Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mars 2018 (volume 19, numéro 3)
titre article
Christophe Cosker

L’océan Indien littéraire au XVIIIe siècle

Chantale Meure et Guilhem Armand (dir.), Lumières et océan Indien. Bernardin de Saint-Pierre, Évariste Parny, Antoine de Bertin, Paris, Classiques Garnier, 2017, 347 p., 978-2-406-06183-0.

« N’est-ce pas cette imprégnation totale du corps et de l’esprit qui donne au lieu une dimension non plus simplement factuelle, mais humaine, sociale et mythique, l’intégrant dans les préoccupations d’une époque, celle de la fin des Lumières, autour des grands débats sur l’esclavage et la liberté, la civilisation et ses illusions, dans une démarche qui intègre le sensible l’intellectuel ? » (Lumières et Océan indien…, op. cit., p. 11)

1Les actes de colloque, mis en œuvre par Chantale Meure et Guilhem Armand, traitent de la place de l’océan Indien dans la littérature française, et des relations entre centre et de périphérie, la métropole française et de ses colonies de l’océan Indien au siècle des Lumières. Le colloque s’est tenu du 24 au 26 septembre 2014, sous l’intitulé : « Émergence d’une littérature de l’océan Indien au tournant des Lumières : Bernardin de Saint-Pierre, Parny, Bertin ». Il était lié à deux institutions : l’Observatoire des Sociétés de l’Océan Indien (OSOI) et le laboratoire Déplacements, Identités, Regards, Écritures (DIRE). Son but était de comparer trois écrivains français liés à l’océan Indien et dont l’œuvre a principalement été produite entre 1770 et 1810, c’est-à-dire au tournant des Lumières — Bernardin de Saint-Pierre et Évariste Parny, tous deux académiciens, meurent la même année, en 1814 ; Évariste Parny est lié à la fois à Bernardin de Saint-Pierre et à Antoine de Bertin. Contemporains, ces trois écrivains contribuent à l’émergence littéraire de l’océan Indien au tournant du XVIIIe siècle. Les actes de ce colloque reprennent moins la théorie de l’émergence qu’ils ne théorisent une poétique de « l’émergement », ainsi définie :

« Le substantif rare serait plus adapté pour dire cette manifestation simultanée qui fait apparaître une zone géographique, non pas soudainement et ex nihilo, mais plus clairement, à travers les regards impliqués qui ont vécu à son contact les expériences de la présence ou de l’absence, du déracinement, du déchirement, de l’exil, propices à la nostalgie et au rêve des origines. » (p. 11)

2Il s’agit donc d’un ouvrage de littérature comparée sur trois auteurs d’importance inégale au tournant des Lumières, Bernardin de Saint-Pierre occupant davantage le devant de la scène littéraire qu’Évariste Parny et plus encore qu’Antoine de Bertin.

3L’ouvrage se compose de trois parties ; la première étudie l’émergence des deux derniers auteurs ; la deuxième celle du premier, et la dernière s’intéresse à leurs postérités et fortunes. Nous proposons de défaire momentanément cette structure comparative pour rendre à chacun ce qui lui appartient en analysant d’abord le discours critique sur l’auteur de Paul et Virginie (1788) avant de nous intéresser au « Tibulle français », selon l’expression de Catriona Seth, et enfin à un nouveau Properce.

L’auteur de Paul et Virginie (1788) : Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814)

4Dans l’article intitulé « L’Usage de l’Inde dans les fictions de Bernardin de Saint-Pierre », Chantale Meure rappelle que le séjour de l’auteur éponyme dans l’océan Indien se déroule entre 1768 et 1770. Il se décompose en deux ans et trois mois à l’île Maurice — alors île de France — et six mois à la Réunion — alors île Bourbon. Dans son article « Émancipation coloniale et littérature émergente aux Mascareignes à la fin du XVIIIe siècle », Jean-Michel Racault présente le discours littéraire de Bernardin de Saint-Pierre comme un corpus hétérogène composé de romans, Paul et Virginie (1788) et La Chaumière indienne (1790), d’un témoignage, Voyage à l’île de France (1790) ainsi que de réflexions politico-économiques : Études sur la nature (1784) et Vœux d’un solitaire (1789).

5Dans son article « Paul et Virginie et l’émergence d’une littérature indianocéanique. Éléments et problèmes », Colas Duflo définit le concept d’indianocéanisme comme « une littérature qui parle l’océan Indien plutôt qu’elle ne parle de l’océan Indien » (p. 150). La construction transitive directe du verbe « parler » correspond au roman de Bernardin de Saint-Pierre dans lequel la délégation de la parole au vieillard permet de faire parler l’océan Indien. Colas Duflo souligne également le passage d’une description didactique à une description esthétique de la nature et indique le caractère multiculturel de l’enterrement de Virginie dont le but est d’abolir la distinction entre maître et esclave. À rebours, dans « Spectres et paysages chez Bernardin de Saint-Pierre », Jean-Claude Carpanin Marimoutou propose une interprétation opposée de cet enterrement dans une perspective postcoloniale où la cérémonie blanche est fissurée par une cérémonie noire. Il brosse également un parallèle entre le roman de Bernardin de Saint-Pierre et Les Cent-vingt journées de Sodome (1785) de Sade, révélant ainsi l’ombre du roman de Bernardin de Saint-Pierre en mettant l’accent sur les ressemblances entre la cruauté du maître de la Rivière et celle du libertin sadien.

6Dans « De l’expérience indianocéanique au drame africain Empsaël et Zoraïde entre le Voyage à l’île de France et les Études de la nature », Marco Menin s’intéresse à un texte moins connu de Bernardin de Saint-Pierre, Empsaël et Zoraïde, qui se déroule au Maroc. Il y voit une étape dans la pensée de l’altérité chez l’auteur et focalise son attention sur la corporéité, démontrant ainsi que la morale des corps a pour but la libération de l’esclave. Marco Menin indique également les deux états du texte, c’est-à-dire la version tronquée de Louis-Aimé Martin en 1818 et celle de Souriau en 1905. Dans « L’Usage de l’Inde dans les fictions de Bernardin de Saint-Pierre », Chantale Meure indique d’abord l’extension du corpus indien de l’auteur éponyme : Paul et Virginie (1784), La Chaumière indienne (1791), Le Café de Surate (1792) et L’Histoire de l’indien (resté inédit). Les images de l’Inde y oscillent entre simplicité et sobriété d’une part, profusion et exotisme de l’autre. Nous y relevons également le spectre de l’Inde commerciale ainsi que la fin du rêve colonial de l’Inde française. Dans « Le ‘comparatisme religieux’ dans les Études de la nature », Françoise Sylvos analyse la manière dont les auteurs, à l’époque des Lumières, comparent les religions, et cherche à saisir la spécificité de l’approche de Bernardin de Saint-Pierre. Ce dernier apparaît d’abord comme le disciple du théisme de Jean-Jacques Rousseau dont il admire la profession de foi du vicaire savoyard. S’éloignant de l’occident chrétien, Bernardin de Saint-Pierre verse progressivement du comparatisme au symbolisme maçonnique, des Lumières à l’illuminisme.

7Dans « Paul et Virginie en arabe ou la vertu de la littérature selon Manfalûtî », Bénédicte Letellier étudie Al-fadîla aw Paul wa Virginie ou La Vertu ou Paul et Virginie dans la perspective de la littérature des larmes. Dans « La Réécriture comme réparation. Déplacement et déracinement dans Genie and Paul de Natasha Soobramanien (2012) », Ruth Menziès affirme d’abord le caractère mythique du roman le plus célèbre de Bernardin de Saint-Pierre et le rapproche de Robinson Crusoé (1719) ou encore des Voyages de Gulliver (1721). Elle en signale également les nombreuses réécritures : Indiana (1832) de George Sand, Un Cœur simple (1877) de Gustave Flaubert, Virginie et Paul (1883) de Villiers de l’Isle-Adam, Pablo y Virginia (1894) d’Edouardo Wilde, Les Noces de la vanille (1962) de Loys Masson, Le Chercheur d’or (1985) de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Vrai Robinson (1993) d’Étienne Barilier, Une île où séduire Virginie (2008) de Jean-François Samlong, et La mer à courir (2014) de Jean-Luc Marty. Genie and Paul (2012) est un texte de Natasha Soobramanien, fruit d’un doctorat en creative writing. La trame décousue du texte commence par le réveil de Virginie dans un hôpital londonien, après une surhydratation liée à une prise d’ecstasy.

« Le Tibulle français » (Catriona Seth) : Évariste Parny (1753-1814)

8Dans « Parny et les tropiques », Catriona Seth commence par une histoire de la famille de l’auteur qui a dû fuir la ville de Fort-Dauphin, dans le sud de Madagascar, pour s’installer à la Réunion et qui est apparentée à une célèbre famille de chasseurs de marrons : les Mussard. Catriona Seth analyse ensuite les œuvres qui jalonnent le parcours littéraire de l’auteur : les Poésies érotiques (1778), La Guerre des dieux (1799), Le Voyage de Céline (1806) et Les Rosecroix (1806). Dans « L’Univers culturel malgache dans Les Chansons madécasses d’Évariste Parny », Noro Rakotobe-D’Alberto s’intéresse à la parenté entre le recueil éponyme et des formes poétiques de Madagascar comme le hain-teny, le saimbola et le filan’ampela ou invitation à l’amour. La fuite de Fort-Dauphin est rappelée, en raison de son écho dans la cinquième chanson. Dans « Le Temps des Poésies érotiques d’Évariste Parny ou la quête du bonheur terrestre (recueil de 1781) », Jean-Claude Jorgensen commence par indiquer le mouvement du texte :

9« Les Poésies érotiques racontent l’histoire d’une rencontre et d’une rupture amoureuses. Le lecteur est conduit des débuts de l’idylle jusqu’au désamour final en passant par des moments d’enthousiasme, d’euphorie, de réserve, de dépit, de refroidissement, de pardon, de réconciliation et de parenthèses de temps immobile lors desquelles les amants tendent à oublier le monde des hommes. La fuite du temps se rappelle aux jeunes gens qui découvrent que le cœur a ses intermittences et aussi que le monde change autour d’eux. » (p. 85)

10Les Poésies érotiques apparaissent comme un recueil épicurien parsemé d’élégies. Il est inspiré par une liaison avec Esther Lelièvre qui devient, dans le texte, Éléonore. C’est le même recueil qui est analysé par Angélique Gigan dans « Bourbon, Cythère indianocéanique ? Amours et désamours dans les Poésies érotiques de Parny ». Dans « Échos (pré)romantiques d’un siècle à l’autre. Pouchkine, lecteur et traducteur de Parny », Thanh-Vân Ton-That analyse la traduction de « Coup d’œil à Cythère » de Parny par « Platonisme » de Pouchkine. Il compare notamment deux écritures du décentrement dont la première contextualise la poésie libertine dans une île exotique et la seconde ouvre le domaine littéraire russe à l’Orient.

Un Nouveau Properce : Antoine de Bertin (1752-1790)

11Un seul article traite exclusivement d’Antoine de Bertin. Il s’agit de celui de Guilhem Armand intitulé « Les Voyages en églogue de Bertin ». Guilhem Armand est l’éditeur des Œuvres complètes du poète en question. Dans sa contribution, il analyse en particulier la poésie de la nature, plus précisément le sentiment de la nature dans la forme de l’églogue. Dans « Bertin et Parny, deux frères en poésie », Gwenaëlle Boucher souligne les nombreuses affinités entre les deux poètes éponymes. Compatriotes, ils sont également frères d’armes et partagent les mêmes loisirs. Leurs expériences présentent des similarités : amours déçues, santé fragile et soucis pécuniaires. Du point de vue des valeurs, ils ont le culte de l’amour et de l’amitié ainsi que le goût de la solitude. Du point de vue des humeurs, ils partagent la même mélancolie. Littérairement, ils sont fascinés par l’âge d’or et dialoguent dans leur correspondance comme dans leurs poèmes, apparaissant comme de nouveaux Oreste et Pylade. Dans « Bernardin de Saint-Pierre, Évariste Parny et Antoine de Bertin à l’épreuve de la norme et de l’écart dans l’histoire littéraire française du XXe siècle », Hélène Cussac analyse la manière dont les auteurs apparaissent ou non dans les manuels de littérature du XVIIIe siècle pour les étudiants de lettres. De façon générale, le manuel, formant le goût et la jeunesse, éduquant moralement et civiquement, rejette des auteurs érotiques comme Parny et Bertin. En revanche, Bernardin de Saint-Pierre apparaît comme une alternative à Sade. Ayant la réputation d’un siècle sans poètes, les Lumières gagneraient à être réévaluées grâce à Évariste Parny et Antoine de Bertin, car ce qui a manqué en métropole peut être apporté par des poètes comme celui qui invente la forme du poème en prose : Évariste Parny.


12En conclusion, les premier et dernier articles traitent de l’intégralité du corpus proposé en titre, à savoir celui des trois auteurs : Bernardin de Saint-Pierre, Évariste Parny et Antoine de Bertin. Jean-Michel Racault emprunte une voie sociopoétique et Hélène Cussac une voie didactique. La majorité des articles sont consacrés à Bernardin de Saint-Pierre et proposent des lectures parfois antagonistes de Paul et Virginie, comme celles de Colas Duflo et de Jean-Claude Carpanin Marimoutou, ce qui est le propre des grandes œuvres. Nous trouvons également des lectures indianocéanes des autres œuvres de l’auteur, notamment chez Chantale Meure. En ce qui concerne Évariste Parny et Antoine Bertin, ils sont étudiés par leurs spécialistes respectifs, Catriona Seth pour le premier, et Guilhem Armand pour le second. L’ensemble des articles prouve que les trois auteurs présentent des affinités indéniables et écrivent l’océan Indien au tournant des Lumières. Une dernière série d’articles indique la postérité du premier roman français de l’océan Indien, Paul et Virginie (1788), à travers des réécritures comme celles de Manfalûtî ou encore de Natasha Soobramanien.