Jean Giono : au‑delà du romancier, un penseur politique
1L’essai publié par Édouard Schaelchli, Jean Giono, le non‑lieu imaginaire de la guerre. Une lecture de l’œuvre de Giono à la lumière de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, est issu de la thèse que l’auteur avait soutenue en 2016 à l’Université Bordeaux‑Montaigne. Il vient attirer l’attention de la critique sur une œuvre encore peu étudiée de Jean Giono, si ce n’est à travers de courts articles ou bien de façon secondaire, dans une perspective biographique ou à l’intérieur de critiques plus larges. Il confirme par ailleurs une tendance relativement récente dans le champ de la critique gionienne, à savoir le développement d’études portant sur les textes non romanesques de Giono, notamment ceux datant de son engagement pacifiste des années trente1 : pendant longtemps, c’est en effet le « Giono romancier » qui a intéressé la critique tandis que le « Giono penseur » (tome 1, p. 63) a bien souvent été négligé, victime d’un discrédit sur lequel É. Schaelchli revient longuement dans son essai.
2Le but de l’ouvrage est de renverser cette perspective dominante, d’enfin prendre pleinement « au sérieux » (t. 1, p. 38) la pensée politique de Giono et de proposer la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix2, court texte pacifiste écrit en 1938, comme une clé de (re)lecture de l’ensemble de l’œuvre gionienne. Pour ce faire, É. Schaelchli s’attache à critiquer la place inférieure et marginale qui fut jusqu’alors réservée à la Lettre ainsi qu’aux autres textes politiques de Giono, en mettant en avant la profondeur et la complexité de la pensée de l’écrivain. Afin de rendre à la Lettre la place centrale qu’elle mérite, l’ouvrage interroge l’actualité de ce texte à différents moments de son histoire, utilisant un spectre historique élargi qui va de l’année de parution originale de la Lettre, en 1938, jusqu’au début des années 2000. À cette approche socio‑historique et à cette étude de la réception, se mêle un travail biographique qui vise à contrer la « légende » de Giono (t. 1, p. 49) édifiée par Pierre Citron3 et perpétuée par d’autres critiques tels que Henri Godard4, afin de faire de la Lettre un pivot permettant de comprendre le « passage d’un Giono à l’autre » (t. 1, p. 63), entre 1934 et 1948. De façon générale, É. Schaelchli ne cesse de multiplier les angles d’approche de son objet, d’une part en adoptant une démarche pluridisciplinaire, d’autre part en instaurant un dialogue entre Giono et des écrivains et penseurs très divers venus de tous bords, parmi lesquels on peut citer Albert Camus, Maurice Blanchot, Charles Péguy, Nicolas Berdiaeff, René Girard, Bernard Charbonneau ou encore Jean Baudrillard.
3Cette liste, loin d’être exhaustive, laisse pressentir ce qui donne à cet essai ses mérites mais aussi ses écueils. On ne peut que saluer la richesse et l’originalité des rapprochements soumis par É. Schaelchli, qui mettent en avant des affinités entre Giono et d’autres écrivains jusqu’ici peu ou non étudiées et proposent des prolongements inattendus à sa pensée. Mais l’ambition d’une lecture plurielle et totalisante amène bien souvent É. Schaelchli à emprunter des détours qui nous font perdre de vue le point nodal du livre : la Lettre, entourée de considérations qui ne lui sont souvent que très indirectement reliées, semble noyée dans cette masse que représentent les quelques 900 pages de cet essai, paru en deux volumes. Malgré l’effort — qui semble parfois poussif, voire artificiel — que fait l’auteur pour en rappeler le souvenir à son lecteur, le centre de l’ouvrage court ici le risque d’être éclipsé par ses multiples périphéries. Ces dernières mettent également en danger la cohérence de l’ensemble de l’étude mais aussi de ses différentes parties.
4Il n’en demeure pas moins que l’essai d’É. Schaelchli apporte un éclairage nouveau sur l’œuvre de Giono, renversant la perspective critique traditionnelle et proposant de voir en cet écrivain, au‑delà du romancier, un véritable penseur politique qu’il convient de « prendre au sérieux » (t. 1, p. 38). Trois points peuvent être retenus pour une restitution critique de l’ouvrage : l’échec de la Lettre dans sa tentative de répondre à son actualité ; la place centrale qu’occupe ce texte dans l’œuvre et la vie de Giono ; la portée historique nouvelle qu’É. Schaelchli souhaite donner à cet écrit.
Un texte condamné à l’inactualité
5É. Schaelchli commence dans son essai par étudier la dimension historique de la Lettre en explorant les deux versants que comporte tout acte d’écriture, à savoir l’intention de l’auteur au moment où il écrit son texte, et la réception par le lecteur de ce texte au moment de sa parution. Entre ces deux temps, nous le verrons, s’instaure un décalage qui semble condamner la Lettre à l’inactualité.
6La Lettre, rappelons‑le,est écrite par Giono au moment où la menace de la guerre se fait de plus en plus pressante. Après avoir annexé l’Autriche en mars 1938, l’Allemagne a désormais des visées sur la Tchécoslovaquie ; ce temps de crise, connu aujourd’hui sous le nom de « crise des Sudètes » donne à tous l’impression que la guerre est inéluctable. Dans cette période de tension paroxystique, Giono conçoit sa Lettre comme une réponse aux exigences du moment, un « message » qui constitue un moyen ultime d’intervenir dans l’Histoire et d’enrayer la marche des événements. Or, selon lui, seul le monde paysan peut constituer cette force d’opposition capable d’arrêter la guerre, c’est donc à lui que Giono s’adresse. La guerre est en effet la conséquence logique des choix d’une civilisation qui s’est orientée vers l’industrie, la technique, le capitalisme. Dans cette société moderne, l’individu est tenu par l’appareil étatique qui le contrôle par le biais de l’argent :
Nous sommes dans l’extrême multiplication des générations que la technique a entassées dans les villes. De ce côté‑là il ne reste plus aucun homme naturel. Partout ce sont eux qui gouvernent. Partout ils font les lois ; les lois régissent votre vie, les lois qui enchaînent au gouvernement de l’état, à leur gouvernement l’exercice de votre vie et la décision de votre mort.5
7En somme, la société industrielle moderne constitue un véritable état de guerre. Les seuls exclus de cette société et de son système, ce sont les paysans dans la mesure où ils sont étrangers au « social », ayant la possibilité de vivre de façon autarcique, en marge du monde moderne, en se contentant des « vraies richesses » qu’il tire de la terre. Par sa Lettre, Giono lance donc un appel désespéré aux paysans afin de les inciter à arrêter la guerre — non par la violence, mais par une résistance pacifiste. Face à l’ordre de mobilisation, les hommes doivent opposer une immobilité tranquille ; les femmes des paysans, quant à elles, plutôt que de répondre à la réquisition du blé par l’État, doivent détruire leurs stocks et ne garder que ce qui leur est nécessaire pour vivre. Ce geste simple, qui s’oppose au geste traditionnel du guerrier ou du révolutionnaire, est pourtant celui par lequel l’Histoire peut être arrêtée. Ainsi, c’est bien le paysan qui représente pour Giono la vraie figure de l’antifasciste et de l’anarchiste. É. Schaelchli souligne à raison l’originalité de la position gionienne dans le champ intellectuel de l’entre‑deux‑guerres : renvoyant dos à dos le fascisme et le communisme, l’écrivain choisit une troisième voie, celle du pacifisme paysan.
8La Lettre a donc pour intention de s’inscrire dans un moment historique, celui où tout peut basculer selon le choix que feront les paysans entre la guerre et la paix — moment qui est également mythique, à la fois passé et futur car pris dans le cycle éternel des guerres qui se succèdent depuis toujours. Au moment où la guerre semble se rapprocher toujours plus, Giono, en écrivant sa Lettre, pense accomplir un rôle historique. Toutefois, par un miracle inespéré et pourtant prédit6, la guerre n’a pas lieu : à la place de l’événement attendu, survient un délai, une suspension qui fait apparaître la Lettre non comme « un acte politique subversif », « en rapport avec son contexte immédiat », mais comme « une réflexion d’ordre général « sur la pauvreté et la paix » » (t. 1, p. 179). Lorsque le texte paraît, en décembre 1938, l’heure du débat sur la guerre est passée. De plus en plus, le pacifisme apparaît comme une idéologie ne tenant pas compte des réalités et faisant le jeu de la stratégie d’Hitler au lieu de réellement s’opposer à lui. Dès lors, il ne s’agit plus de choisir entre la guerre et la paix, mais de s’interroger sur les conséquences possibles d’un compromis avec le nazisme. Ainsi, dès sa publication, la Lettre apparaît comme inactuelle, ou tout du moins est détachée de son actualité. « N’ayant pas lieu dans le moment voulu de l’événement avec lequel il cherche à coïncider, [le texte] n’entre pas réellement dans l’Histoire, il en sort même plutôt » (t. 1, p. 178).
9Cette inactualité de la Lettre se confirme par la suite : après l’armistice du 17 juin 1940, l’Occupation offre au texte un nouveau contexte de lecture qui fait apparaître le pacifisme intégral de Giono comme un acte de démission devant le totalitarisme nazi, et par conséquent une forme de collaboration passive et honteuse. Dès lors, la Lettre devient gênante et n’est plus regardée par Giono et par ses défenseurs que comme « une fantaisie de circonstance ne méritant pas d’être prise au sérieux » (t. 1, p. 190). Au mieux, elle est considérée par les historiens comme un objet historique reflétant les tendances de son époque, à savoir le pacifisme et le retour à la nature. Au pire, elle est récupérée par les détracteurs de Giono — principalement par les communistes, pendant l’Occupation et à la Libération — comme une preuve à charge de la lâcheté et de la trahison de l’écrivain de Manosque. É. Schaelchli reconnaît lui‑même que la Lettre peut être vue comme un « contre‑sens historique » (t. 1, p. 280), une erreur d’appréciation de la part de Giono, puisque le pacifisme dont il fit preuve dans les années trente, loin de freiner la guerre, a au contraire servi le jeu d’Hitler et favorisé le désastre de la seconde guerre mondiale. Au‑delà de la question du pacifisme, la volonté d’orienter la société moderne vers un retour aux modes de production paysans et artisanaux semble, quant à elle, complétement dépassée aujourd’hui, après que les Trente Glorieuses ont décisivement conduit à la « fin des paysans » (t. 2, p. 275).
La Lettre, un pivot central dans l’œuvre & la vie de Giono
10La Lettre retient l’attention d’É. Schaelchli également parce qu’il voit en elle un point pivot dans l’évolution de Giono. L’engagement de l’écrivain, dont on peut dater les débuts en 1934, est suivi par une rupture radicale qui s’articule à la période de la seconde guerre mondiale : dès 1940, et au moment où il revient sur la scène littéraire en 1948, Giono adopte une attitude de désengagement. Sa Lettre étant devenue inactuelle, gênante, voire irrecevable, il la renie, et avec elle toute la période dite « du Contadour ». Il s’agit désormais pour l’écrivain de se métamorphoser, sous peine de disparaître, et de sacrifier tout un pan de sa vie et de son œuvre qui font l’objet d’un discrédit principalement créé par le Comité National des Écrivains, sorte de « contre‑Académie »7 née de la Résistance qui domine le champ littéraire de l’immédiate après‑guerre. Dans ses Entretiens avec Amrouche, en 1952, Giono affirme ainsi :
Le Contadour, c’était proprement zéro. Mon idée première était de faire simplement connaître ces lieux exquis et magnifiques au plus grand nombre de gens. Dès que c’est devenu une machine à discuter, dès que c’est devenu une chapelle, moi, je m’en suis séparé8. […]
Les livres que j’écrivais, ce n’était pas du tout des messages. Le mot « message » était dans l’atmosphère. On a appelé ça des messages. Par maladresse ou inconscience, j’ai laissé accréditer le mot « message9 ».
11P. Citron, dans sa biographie, entérine l’idée que la période du Contadour, et avec elle l’écriture de la Lettre, relève d’un « malentendu » dû au caractère naïf et maladroit d’un homme avant tout poète et romancier, en aucun cas « homme d’action » : le « mythe autobiographique » de Giono se trouve ainsi consolidé par un « écran biographique » (t. 2, p. 78). Plus encore, la période de l’engagement pacifiste de Giono est présentée comme une parenthèse dans la trajectoire d’un écrivain sans contradictions, ayant toujours eu une écriture fondamentalement romanesque. Dans cette perspective, les textes politiques de Giono, et tout particulièrement ses textes pacifistes, sont perçus comme des écrits dictés par des circonstances historiques totalement étrangères à la logique poétique interne de l’œuvre gionienne. La Lettre fait l’objet d’une critique particulièrement sévère de la part de P. Citron dans la « Notice » de l’édition de la Pléiade : elle est perçue comme un texte que Giono a écrit uniquement par « devoir » (t. 2, p. 21) et où il se fait pédagogue en vue d’être compris par le public paysan auquel il s’adresse, répétant et vulgarisant ce qu’il a déjà écrit dans son essai Le Poids du Ciel paru quelques mois plus tôt.
12Ce dénigrement de la Lettre et de la période de l’engagement de Giono explique en grande partie la place inférieure et marginale qui fut laissée à ses œuvres non‑romanesques. Les choix éditoriaux de la collection de la Pléiade, qui ne publie que tardivement les textes politiques de Giono et les réunit dans un volume séparé du reste de son œuvre10, « institue[nt] entre le romancier et son action une rupture en même temps qu’elle donne l’illusion d’une indépendance du travail de l’imagination par rapport à des circonstances dont l’engagement politique serait au contraire complétement tributaire » (t. 2, p. 19).
13É. Schaelchli critique avec force cette vision traditionnelle du parcours de Giono, qu’il entend bien renverser. La lecture réductrice de l’engagement de Giono se voit complexifiée par la prise en compte du fait que les actions politiques de l’écrivain s’entremêlent, au même moment, à des relations adultères dont P. Citron se garde bien de parler11. Selon É. Schaelchli, l’engagement de Giono ne se fait pas au nom d’un « sens du devoir » interrompant l’élan romanesque de l’écrivain, mais doit se comprendre comme une véritable stratégie, « stratégie de conquête à la fois érotique et politique d’un public inséparablement constitué d’hommes et de femmes, de rivaux et d’objets amoureux » (t. 2, p. 93). En ce sens, le politique et le poétique ne doivent pas être tenus pour séparés chez Giono, puisqu’ils relèvent tous deux d’un même élan de conquête. Par ailleurs, É. Schaelchli constate que Giono n’a pas entièrement renié ses idées politiques d’avant‑guerre, bien qu’elles ne soient plus mises en avant au moment de son retour en 1948. On en retrouve des échos dans des textes plus tardifs, notamment dans ses chroniques journalistiques des années 1960, dont certains passages rappellent beaucoup des formules présentes dans la Lettre ou dans Le Poids du Ciel. Ceci est le signe, selon É. Schaelchli, de « la persistance profonde de la pensée de 1938 » (t. 2, p. 397) et donc d’une continuité entre le « Giono penseur » des années trente et le romancier désillusionné de l’après‑guerre.
14La relecture biographique qu’opère É. Schaelchli lui permet d’effectuer une sorte de révolution copernicienne dans l’approche critique de la Lettre et plus généralement de la pensée politique gionienne. Ce texte « mineur », relégué à une place marginale dans l’œuvre et le parcours de Giono, est cette fois placé en son centre. Il permet de mieux comprendre les profonds changements initiés dans l’écriture de Giono, dans son rapport à l’activité d’écrivain ainsi que dans sa manière de concevoir la littérature, tout en affirmant une continuité qui ne tient pas, artificiellement, à la mise en parenthèse d’une période vue comme gênante, mais au constat d’un lien intime entre le poétique et le politique.
Actualité de la Lettre : (post)modernité de « l’antimoderne » Giono
15L’ultime façon de réhabiliter la Lettre ainsi que la pensée de Giono reste cependant peut‑être de leur conférer une actualité, une modernité qui jusqu’ici leur avaient toujours été refusées. É. Schaelchli a bien montré que, dès sa parution, la Lettre semble être condamnée à l’inactualité en raison du décalage qui s’instaure entre le moment de l’écriture et celui de la lecture — inactualité qui explique en partie la place marginale qu’on lui a attribuée dans l’œuvre de Giono. Pourtant, en regardant ce texte d’un autre point de vue, à partir de l’histoire déterminée par la victoire de 1945, on peut lui donner une portée historique nouvelle.
16Selon É. Schaelchli, si la Lettre est aujourd’hui perçue comme un « contre‑sens historique », c’est parce que Hitler est devenu dans et par l’Histoire la figure du « mal absolu ». Or, ce que la Lettre désigne, en lieu et place d’un mal radical incarné par Hitler, c’est « la possibilité d’un mal plus radical encore, mais non incarné, n’existant que sous la forme diffuse d’un principe de décomposition » (t. 1, p. 295) propre à la société moderne. Aussi, la seule victoire qui compte n’est pas celle remportée contre le nazisme, mais celle contre ce qui constitue précisément le problème de la crise qui déboucha sur la seconde guerre mondiale, à savoir l’aliénation de l’humanité à la technique, à l’agent, à l’industrie.
17La pensée politique de Giono, qui voyait un lien intime entre la société capitaliste moderne et l’état de guerre, n’apparaît pas comme dépassée lorsqu’on la met en regard avec les écrits d’autres écrivains dans les années d’après‑guerre. Ainsi Jean Cassou constate‑t‑il, comme l’avait prédit Giono12, que la victoire de 1945 n’a pas débouché sur une paix véritable, mais sur un nouvel ordre mondial partagé désormais entre les deux impérialismes russe et américain, en perpétuelle concurrence :
La puissance aspire à la puissance et emploie des moyens de puissance ; le plus sûr est la guerre à tous les degrés de température : froide, chaude, atomique, voire pacifique puisque, désormais, une proposition de paix s’appelle une « offensive ». Il est absolument vain de se demander lequel des deux a raison et, s’il est vrai, comme ils le prétendent dans leur polémique de propagande, que l’un défend la liberté, l’autre la paix : ils ne défendent rien du tout, sinon leur puissance, ce sont deux puissances armées de leur volonté de puissance. Une supposition que la guerre soit devenue complètement effective, c’est‑à‑dire ait entrepris la destruction complète de cette planète : les deux impérialismes auront été alors, chacun par sa nature, la cause de la guerre. Accepter d’entrer dans un des deux systèmes impérialistes, dans l’un des deux blocs, c’est participer à la responsabilité de la guerre, c’est vouloir la guerre.13
18Bernard Charbonneau (vu par beaucoup comme le précurseur de l’écologie moderne) tient quant à lui des propos faisant écho à ceux de Giono lorsqu’il affirme ne pas avoir voulu s’engager dans la Résistance parce qu’il croyait à la nécessité morale de rester disponible, après la guerre, pour le grand combat qui s’engagerait alors face à la mutation provoquée par ce qu’on appelle aujourd’hui « la techno‑science » (t. 1, p. 295). D’autres penseurs, tels que Georges Bernanos, Jacques Ellul14, se montrent également préoccupés par l’évolution de la société industrielle moderne en tant qu’elle asservit l’homme à une production et à une consommation liées à un processus de destruction. À cet égard, la pensée de Giono peut être considérée comme une forme précurseur de la pensée alternative et notamment du courant en faveur de la décroissance, auquel É. Schaelchli se montre lui‑même favorable15.
19Le plus merveilleux écho que trouve la Lettre dans l’Histoire reste cependant celui fourni par « l’aventure du Larzac », qu’É. Schaelchli évoque dans la partie finale de son essai. La lutte du Larzac, rappelons‑le, commença en octobre 1970 (quelques jours après la mort de Giono) et dura jusqu’en 1981. Elle consiste en un mouvement de désobéissance civile non‑violente des paysans du Larzac, soulevés contre l’expropriation de leurs terres suite au projet d’agrandir un camp militaire. Elle est également le terreau du mouvement altermondialiste français, qui voit dans le phénomène de la mondialisation un « processus de désappropriation des hommes à l’égard de la terre qu’ils habitent » (t. 2, p. 435). Cet événement fait de Giono un visionnaire, au sens où il fut le premier à associer le destin de la paysannerie au refus de voir la chose militaire s’emparer des campagnes. Sur le plateau du Contadour comme sur celui du Larzac, qui semblent se refléter comme dans un miroir, la nature joue le même rôle de refuge d’une liberté qui ne peut s’exprimer qu’en rupture avec l’ordre social.
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20É. Schaelchli, en conférant à la Lettre une actualité nouvelle, entend ainsi montrer qu’elle n’est pas à lire comme un simple opuscule de circonstance, aujourd’hui totalement dépassé. Le caractère « antimoderne » voire passéiste de Giono, qui lui fut souvent reproché, est en réalité le fondement même de sa modernité, laquelle est nécessairement toujours en décalage avec son propre temps puisqu’elle introduit en lui une rupture. É. Schaelchli conclut son ouvrage en rapprochant Giono du courant de la postmodernité : comme cette dernière, la pensée gionienne vise en effet à miner les mythes qui fondent la modernité, comprise cette fois comme ce courant issu de l’idéologie des Lumières qui croyait dans le progrès, dans la raison et dans la science. À la façon de Berdiaeff — dont Giono était un lecteur assidu16 — on peut se demander si ce n’est pas plutôt cette « modernité » qui paraît aujourd’hui dépassée, voire « arriérée » (t. 2, p. 464), étant donné que le « progrès » et la « raison » n’ont finalement abouti qu’à des guerres toujours plus violentes et ont donné naissance à une société de consommation aliénante, semblant courir à la catastrophe.
21En redonnant une portée historique à la Lettre, É. Schaelchli refuse de la réduire à une simple erreur, une « fantaisie de circonstance », mais entend au contraire mettre en avant la complexité et la profondeur de la pensée gionienne, jusqu’ici trop sous‑estimée. Il entend par là conjurer la façon dont « le Giono poétique » éclipse la plupart du temps, et bien injustement, « le Giono politique » (t. 1, p. 63).