Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mars 2018 (volume 19, numéro 3)
titre article
Christophe Cosker

Antitropicalité de la littérature mauricienne contemporaine

Markus Arnold, La Littérature mauricienne contemporaine. Un espace de création postcolonial entre revendications identitaires et ouvertures interculturelles, Berlin, Lit Verlag, coll. « Littératures et cultures francophones hors d'Europe », 2017, 553 p., EAN 9783643131935

« The Empire writes back with a vengeance. »
Salman Rushdie

1Parmi les travaux sur l’indianocéanisme littéraire, l’ouvrage de Markus Arnold se concentre, à la suite de celui de Jean‑Georges Prosper1, sur l’île Maurice. Mais si le lieu étudié, à savoir l’île, reste le même, la perspective change, car il s’agit moins d’une histoire francophone que d’une analyse postcoloniale comparative des productions littéraires francophones et anglophones de l’île Maurice. M. Arnold prend pour point de départ le mythe du paradis tel qu’il est appliqué à l’île Maurice par Bernardin de Saint‑Pierre, Joseph Conrad ou encore Mark Twain. Maurice était alors considérée tantôt comme la perle de l’océan Indien, tantôt comme l’Athènes de la mer des Indes. Ce constat lui permet d’opposer un ancien regard extérieur à un nouveau regard intérieur, celui de Nathacha Appanah dans Blue Bay Palace (2003) ou encore celui d’Ananda Devi dans Ève de ses décombres (2006).

2Aussi le but de cet ouvrage est‑il d’analyser la littérature de l’île Maurice sous l’angle de la contemporanéité, en commençant l’étude dans les années 1990 et au tournant de l’an 2000. La méthode comparatiste invite à rapprocher les romans francophones dominants des romans anglophones dominés. Pour faire droit à la remarque de Jean‑Marie Gustave Le Clézio sur la violence de cette littérature, M. Arnold s’appuie sur le concept d’antitropicalisation, c’est‑à‑dire de démystification du paradis insulaire. L’essayiste s’appuie sur un vaste corpus d’auteurs : Nathacha Appanah, Lilian Berthelot, Tarachun Bissoonauth, Julia Blackburn, Ramesh Bucktawar, Lindsey Collen, Bertrand de Robillard, Carl de Souza, Ananda Devi, Bhagheeruthy Gopaul, Marie‑Thérèse Humbert, Serge Ng Tat Chung, Chaya Parmessur, Shenaz Patel, Barlen Pyamootoo et Amal Sewtohul. Afin de rendre compte des lignes directrices de cet essai, nous proposons de relire les cinq chapitres de cet ouvrage en suivant trois prismes : celui du passé, celui de la femme et celui du regard.

Le poids du passé

3Les trois premiers chapitres de l’essai s’interrogent d’abord respectivement sur l’histoire, la mémoire et l’identité. Le premier chapitre pose la question de l’histoire, du champ et des langues. Le point de départ de la réflexion est celui de l’histoire coloniale qui place Maurice entre les deux puissances occidentales qui se disputent les îles de l’océan Indien au xixe siècle, à savoir la France et l’Angleterre. En effet, l’île, qui se trouve sur la route de la soie, n’est pas habitée avant le xviie siècle. L’une des particularités de Maurice réside précisément dans cette situation d’une double colonisation par l’Europe, une première fois par la France jusqu’en 1810, puis par l’Angleterre. Ainsi l’île de France devient‑elle l’île Maurice. C’est cette histoire coloniale qui explique le peuplement de l’île – conformément à l’entreprise coloniale combinant esclavage puis engagisme –, par des immigrés venus d’Afrique – mazambique signifiant « sauvage » en créole de Maurice – mais aussi et surtout de l’Inde, qui donne son nom à l’océan dans lequel baigne l’île.

4Dans le sillage de Vicram Ramharai (2006), M. Arnold s’interroge ensuite sur « Le Champ littéraire mauricien ». Il met en perspective cette approche sociologique avec le concept de système littéraire et compare la littérature de Maurice aux littératures exotiques et postcoloniales. Employant le concept de « palier régional », il compare souvent l’île Maurice à celle de la Réunion, en se fondant sur les travaux de Valérie Magdeleine‑Andrianjafitrimo et de Jean‑Claude Carpanin Marimoutou. Du point de vue de la langue, il analyse également la présence du créole dans les textes anglophones et francophones. Conformément à la lecture postcoloniale du corpus, la question de l’histoire est relayée par celle de la mémoire et cette histoire postcoloniale est celle des dominés et des subalternes, comme le rappelle le concept d’histoire par le bas – history from below. M. Arnold analyse alors Terres d’orages (2003) de Ng Tat Chung, Le Silence des Chagos (2005) de Shenaz Patel, Les Rochers de Poudre d’or (2003) et Le Dernier frère (2005) de Nathacha Appanah, sans oublier Boy (2004) de Lindsey Collen et Histoire d’Ashok (2001) d’Amal Sewtohul. C’est la mémoire de l’esclavage qui pose problème. La réflexion sur l’identité est centrée sur la figure du métis, celui que Malcolm de Chazal appelle nègre blanc. Malgré sa déploration nostalgique du passé colonial, « létemps longtemps » en créole, La Maison qui marchait vers le large (1996) de Carl de Souza coïncide avec une exaltation de la figure du métis qui coïncide, dans le discours politique, avec le symbole de l’union harmonieuse, selon un mythe déconstruit par une littérature antitropicale qui indique les enjeux contraires. C’est ce que fait Bertrand de Robillard en rejetant les taxonomies coloniales dans L’Homme qui penche (2003).

La femme & le discours sexuel

5Le quatrième chapitre traite des « Identités de genre : antagonismes entre les sexes ». La femme est ici traitée en elle‑même et pour elle‑même, mais aussi comme un thème allégorique. En effet, le féminisme rejoint le postcolonial pour s’opposer au colonialisme et à la domination masculine. En prenant pour point de départ les théories modernes du genre autour de Judith Butler, M. Arnold s’intéresse à la femme dans la littérature mauricienne à fois comme sujet et comme objet, d’autant plus que de nombreuses femmes écrivent à Maurice, parmi lesquelles Shenaz Patel, Ananda Devi, Lindsey Collen et Nathacha Appanah. Conformément aux théories modernes du genre, la littérature de Maurice remplace le roman d’amour qui met en scène une femme blanche hétérosexuelle appartenant à la classe moyenne par des personnages dont l’histoire sexuelle est marquée par le viol, l’inceste ou encore la prostitution et la pornographie. M. Arnold analyse notamment Ève de ses décombres (2006) d’Ananda Devi, Blue Bay Palace (2003) de Nathacha Appanah et The Rape of Sita (1993) de Lindsey Collen. Dans cette littérature, le personnage féminin, comme le montre aussi Spivak, n’est pas seulement une femme du tiers‑monde ; il est également symbole de subalternité et de domination ; il renvoie au personnage de l’esclave ou du colonisé, quel que soit son sexe.

Dialectique de l’intériorité & de l’extériorité

6Le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule « Éclatements d’espaces et d’imaginaires : “antitropicalisation”, topographies de l’étrange, renversements du regard ». Après un point de départ sur l’ancien regard extérieur des écrivains coloniaux sur l’île Maurice, de Bernardin de Saint‑Pierre à Mark Twain en passant par Joseph Conrad, M. Arnold s’intéresse à la formation d’autres types de regard, plus spécifiques à Maurice. Cette spécificité n’est guère apparente dans le premier roman écrit à Maurice en 1803 par Barthélémy Huet de Froberville, Sidner ou les dangers de l’imagination, qui est une réécriture des Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe, ni dans les poèmes de Léoville L’homme, qui réclame « un peu du sol gaulois ». Une tendance différence naît avec un regard intérieur, que M. Arnold caractérise comme un regard autochtone antitropical. Pour ce faire, il oppose le Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint‑Pierre au Bénarès (1999) de Barlen Pyamootoo. Ce regard intérieur est complété par l’analyse de Les Jours Kaya (2000) de Carl de Souza, La Vie de Joséphin le fou (2003) d’Ananda Devi ou encore Les Voyages de Sanjay (2009) d’Amal Sewtohul. Une variante de ce deuxième regard mérite d’être distinguée pour elle-même, celle du regard autochtone qui se déplace pour dire l’île depuis un ailleurs, comme Nathacha Appanah dans La Noce d’Anna (2005). Il en va de même du déplacement vers l’Inde dans Indian Tango (2007) d’Ananda Devi ou encore du déplacement vers l’Irak dans Le Tour de Babylone de Barlen Pyamootoo.


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7L’essai de M. Arnold propose d’ordonner le foisonnement de l’écriture littéraire à Maurice et de dépasser la violence d’Ananda Devi, le minimalisme de Barlen Pyamootoo ou encore le cosmopolitisme d’Amal Sewtohul. La littérature mauricienne contemporaine francophone et anglophone a été étudiée par M. Arnold d’abord aux prismes de l’histoire, puis de la féminité et enfin du regard. Depuis le début des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, la littérature de Maurice se développe comme une littérature autochtone qui n’est néanmoins pas sédentaire, comme le montrent des écrivains souvent diasporiques. C’est la raison pour laquelle nous proposons, conformément à la dialectique du sous‑titre entre repli sur soi et ouverture interculturelle, de laisser de côté toute substantialisation de la littérature mauricienne, contemporaine ou non, pour étudier Maurice, non pas seulement comme un espace (post)colonial de création dans l’océan Indien en particulier et dans le monde en général, mais comme une île ouverte à la circulation des discours littéraires.

81  Jean-Georges Prosper, Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Stanley/Rose-Hill (Maurice), éditions de l’océan Indien, 1994.