Regarder la nature. Voir Dieu ?
« J’erre en silence et ma joie s’est enfuie,
Et toujours mes soupirs interrogent : Où donc ?
Un souffle mystérieux murmure à mon oreille :
‘Là-bas, où tu n’es pas, c’est là qu’est le bonheur !’ »
Schmidt von Lübeck, « Der Wanderer » [Le Voyageur], p. 153.
1Le point de départ de La Littérature des images de Philippe Dufour est un dialogue entre Stendhal et Balzac, plus précisément un compte rendu du dernier sur une œuvre du premier : La Chartreuse de Parme (1839). Cette recension est l’occasion pour Balzac d’opposer les manières d’écrire des xviiie et xixe siècles. Ce passage d’un siècle à l’autre ne se conçoit pas seulement comme une transition d’un mouvement littéraire vers un autre, en l’occurrence des Lumières vers le romantisme, mais comme le passage d’une littérature des idées à une littérature des images dont Rousseau est le père. Cette transition conceptuelle est approfondie par P. Dufour, qui analyse de nombreux écrivains du xixe siècle ; mais son intérêt se porte encore davantage sur l’oscillation entre littérature des Images et littérature des images au xixe siècle. La première renvoie à une vision transcendante de la nature qui révèle l’image de Dieu, et la seconde à une nature sans Dieu. La perte du sentiment religieux explique un changement dans la perception de la nature et, partant, de son écriture. Du point de vue des formes, la noble élégie devient la complainte populaire à la manière de Laforgue. Nous rendrons compte de notre lecture en distinguant ces deux moments de l’histoire culturelle en fonction des microlectures littéraires de P. Dufour.
Dieu dans la nature
2La littérature des Images apparaît comme le dernier stade de la littérature des Idées/idées. Le xixe siècle est l’époque de la mort de Dieu, et cet événement transforme l’écriture de la nature. En effet, jusque‑là, la description de la nature est une description sacrée dans la perspective du polythéisme. La nature apparaît comme le temple des divinités. Dans le cas du monothéisme, c’est la nature tout entière qui fonctionne de façon allégorique et renvoie à Dieu. La création traduit le Créateur, et Dieu est, selon Victor de Laprade dans Le Sentiment de la nature chez les modernes (1866), un paysagiste. Les Images de Dieu se moulent dans des formes élevées : chant, méditation, harmonie, consolation et pensée. Leur contenu le plus fréquent coïncide avec des éléments tels que le ciel, la lune, le soleil, la mer et la montagne. Les mots « Créateur » et « splendeur » riment dans de nombreux poèmes. Mais, conformément à la théologie négative, la nature apparaît comme l’image impossible de Dieu, en particulier chez Lamartine.
La nature sans Dieu
3C’est la veine la plus représentée par la littérature du xixe siècle. L’impossible représentation du divin condamne l’image chez Lamartine, et la rend païenne chez Chateaubriand. L’écriture chrétienne de la nature est abandonnée au profit de son écriture antique. Les écrivains retrouvent les modèles de Virgile et Théocrite. Le dieu Pan fait un tonitruant, mais éphémère, retour sur la scène littéraire. La nature devient progressivement un thème profane. Elle permet notamment de critiquer la ville, selon une pose artificielle, car le poète mondain manie l’alexandrin et ignore l’usage de la houe. La temporalité cyclique de la nature console de la temporalité linéaire d’une histoire décevante. L’aporie des grandes images naturelles du divin est remplacée par le plaisir des petites images. Ces dernières renvoient à la fois à la forme et au fond de nombreux poèmes : l’émail, la cariatide, le feston, l’astragale et l’améthyste. La littérature apologétique est remplacée par les littératures parnassienne et réaliste dans lesquelles le littéral succède à l’allégorique. P. Dufour y voit « une écriture de la glanure » (p. 45) et rappelle un néologisme de Destutt de Tracy, « concraire », antonyme du verbe « abstraire ». La littérature des images « concrait » la nature que la littérature des Images abstrayait naguère. L’écriture de la nature se dégrade ensuite davantage en raison du mercantilisme qui consiste à rendre certains sites naturels payants. Corrélativement, le vocabulaire bourgeois remplace l’aristocratique vocabulaire élégiaque qui permettait d’écrire la nature, et la modernité tourne le dos à la nature au profit de la ville. L’un des derniers avatars de la littérature du xixe siècle, à savoir le fantastique, déploie un fantasme de l’apparition qui renvoie au fantôme de Dieu.
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4La littérature des Images/images apparaît très variée au xixe siècle. Le mot « image » perd sa majuscule concomitamment à la perte de la foi par les écrivains. Les petites images succèdent aux grandes et la nature n’apparaît plus comme le miroir ni de Dieu, ni d’une quelconque divinité, ce qui ouvre la voie au réalisme. Dans son essai, Philippe Dufour étudie non seulement les images de la nature, objet descriptif, mais dresse également une typologie du sujet de la description, l’écrivain réduit, de façon métonymique, à un œil. Ce dernier fait alors l’objet d’une multitude de qualifications : contemplatif, intérieur, égaré, innocent, de l’esprit. Ainsi l’œil de chair permet‑il de saisir la littérature des images et celui de l’esprit celle des Images. L’œil contemplatif et innocent de la littérature des Images s’oppose à l’œil égaré de la littérature des images. Le paysage état d’âme permet de théoriser un œil intérieur. P. Dufour invite le lecteur à s’interroger sur la manière dont les écrivains cessent, au xixe siècle, de voir Dieu dans la nature. Ce changement de perception a pour corrélat un bouleversement esthétique et stylistique dans l’écriture de la nature dont l’essayiste décompose les nuances.