Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
titre article
Marie‑Pierre Tachet

Plaidoyer pour une improvisation théâtrale libre

Hervé Charton, Alain Knapp et la liberté dans l'improvisation théâtrale - Canaliser ou émanciper, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2017, 420 p., EAN 9782812460517

1Le théâtre de l’Improvidence, qui a ouvert à Lyon en 2014, est le premier théâtre français dédié à l’improvisation théâtrale, preuve de la popularité de ce nouveau genre apparu dans la seconde moitié du xxe siècle. Il consiste à improviser en direct des spectacles entiers et pas seulement à utiliser l’improvisation pour créer ou pour monter certains passages. Malgré son succès, il demeure un genre ignoré par la recherche universitaire1, souvent réduit à la forme du match2. L’enjeu principal d’Alain Knapp et la liberté dans l'improvisation théâtrale est donc de définir ce nouveau genre et de se défaire des idées reçues. À cette fin, Hervé Charton, comédien, metteur en scène, auteur et critique dramatique, chercheur et créateur du Théâtre Persistant, va utiliser le travail qu’Alain Knapp a mené avec le Théâtre‑Création de 1968 à 1975 et se poser la question de la liberté : « Quelle conception de la liberté guide l’improvisation théâtrale telle que nous la connaissons en ce début de xxie siècle ? » (p. 21). L’ouvrage se divise en deux : la première partie présente le parcours d’A. Knapp et du Théâtre‑Création et la compare à une source plus connue de l’improvisation théâtrale, Keith Johnstone ; la seconde partie démontre la validité des notions d’A. Knapp pour penser l’improvisation aujourd’hui.

Pour une (re)découverte de l’histoire de l’improvisation théâtrale

2Afin de réfléchir sur l’improvisation théâtrale, H. Charton choisit le parcours et la méthode du Suisse A. Knapp. C’est un choix singulier car il est presque inconnu non seulement de la recherche universitaire française3 mais aussi des improvisateurs4 (p. 17‑20). Le premier intérêt de l’ouvrage d’H. Charton est donc de faire connaître A. Knapp et de corriger une idée répandue selon laquelle l’improvisation viendrait du Québec et se réduirait aux matchs d’improvisation inventés en 1977 par Robert Gravel et Yvon LeDuc5. En mélangeant des jeux d’improvisation et du hockey sur glace, les deux Québécois n’ont rien inventé mais ont seulement organisé « une formule spectaculaire pour commercialiser l’improvisation théâtrale » (p. 50)6. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des spectacles se montent sur des thèmes proposés en direct par le public. Si l’improvisation a déjà existé dans l’histoire du théâtre, notamment avec la commedia dell’arte au xvie et xviie siècle, ce type de spectacle dont la raison d’être est l’improvisation est inédite. Il s’est d’abord développé en marge du théâtre sous l’impulsion de deux éducateurs, Viola Spolin et Keith Johnstone. À Chicago, dès les années 1930, V. Spolin, professeure de théâtre formée comme travailleuse sociale, met en place avec des enfants une approche du théâtre basée sur la spontanéité et l’écoute. Son fils Paul Sills transposera cette méthode chez les adultes en créant The Compass Player en 1955. Pendant ce temps, au Royaume‑Uni, Keith Johnstone est d’abord un enseignant qui essaye de motiver ses élèves avec des méthodes ludiques. Il va petit à petit s’intéresser au théâtre et développer des jeux d’improvisation et des formats de spectacle comme le TheatreSports ou le Life Game. Il émigre au Canada en 1971 où il ouvre le Loose Moose Theatre en 1977. Il continuera à enseigner le théâtre toute sa vie, un de ses points communs avec A. Knapp. La proximité de parcours et la concomitance historique vont en effet conduire H. Charton à comparer ces deux théories qui ont en commun de donner du pouvoir aux acteurs et au public (p. 209).

3A. Knapp est, quant à lui, un enfant du théâtre politique d’après‑guerre : le théâtre populaire de Jean Vilar dont il lisait les publications en cachette, le théâtre engagé de Sartre et surtout le théâtre historique de Brecht. À la différence de Spolin et Johnstone, il se destine au métier de comédien. Formé à Paris, c’est en Suisse qu’il débute sa carrière professionnelle. Il s’implique dans le théâtre universitaire, libertaire et collectif et entame une réflexion sur le jeu et la formation de l’acteur. Cette réflexion aboutira en 1968 à la fondation du Théâtre‑Création, une troupe qui présentera des créations collectives et des spectacles d’improvisation mais dont le principal objectif est la recherche sur la création théâtrale7 Elle proposera aussi des animations dans les écoles et les centres de loisirs (p. 157), une formation pour les ergothérapeutes (p. 164) et des ateliers dans les hôpitaux psychiatriques (p. 179‑182). Après la fin du Théâtre‑Création, A. Knapp se consacrera surtout à la formation des acteurs.

4Ce détour par l’histoire n’est pas superflu car c’est un argument important dans la thèse d’H. Charton. Il considère en effet qu’ « il n’y a pas de création hors de l’histoire qu’il l’a précédée » (p. 249) et milite pour une pratique de l’improvisation consciente de son histoire (p. 387‑388). C’est pourquoi il prend le temps de raconter l’histoire du Théâtre‑Création dans la première partie (p. 128), mais aussi, dans la seconde partie, de repenser la théorie d’A. Knapp dans notre contexte actuel. Cette exigence d’ancrage historique se traduit sur le plan individuel par une insistance sur la mémoire du comédien, le travail sur son répertoire compris comme « travail sur les constructions mythologiques et sur la pensée, sur des structures à la fois dramatiques, philosophiques, sociales et historiques » (p. 358) et la prise en compte du contexte, spectateurs inclus8.

Pour une improvisation préparée

5La définition courante d’improvisation implique la contingence et l’absence de préparation. Elle est conçue comme une pure spontanéité. Or, en art, improviser ne s’improvise pas, car une création artistique ne peut pas relever de la fortune. Sur scène, aucun mot, aucun geste ne doit arriver par hasard ou l’improvisation va s’enliser dans l’inaction et le bavardage. Le comédien doit déterminer rapidement où et quand se passe l’action ainsi que les enjeux relationnels entre les personnages et ne pas, comme le font souvent les improvisateurs débutants, accumuler des informations au lieu d’observer et d’écouter pour saisir le sens de chaque parole et chaque geste. Ce savoir chez A. Knapp se nomme scrutation9 : c’est la faculté de comprendre ce qui est déjà là et de l’utiliser afin de composer la scène. Alors « tout acte posé sur scène devient signifiant » (p. 238). La scrutation, base de la création, s’oppose à l’analyse. Elle permet de composer à partir de fragments « dont elle tire une succession de conséquences dynamiques10 » quand l’analyse décompose un tout. En ouvrant les possibles, la scrutation évite de tomber dans le cliché et le banal (p. 239). Elle permet aussi d’échapper au relativisme : toutes les productions ne se valent pas. L’improvisation refuse l’arbitraire et crée de la nécessité et du sens à partir du hasard, là ou un autre théâtre (et d’autres formes d’improvisation) basé sur le risque et/ou l’agencement hétéroclite d’éléments contradictoires, ne fait que renforcer un sentiment de pertes de repères et d’absurdité (p. 261).

6La théorie de la création d’A. Knapp se dessine : « Ce n’est pas être spontané, ce n’est pas faire preuve d’une imagination débridée ou d’une pure originalité, c’est l’utilisation active des éléments déjà présents dans une construction, c’est la faculté de bâtir une cohérence d’ensemble avec le jeu des autres » (p. 164).

7Cette faculté n’est pas innée. Elle demande du travail au comédien. Ainsi, lors des deux dernières années du Théâtre‑Création, en 1974 et 1975, la troupe ne proposera pas de spectacles improvisés car les acteurs nouvellement recrutés n’étaient pas assez prêts (p. 185). Les comédiens doivent d’abord acquérir un savoir‑faire grâce à des exercices qui toujours chez A. Knapp lient structure, technique et forme (p. 226), corps et esprit (p. 216). A. Knapp refuse de morceler son enseignement car sur scène, toutes les facultés sont interdépendantes. Ainsi les élèves peuvent rapidement maîtriser certaines facultés avec des exercices à contraintes fortes, mais ils auront des difficultés à les réutiliser dans un autre contexte. De plus, A. Knapp, à la différence de Johnstone, ne propose pas une répétition des exercices mais une progression linéaire (p. 219). Cette formation prend plus de temps, mais elle permet au comédien de développer sa personnalité créatrice avant de monter sur scène (p. 196). Elle ne se contente pas de transmettre des savoir‑faire mais développe une véritable éthique, « une démarche d’artiste engagé dans son œuvre » (p. 302). Dans la seconde partie, H. Charton va prolonger la notion de scrutation dans le cadre des arts performatifs. La dramatisation est une perspective11 qui permet de lier ce qui n’a aucun rapport (p. 343). « Knapp développe une vision de la création qui demande du temps, et se méfie des impulsions désordonnées de la spontanéité libérée » (p. 391). Alors que Johnstone recherche d’abord une déresponsabilisation des acteurs pour se concentrer sur l’impact du jeu sur le public, A. Knapp fait primer le parcours individuel de l’acteur et le développement de sa personnalité (p. 210).

Pour une improvisation émancipatrice

8À la fin du xixe siècle, avec notamment Meyerhold et Stanislavski, le comédien devient interprète. Le rôle ne lui préexiste plus : il ne doit plus imiter un personnage créé par un auteur, comme le comédien de Diderot, mais le créer lui‑même (p. 119). À chaque spectacle, il ne répète pas mais réinvente son numéro. Sa créativité reste cependant limitée et la hiérarchie entre auteur, metteur en scène et comédien n’est pas remise en cause. Aussi Knapp propose‑t‑il de remplacer l’acteur‑interprète par l’acteur‑créateur pour libérer entièrement la créativité. L’acteur‑créateur doit pouvoir travailler avec ou sans auteur ou metteur en scène, être libre artistiquement et économiquement (p. 121). Il ne doit dépendre du metteur en scène ou de l’auteur ni pour les choix esthétiques ni pour le salaire. Ce projet s’inscrit dans le contexte politique et socio‑économique de la fin des années 1960, quand le Théâtre‑Création a été créé : les comédiens devaient retrouver la maîtrise de leur création comme les prolétaires la maîtrise de la production (p. 120). Dans la seconde partie de l’ouvrage, H. Charton démontre que notre époque a toujours besoin d’acteurs‑créateurs et déploie « un plaidoyer en faveur d’une ré‑actualisation de cette notion » (p. 252). La formation actuelle des acteurs est en effet insuffisante : elle ne permet ni l’indépendance artistique, ni l’indépendance économique (p. 311).

9H. Charton refuse de proposer l’improvisation comme une panacée. Pour lui, les vertus émancipatrices de l’improvisation relèvent du lieu commun (p. 256). L’improvisation peut libérer l’improvisateur, la troupe et son public, mais elle peut tout aussi bien les aliéner. Telle qu’elle est enseignée par A. Knapp ou K. Johnstone, elle émancipe l’improvisateur en développant son imagination créatrice et en lui faisant prendre conscience des blocages mentaux et sociétales (p. 356‑360). Néanmoins si le coach devient un gourou12 ou si la pratique « se borne à glorifier la spontanéité, la prise de risque et l’adaptabilité » (p. 258), alors on a l’effet contraire, l’aliénation. Pour être émancipatrice, l’improvisation ne doit pas tomber dans le conformisme. H. Charton critique en particulier une pratique de l’improvisation en entreprise qui vise seulement à rendre l’individu malléable et soumis au système libéral (p. 301‑302), mais toute pratique qui accorde trop d’importance aux procédures ou à la compétition, perd sa vertu émancipatrice. Le comédien ne peut pas ne pas être engagé (p. 105). Lorsqu’il se croit désengagé et spontané, c’est là qu’il est le plus soumis au système. La notion d’engagement par ailleurs implique la présence du comédien sur scène13. L’improvisateur doit être touché par tout ce qui se passe sur scène et dans le public, de même que le sujet politique doit être sensible à la société où il habite pour qu’il y ait une démocratie véritable (p. 256). Knapp rejoint encore Johnstone, (p. 225) et ce résultat émancipateur ne sera pas obtenu sans le travail de préparation évoqué plus haut (p. 374).

10De cet engagement du comédien dépend ensuite la démocratie au sein de la troupe de comédiens et l’effet émancipateur du spectacle sur le public. Là encore H. Charton est prêt à reconnaître les vertus émancipatrices de l’improvisation mais à certaines conditions. Ainsi il ne s’agit pas tant d’obtenir un consensus que de garantir l’émancipation de chaque membre du groupe. La comparaison entre A. Knapp et K. Johnstone permet ainsi de distinguer deux conceptions de la liberté. Si les objectifs et les résultats des deux méthodes se ressemblent, celle de Knapp repose sur une conception différente de l’individu et de la liberté (p. 244). Quand Johnstone la définit comme un consensus au sein du groupe, A. Knapp met l’accent sur l’individu : « la liberté se conquiert seul selon un chemin conscient et volontaire » (p. 222). Cette conception explique pourquoi Knapp n’a pas eu la même attitude face à la création collective que la majorité des compagnies des années 1968‑70. Pour lui, la création est subjective et il n’y a pas d’utopie de groupe (p. 124). Les différences entre les individus ne sont pas des contraintes à dépasser, mais la garantie d’« un véritable fonctionnement politique et démocratique » (p. 266). De même l’improvisation a un potentiel politique et peut émanciper le spectateur. « Le Théâtre‑Création nous a fourni un exemple fort de la portée politique et subversive du théâtre d’improvisation, dans leurs tournées en Pologne, en Tchécoslovaquie, ou encore en Belgique » (p. 270). Le format permet en effet facilement d’instaurer non seulement l’égalité entre les artistes et les spectateurs (p. 271‑2), mais aussi de faire appel à la faculté critique des spectateurs (p. 282). Le spectateur ne peut pas être fasciné par le spectacle d’improvisation en raison de son caractère performatif. Il y a en effet toujours un décalage entre l’intention de raconter une histoire et le contexte d’improvisation, décalage propice à l’humour et à la réflexion (p. 282). Les spectacles d’improvisation ne sont pas des produits prêts à consommer : ils portent en eux la possibilité de l’échec et du recommencement (p. 272). « L’œuvre de l’improvisation libre ne s’achève pas, elle se poursuit d’une performance à l’autre » (p. 386).

11En outre, si tous les improvisateurs ne sont pas libres, un acteur peut aussi s’émanciper sans improviser. L’acteur‑créateur n’est pas seulement un improvisateur, il peut aussi être libre en interprétant des textes (p. 54). A. Knapp n’a jamais prétendu proposer une formation spécifique pour l’improvisation (p. 207). L’acteur‑créateur peut tout. Cela montre qu’on ne peut pas isoler l’improvisation : c’est un genre qui appartient à la création théâtrale. Celle‑ci peut être représentée comme un « spectre continu » (p. 277) qui va de l’absence totale d’improvisation à l’improvisation totale. C’est pourquoi H. Charton pense que l’improvisation gagnerait à ne pas se penser seulement comme en rupture avec les autres formes de théâtre (p. 387-388). À l’inverse, celles‑ci gagneraient à ne pas ignorer l’improvisation (p. 15).

Pour une improvisation libre

12Pour définir l’improvisation libre, H. Charton décrit dans sa première partie la théorie d’A. Knapp, ce qui lui permet, comme nous l’avons vu, de se débarrasser des idées reçues sur la spontanéité, la vertu émancipatrice et l’originalité de l’improvisation. Dans la seconde partie, il se tourne vers la pratique et explore des options pour penser l’improvisation libre aujourd’hui : le dialogue entre les arts performatifs au sein d’un laboratoire interdisciplinaire et l’inscription dans un contexte. Il parvient alors à vérifier cette définition présente en filigrane dans tout l’ouvrage :

l’improvisation libre au théâtre se définit par sa performativité d’une part, et d’autre part par rapport à un contexte d’exécution — celui‑ci étant entendu comme le lieu, la date et les personnes en présence, dans leurs dimensions physiques et concrètes, mais aussi en tant qu’ils portent une mémoire » (p. 23).

13H. Charton achève son ouvrage avec une critique de Gary Peters14 qui pense pouvoir distinguer deux types d’improvisation libre en s’appuyant sur la distinction d’Isaiah Berlin entre une liberté négative et une liberté positive (p. 368)15. La liberté négative vise à empêcher les entraves à la liberté, quand la liberté positive vise à désirer « être son propre maître ». Selon Peters, l’improvisation négative privilégierait le collectif quand l’improvisation positive privilégierait « la singularité rationnelle de l’individu » (p. 369). Mais H. Charton ne pense pas qu’on puisse distinguer ainsi entre les deux types d’improvisation car l’improvisation libre relève en réalité des deux libertés (p. 370). On veut en effet à la fois réduire les contraintes et mieux connaître le contexte. La question n’est pas de savoir s’il existe des contraintes, il y en a toujours, mais de savoir qui les pose. Ainsi au stade esthétique de Kierkegaard, la liberté, parce qu’elle est infinie, est une contrainte et au stade éthique les règles que l’on s’est fixées libèrent (p. 372). Il n’y a pas une antinomie claire et marquante entre l’improvisateur et le groupe comme la décrit Peters ; il y a pour H. Charton « une négociation permanente entre le collectif et le groupe » (p. 372).

14Dans la pratique, cette affirmation de la liberté des individus pose deux questions en miroir : comment les individus peuvent‑ils conserver leur autonomie dans le groupe d’improvisateurs et comment, à l’inverse, le groupe peut‑il résister à « la poussée d’individus libérés » (p. 372) ? Les comédiens parviennent à préserver leur autonomie grâce au travail qui leur permet de trouver un langage commun à partir de leur langage propre. Ce travail ne doit être « ni un travail en groupe fermé » ou le langage individuel risque de se perdre, « ni un travail en solitaire » ou le langage commun ne se formera pas. D’autre part, le groupe est préservé par le désir des improvisateurs de s’entendre et d’éviter la cacophonie (p. 378‑379). Un improvisateur saura ainsi s’effacer pour servir l’ensemble qui est ce que les spectateurs jugent. Il faut donc un « esprit d’équipe », mais si celui‑ci n’est qu’un simple consensus, l’improvisation va stagner et étouffer par excès de déférence (p. 280). Une bonne improvisation se nourrit des différences et des contrastes. H. Charton appuie ici son argumentation sur sa pratique dans le lab’impro : plusieurs propositions peuvent exister simultanément (p. 280). Cette exigence de coordination entre les improvisateurs qui ne savent rien avant de commencer la scène nous ramène encore une fois à l’importance de la perception active du contexte par les comédiens. C’est « non seulement le fait de sentir l’environnement immédiat, mais aussi l’histoire et la mémoire d’un lieu, d’un moment donné ou d’une population (celle des spectateurs) » (p. 385). Il ne s’agit pas seulement de la scrutation de Knapp, mais de la notion de scrutation prolongée par le travail sur les perspectives16. À ce point de la réflexion, l’étude de Vassiliev apparaît comme un paradigme de l’improvisation (p. 361). Il s’agit de se demander ce qui est arrivé juste avant pour créer un moment vivant dans le présent.


***

15Hervé Charton réfute les idées reçues sur l’improvisation théâtrale, que même une pratique de ce genre ne prévient pas toujours. L’improvisation théâtrale n’est ni impréparation, ni adaptabilité, ni spontanéité, elle est composition patiente de sens, fondée sur une écoute active du contexte. Le principal intérêt de l’ouvrage est de faire découvrir et réfléchir : H. Charton ne se contente pas de décrire et de raconter l’histoire de l’improvisation en général ou l’histoire du Théâtre‑Création d’Alain Knapp en particulier, il met en perspective, s’engage et nous oblige à repenser notre vision de la création théâtrale. On pourrait lui reprocher d’être trop ambitieux. Malgré l’intention affichée de s’intéresser à la question de la liberté (p. 21), il aborde de nombreuses autres questions, entre autres les arts performatifs, le paradigme de la danse et la démocratie, et ne prend pas toujours le temps de développer son propos et d’expliquer ses nombreuses références. Ainsi, on aurait aimé par exemple qu’il passe plus de temps à présenter la théorie de Vassiliev et à développer le paradigme de l’étude. Cependant, la double nouveauté du sujet, que nous avons expliquée, justifie d’ouvrir des chantiers multiples et excuse presque la densité de l’ouvrage. Le livre vaut pour sa réflexion sur la liberté, mais aussi pour sa réflexion sur la créativité et la formation de l’acteur. Il ouvre également un débat sur la portée politique du théâtre. Nous espérons qu’il inspirera des réponses.