres discussions, comme le montre par exemple la critique au vitriol d’un numéro de la revue Europe10. De ce point de vue, on peut souhaiter qu’un prochain dossier permette de donner la parole à tous les acteurs du débat, de façon à ce que le public non spécialiste comprenne pourquoi le témoignage divise tant la communauté scientifique. Mémoires en jeu n’en reste pas moins une revue passionnante, pour les spécialistes des questions de mémoire comme pour tous ceux qui tentent de comprendre le monde contemporain : c’est un outil pédagogique, civique et scientifique essentiel à mettre entre toutes les mains.