Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
titre article
Louis Laliberté-Bouchard

Continent en quête d’explorateurs : l’entreprise mémorielle des moniales de Port-Royal

Laurence Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris : Classiques Garnier, coll. « Univers Port-Royal », 2016, 256 p., EAN 9782812450068.

1Fruit d’une journée d’étude tenue à la Sorbonne en 2013, ce volume dirigé par Laurence Plazenet constitue un apport considérable à l’étude des Mémoires, correspondances, relations, vies, et de l’écriture mémorielle prise dans son ensemble à Port-Royal. Son intérêt est double. D’une part il ouvre de nouvelles avenues de recherche en étudiant des productions injustement oubliées ou négligées de l’abbaye – celles des moniales elles-mêmes, des problèmes que pose la transmission de leurs textes jusqu’à leur étude approfondie. D’autre part, parce qu’il est traversé de réflexions d’ordre théorique et épistémologique qui questionnent la manière dont le chercheur doit appréhender ces œuvres au statut souvent ambigu, parfois problématique. Les six études réunies dans La Mémoire à Port-Royal abordent plusieurs notions centrales de la production de l’abbaye liées à la mémoire, ou encore au témoignage, par exemple, et rendent urgente l’édition critique de textes majeurs que sont les Journaux de l’abbaye et les Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal, dont on retrouve des extraits dans l’ouvrage. La traversée cohérente et variée que propose le livre permet également de revoir la conception généralement admise des Mémoires au xviie siècle, en soulignant leur part indissociable de spiritualité.

La mémoire à Port-Royal : enjeux & spécificité

2Le volume s’ouvre et se termine sur deux études du rapport général de l’abbaye de Port-Royal à la mémoire qui contribuent à la cohérence de l’ensemble : la première parce qu’elle forme une introduction substantielle aux textes et problèmes qui seront interrogés par la suite, la dernière en ce qu’elle remet en question certains a priori et permet de cerner la spécificité de l’entreprise mémorielle des moniales. Ainsi, Simon Icard, dans « Port-Royal ou la vie in memoriam » (p. 11-20), montre comment la valorisation de la mise en mémoire et ses différentes scansions aux xviie et xviiie siècles sont essentielles pour comprendre la production qui en est issue. À cet égard, si la production des Messieurs a été privilégiée par la critique, la production des religieuses est incontournable, ne serait-ce que par son ampleur. Pour aborder le vaste corpus qui nous est parvenu, encore faut-il comprendre sa transmission, ou plutôt l’objectif de ceux qui l’ont assurée : « Si nous pouvons lire les écrits des religieuses de Port-Royal, c’est d’abord parce que les papiers, avoir échappé à la destruction des Champs, ont été pieusement gardés et copiés au xviiie siècle. » (p. 15) Les vastes publications du xviiie siècle témoignent d’une « conservation militante et non patrimoniale » (p. 15) constituée par des « copistes et éditeurs qui considéraient leur travail comme une action de combat » (p. 15).

3Quant au xviie siècle, la production des religieuses s’étend de 1636 à 1709, jusqu’à la dispersion des religieuses, et se divise en trois phases différentes. La première concerne la réforme de Port-Royal, sous l’influence de Saint-Cyran et menée par Angélique Arnauld, jusqu’aux années 1650, où s’ajoute une dimension autobiographique autour de l’abbesse elle-même. La dimension apologétique de ces textes, qui constituent pour ainsi dire un dossier de canonisation, donne sa couleur à cette deuxième phase d’écriture de la mémoire. Marquée par l’inachèvement – puisqu’elle n’a pas abouti à une œuvre synthétisant les relations, lettres et mémoires concernant la réformatrice –, « cette collection montre un rapport assez ambigu du singulier au collectif. C’est l’ensemble des relations qui comptent, mais chaque récit ne disparaît pas en tant que tel, les religieuses manifestant la conviction latente d’appartenir à une histoire collective providentielle » (p. 17). Le dernier temps de la production historiographique, encouragée par Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, commence en 1661, où ce sont désormais les enjeux contemporains qui animent les textes, soit la signature du formulaire et les diverses persécutions subies par les moniales.

4La conclusion de cette contribution annonce celle de Pascale Thouvenin clôturant l’ouvrage, « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée du "devoir de mémoire" chez les religieuses de Port-Royal », (p. 199-239), et rejoint le cœur de sa démonstration. En effet, les deux chercheurs voient dans la dimension apologétique et juridique des écrits des sœurs la spécificité de leur production, là où l’aspect spirituel et religieux de la mise en mémoire, lié à la célébration de l’Eucharistie, est partagé dans l’ensemble les monastères du Grand Siècle. C’est aussi l’un des principaux intérêts de la contribution de P. Thouvenin, qui met en contexte la production historiographique et mémorielle de Port-Royal avec les autres monastères du xviie siècle. Elle montre qu’elle est moins unique que ce à quoi l’on pouvait s’attendre – ouvrant ainsi la voie à l’étude d’autres congrégations religieuses dont les productions sont désormais d’intérêt égal – pour mieux cerner sa véritable particularité.

5Port-Royal ne représente pas un cas à part. En effet, la culture de la mémoire et la valorisation de l’origine sont inextricablement liées au christianisme. Les actes des apôtres en témoignent : ils préservent la mémoire des origines, et donnent un modèle pour l’action, car le devoir de mémoire s’actualise également dans les actes :

Le sens de la mémoire chrétienne est contenu dans la réalisation de la vie de l’Évangile, qui est livre de vie et non pas simple mémorial. Il en est de même de la théologie de l’Eucharistie, si vivante dans le monastère de Port-Royal, consacré au Saint-Sacrement : l’Eucharistie n’est pas regardée seulement comme le monastère de la Passion, [...] mais comme la présence réelle et sacrificielle du Christ. (p. 203)

6L’authenticité repose sur les origines, raison pour laquelle, que ce soit à Port-Royal ou dans une autre communauté religieuse, chaque réforme donne lieu à une entreprise de préservation de la mémoire, avec un soin particulier accordé au réformateur lui-même. Chaque communauté écrit sa propre histoire, ce qui donne lieu aux innombrables « registres et livres comptables et, pour la vie humaine, [aux] journaux, [aux] chroniques, [aux] nécrologes » (p. 203). L’union du particulier et de l’universel (la Providence), qui permet de justifier la présence du récit personnel dans les Mémoires de Port-Royal, ne leur est pas non plus spécifique, et il en va de même du souci de véridicité et de scientificité de l’écriture mémorielle, qui, comme souligne le parallèle avec les bénédictins de Saint-Maur, est présent dans d’autres congrégations du xviie siècle. Enfin, même l’écriture des religieuses ne constitue pas une exception au Grand Siècle, la production étant au contraire extrêmement abondante.

7C’est cette mise en perspective qui permet de faire émerger la spécificité des témoignages et de l’hagio-historiographie des moniales de Port-Royal, soit sa dimension apologétique, « avec une puissance collective unique dans l’histoire de la littérature » (p. 214). En effet, dès la première phase avec Saint-Cyran, les textes sont « justificatifs, défensifs et même offensifs, au plus près de l’usage des "mémoires" au sens juridique du terme » (p. 215). L’accélération de la production lors des persécutions les plus vives de l’abbaye, après la mort d’Angélique Arnauld, est une preuve éclatante de cette « mutation irrépressible en apologie de l’activité mémorielle hagiographique traditionnelle » (p. 215). Selon P. Thouvenin, c’est ce qui explique la rhétorique employée et ce qui a donné naissance à « une multitude d’écrits à vocation publique » (p. 218), dont la Relation de captivité, sous-genre qui donne lieu à de judicieux développements. Il insiste avec raison sur cette conséquence du caractère apologétique de l’écriture : comme ces textes sont écrits dans l’urgence afin de combattre un adversaire, ils appellent une publication immédiate. On a donc tort de penser que c’est seulement au xviiie siècle que les Mémoires de Port-Royal ont été publiés. Dès la paix de l’Église paraissent les Journaux de ce qui s’est passé à Port-Royal, depuis que la communauté fut transférée à Port-Royal des Champs, jusques à la paix qui leur fut rendue en 1669 et Divers actes, lettres et relations des religieuses de Port-Royal du Saint-Sacrement touchant la persécution et violences qui leur ont été faites au sujet de la signature du Formulaire1 :

La prise de parole publique – on n’insistera jamais assez sur le fait que ces relations ont été publiées dès 1669, c’est-à-dire au début de l’accalmie de la Paix de l’Église, et à une époque encore contemporaine des faits – pouvait être jugée insolente, elle était surtout radicalement contestataire : la revendication des droits de la conscience contre l’autorité, le témoignage de l’arbitraire opposé aux pouvoirs civils et religieux, la publicité du débat étaient d’autant plus scandaleux qu’ils provenaient d’un concert de voix féminines. (p. 234-235)

8La dimension apologétique permet également de rendre compte de la rhétorique employée par ces textes, dont on n’avait jusqu’alors pas suffisamment souligné la part d’ironie, en partie héritée des Provinciales, mais également liée à la culture juridique partagée et bien développée à Port-Royal.

Autour de la mère Angélique Arnauld 

9Un deuxième tiers du volume est consacré à Angélique Arnauld. L’un des principaux intérêts de ces deux études est de constater le décalage entre l’image que la mère souhaitait projeter d’elle-même dans ses lettres, et le portrait que les autres moniales en dressaient dans leurs relations et Mémoires. Anne-Claire Volongo, dans « La correspondance de la mère Angélique Arnauld. Défi éditorial et percée dans une intimité » (p. 21-45), traite des difficultés liées à l’édition critique de la correspondance de l’illustre réformatrice, en accordant une attention particulière aux inédits (près de 695 lettres et notes variées sur les 1 000 déjà publiées). Sa contribution s’ouvre sur une citation d’une lettre inédite d’Angélique Arnauld qui justifie d’emblée un tel projet éditorial par son caractère inattendu et de prime abord étonnant : « Quand je pense [à] ce qu’il m’a fallu faire sans vocation, je ne saurais plaindre celles qui en ont une véritable » (BnF, Ms. Fr. 17790, p. 269).  L’abbesse, qui savait ses lettres copiées, conformément au dessein d’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, cherchait à disqualifier toute entreprise hagiographique et de canonisation à son égard. On comprend par la même occasion pourquoi une telle lettre a été écartée par les éditeurs du xviiie siècle, et ce en quoi les inédits peuvent être d’un grand intérêt.

10Cependant plusieurs difficultés se posent dans le cadre de cette entreprise éditoriale. Que ce soit la dissémination des sources, qui imposent de constituer le texte à partir de trois collections de copies manuscrites des lettres (peu d’autographes ayant été conservées), c’est-à-dire la Collection des religieuses conservée à la Bibliothèque nationale de France, qui a servi aux copies de la Collection Théméricourt conservée à la Bibliothèque de la Société de Port-Royal, et la Collection d’Utrecht, qui a servi de base à l’édition de 1742. Cependant, ce sont les altérations du texte des lettres qui constituent l’obstacle à l’établissement du texte : variantes, lettres fusionnées, voir réécrites dans le cas de simples notes transformées ou intégrées à des lettres préexistantes, interprétation des copistes et des éditeurs en ce qui a trait aux dates et dédoublements. Cela rend nécessaire le collationnement de l’ensemble des sources qui oscillent entre la correspondance privée authentique et une recontextualisation correspondant aux intérêts des jansénistes du xviiie siècle.

11Ainsi, les inédits révèlent ce que les successeurs de l’abbesse auraient voulu garder dans l’ombre. Ils jettent la lumière sur le peu d’intérêt qu’avait Angélique Arnauld pour la cause janséniste, son exaspération de savoir ses lettres copiées, son mépris du monde et « ce motif discret mais omniprésent » (p. 45) du « retour obsédant de la question du salut » (p. 30) et de la mort. En plus de diverses anecdotes, elles témoignent de la manière dont la mère conseillait et dirigeait les moniales : en cela, les paroles rejoignent les actes – ce qui donne lieu à une analyse rhétorique et stylistique des lettres –, car par refus d’une forme qui animerait davantage l’intellect que la réforme intérieure et, plus que tout, la mise en application de ses conseils, Angélique Arnauld emploie un style rude et sévère. Ce style consciemment utilisé n’empêche pas la finesse de l’analyse et des stratégies employées pour diriger les religieuses :

Un [...] dispositif où se succèdent l’analyse, l’injonction et le réconfort est récurrent dans les lettres de direction d’Angélique. Leur force vient de ces procédés répétitifs mais extrêmement efficaces : succession d’impératifs, périodes brutalement interrompues, phrases brèves et juxtaposées, recours au discours indirect, autant de moyens de réveiller le lecteur. (p. 35)

12En dernière analyse, c’est à une rhétorique de l’effroi que se livre la réformatrice de Port-Royal pour réformer et ébranler son lecteur, auquel elle s’offre elle-même en tant que contre-exemple « imparfait et défaillant » (p. 38). Par la même occasion, elle ouvre paradoxalement la porte à l’étalement du moi et de ses angoisses dans un « besoin obsessionnel d’exprimer son tourment » (p. 38), signe de son combat intérieur. Tout finit d’ailleurs par s’y ramener, « comme si les vexations du dehors n’étaient qu’un catalyseur supplémentaire de son angoisse » (p. 41). Enfin, cette obscurité est contrebalancée par l’harmonie lumineuse de la correspondance de la mère Angélique avec Louise-Marie de Gonzague, reine de Pologne. Dans ces lettres, un plaisir d’écrire – le ton est parfois facétieux – et une certaine forme de spontanéité se font sentir, tout comme le lien maternel qui unissait les deux femmes, mais également avec le reste des moniales, témoignant d’un rapport personnel et communautaire ambigu.

13Quant à Agnès Cousson, elle se livre, dans « Modalités et enjeux du récit personnel dans les Mémoires de Port-Royal. La "Relation de la mère Arnauld" et les récits de souvenirs des sœurs » (p. 47-84), à une analyse des Mémoires concernant la Mère Angélique, en commençant avec ceux de la principale intéressée. Une partie de sa contribution est issue (en substance seulement) de son ouvrage L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port-Royal2. Le cas d’Angélique Arnauld est exceptionnel en ce qu’elle est la seule des moniales à avoir rédigé sa propre autobiographie, à la demande de son confesseur Antoine Singlin. Il s’agit moins d’une démarche d’introspection que d’une histoire de Port-Royal retraçant, depuis l’entrée de son auteure à l’âge à dix ans, les signes de la Providence divine à l’égard de la communauté. Le témoignage d’ordre privé et la démarche introspective se font de manière indirecte, et se glissent subrepticement dans sa narration, l’abbesse laissant toujours transparaître un refus de parler d’elle-même. Elle y tait par exemple son angoisse de la mort et du jugement dernier, que A.‑C. Volongo a soulignée dans son analyse des inédits. Certains moments-clefs de la réforme qui permettent de relever une dimension personnelle à l’autobiographie de la mère sont analysés et l’un des plus intéressants porte sur le rétablissement de la clôture (lorsqu’Angélique Arnauld refuse la visite de son propre père) puisqu’il s’agit du « premier acte de désobéissance à une autorité humaine au nom de la conscience personnelle et de l’obéissance à la volonté divine » (p. 53). La désobéissance à l’autorité humaine signale le courage et la piété des sœurs, et un tel développement est digne de mention compte tenu des proportions que prend cet enjeu dans l’affaire du formulaire. La résistance est consubstantielle à la réforme et à l’esprit du monastère. Le texte est également l’occasion de régler des comptes : Zamet y est critiqué, ne serait-ce que par contraste avec le style laudatif et la dimension mythographique que revêt l’hommage de certains acteurs importants du monastère.

14Les relations écrites par les autres sœurs, entre 1655 et 1671, forment une constellation où chaque texte informe un aspect que les autres maintenaient dans l’ombre, à commencer par l’image de la réformatrice elle-même : « Les relations éclairent la personnalité d’Angélique, corroborant les vertus que l’autobiographie suggère, infirmant les défauts dont l’auteur s’accuse. » (p. 62) Elles insistent ainsi sur sa douceur, son caractère maternel, là où, nous l’avons vu, les lettres de la mère faisaient preuve de rudesse, et sur sa joie dans le service de dieu qui tranche avec le portrait d’une culpabilité accaparante. Le style hyperbolique et l’apologie de l’abbesse font en sorte que « l’historiographie confine à l’hagiographie » (p. 48), comme le souligne la présence récurrente du merveilleux. Cependant, la position de témoin et le souci d’apporter des preuves pour dépasser la subjectivité du récit font partie intégrante des Mémoires des sœurs. À ce titre, le discours rapporté est l’un des principaux procédés utilisés, puisqu’il « protège l’humilité du sujet écrivant en réduisant sa place dans l’énoncé. Le je narrateur s’efface au profit de son modèle, suivant l’écriture des récits hagiographiques. » (p. 68) Surtout, le discours rapporté « illustre une méthode d’enseignement de la mère Angélique : l’édification par l’Exemple et la parole » (p. 67). Cette traversée des Mémoires des moniales rend possible une réflexion sur les rapports du particulier et du collectif qui s’illustrent dans un jeu d’échos et de renvois :

Dans cette autobiographie collective à laquelle participe la mère Angélique, le portrait de l’autre est un portrait de soi. Il aboutit à un autoportrait communautaire. La personne est une image du groupe dont elle représente les valeurs. La singularité est à chercher dans l’expression, dans le détail des expériences individuelles, dans ce « propre » que l’humilité cache et que la pudeur retient. À Port-Royal, l’écriture de l’Histoire s’appuie sur la personne pour la transcender et l’élever au rang de symbole. Elle lui offre en même temps l’occasion, même furtive, de se dire. (p. 84)

Les Journaux & les Vies : deux massifs méconnus

15La Mémoire à Port-Royal ouvre également deux chantiers, sur deux massifs textuels d’un intérêt indubitable, inexplicablement peu étudiés. Jean Lesaulnier présente brièvement les Journaux de l’abbaye dans « Port-Royal au jour le jour ? Les Journaux de l’abbaye : une éphéméride devant l’histoire » (p. 85-103). Les Journaux couvrent la vie quotidienne du monastère : anecdotes, décès, avancement des novices, état des récoltes forment l’essentiel de la narration. Si l’on ne connaît pas l’identité de la rédactrice, J. Lesaulnier suppose que la mort d’Angélique Arnauld et l’affaire du formulaire ont pu donner son impulsion à l’entreprise, puisqu’il débute en 1661. Cependant, le journal permet d’observer bien plus que la simple énumération des événements : « Relation distancée de faits mineurs en apparence, [il] laisse transparaître la compassion de sa rédactrice ; centré sur la vie du monastère, il ouvre largement ses fenêtres sur le monde extérieur. » (p. 103) La conservation (à la Bibliothèque de Port-Royal, à la Bibliothèque nationale de France et aux Archives d’Utrecht) et la transmission du texte sont deux des raisons qui justifient la relative méconnaissance du texte. En attendant que des chercheurs résolvent ces difficultés :

Il nous suffit de dire que jusqu’à la fin du siècle au moins, des moniales ont tenu un journal des événements qui touchaient l’abbaye, et que les manuscrits qui en présentaient le texte original ou des copies sont parvenus jusqu’à nous grâce aux soins diligents de Mlles de Joncoux et de Théméricourt. (p. 101)

16Quant aux trois extraits, le premier porte sur la mort de l’imprimeur Charles Savreux, le second sur l’incendie de l’abbaye (le 13 mars 1674) et sa commémoration l’année suivante3, et le dernier sur la visite de l’archevêque de Paris le 17 mai 1679 lors du retour des persécutions après la paix de l’Église.

17La contribution de Laurence Plazenet, « Un continent inconnu. Les Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal (1750-1752) » (p. 125-178), couronne quant à elle le volume par son ampleur et sa richesse. Les Vies intéressantes sont un tout de quatre volumes in-12° d’environ 500 pages. Les Vies des moniales forment le cœur de l’ensemble, étant situées dans les deuxième et troisième volumes. Elles sont constituées de 43 Vies, portant sur 42 personnes différentes, pour la plupart écrites au xviie siècle dans une langue classique et élégante, avant l’écriture des Mémoires des Solitaires. Le premier et le dernier volume rassemblent quant à eux des pièces diverses (Mémoires, lettres, Conférences, observations, anecdotes, prières, Songes). Les Vies sont en grande partie écrites par des gens aussi illustres qu’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Robert Arnauld d’Andilly et même Gilberte Périer.

18Deux différences principales peuvent être établies avec les autres grandes publications du xviiie siècle : d’une part, il s’agit du premier ensemble qui ne se concentre pas sur la réformatrice de l’abbaye, accordant de l’importance à des sœurs peu connues, et, d’autre part, le terme « Vies » est préféré à celui de « Mémoires ». La préface de Pierre Le Clerc, le compilateur des Vies, étoffe cette distinction en parlant plutôt de « monuments » (p. 131) qui sauvegardent l’esprit du monastère. Ces monuments mémoriaux ne peuvent être détruits, à l’inverse des lieux réels de Port-Royal des Champs : « Port-Royal se trouve de la sorte établi en lieu de mémoire intrinsèque », à l’égal de Rome, d’Athènes et de l’Orient des premiers temps du monachisme.

19La composition des Vies, où l’on sent entre autres l’héritage de La Légende dorée, des Vies des saints pères du désert de Robert Arnauld d’Andilly et même des Vies de Plutarque, dresse une histoire de l’abbaye de sa réforme jusqu’à sa fermeture (1709) : « La Vie est ainsi le moyen particulier d’une histoire générale » (p. 134). La progression dramatique exclut cependant la destruction du monastère « qui pèse implicitement sur l’ensemble » (p. 135), autre moyen de « postuler la pérennité du monastère » (p. 135) : « La réviviscence du prodige l’emporte sur la dénonciation de l’iniquité. » (p. 135) Quant à la construction ou à la composition des Vies prises individuellement, elles héritent surtout du modèle de la Vie de saint, marquée par les miracles et les épreuves divines. L’instruction et l’édification du lecteur l’emportent sur la sauvegarde de la mémoire.  

20Cependant, et c’est ici que la compréhension des Vies intéressantes et édifiantes se corse, l’ensemble possède un « statut extrêmement incertain » (p. 148) à cause des modifications (enchâssements, ajouts et coupures) que Pierre Le Clerc a fait subir au recueil en le constituant. En effet, si Pierre Le Clerc donne l’impression d’avoir simplement rassemblé les matériaux laissés par les sœurs, la réalité est toute autre, comme en témoigne la Vie de Marguerite de Sainte-Gertrude :

Force est de conclure que le texte mis sous les yeux du lecteur est en réalité un apocryphe de Pierre Le Clerc composé au xviiie siècle à partir de deux textes d’Angélique de Saint-Jean qu’il suture sans que rien ne permette d’identifier ses interventions. [...] La Vie n’a pas d’unité organique et son authenticité est problématique à partir du moment où Pierre Le Clerc a choisi librement entre ses deux matrices. (p. 149)

21Or il ne reste pas systématiquement de sources du xviie siècle pour déterminer ce qui relève des modifications de Pierre Le Clerc et de l’œuvre authentique : « Dans l’état qui est le leur à l’intérieur du recueil, [les Vies] relèvent de montages complexes, subtils, essentiellement dus à Pierre Le Clerc. » (p. 149) Si l’entreprise éditoriale de Pierre Le Clerc se distinguait de celles des autres jansénistes de son siècle, il s’inscrit néanmoins « de façon entièrement orthodoxe dans le projet historiographique mis en œuvre au xviiie siècle à propos de l’abbaye » (p. 150), c’est-à-dire que le texte des Vies est instrumentalisé, ses intentions partiellement détournées.

22Cela pose donc la question du décalage entre les intentions des moniales ayant composé les Vies individuelles au xviie siècle et celles de Pierre Le Clerc. L’analyse de L. Plazenet montre qu’une « entreprise spirituelle et intime est pliée à une démonstration testimoniale figurative » (p. 175) donnant lieu à un « usage militant du discours mémoriel » (p. 176). La dimension testimoniale et historique des Vies était intrinsèquement liée à une entreprise spirituelle chez les moniales. L’auteur de chaque vie devient un « passeur » (p. 160) soucieux de prouver et de témoigner de la vérité. Cette dimension des textes est facilement repérable par le refus de l’embellissement, les notations concrètes et prosaïques, telles que les justifications et précisions sur les sources du témoignage. Des lettres et des discours rapportés constituent des preuves, tout comme l’auteur lui-même précise ce dont il a été témoin, faisant « basculer la narration, même assumée par un narrateur extérieur, vers l’autopsie » (p. 162).

23Pierre Le Clerc renforce cette dimension historiographique (en ajoutant des notes externes, par exemple) et retire les marques de la spiritualité. La Vie de Madame Chazé, dont la source authentique rédigée par Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly a été conservée, permet de prendre en compte la teneur des suppressions de Pierre Le Clerc qui clarifie, retire les répétitions, les développements pieux et « la valeur introspective et spirituelle de la relation pour son auteur » (p. 173). Ces traits jettent la lumière sur le fait que ces Vies n’étaient pas destinées à la publication et constituaient des textes d’ordre privé, de véritables exercices spirituels :

Deux discours se superposent donc dans les récits des Vies intéressantes et édifiantes. D’une part, à étudier l’agencement du recueil par son éditeur au xviiie siècle, il met en place un Mémorial à dimension mythique. Les Vies servent à élaborer une vision patrimoniale de Port-Royal. D’un autre côté, les fragments apparemment composés au xviie siècle et une partie des aménagements prévus [par] Pierre Le Clerc sont conçus dans la perspective d’un témoignage dont la rigueur historique est puissamment motivée : il doit, pour les religieuses, révéler un itinéraire de la Passion. Deux postulations contradictoires se voient articulées de façon simultanée, mais l’opération a surtout pour effet de masquer la fonction spirituelle capitale que l’écriture est susceptible de détenir à Port-Royal pour l’auteur du récit mémoriel. (p. 165)

24Pour reprendre la métaphore du titre de la contribution de L. Plazenet, l’entreprise mémorielle des moniales n’est rien de moins qu’un continent textuel qu’il s’avère urgent d’explorer. Il est indéniable que La Mémoire à Port-Royal constituera l’incontournable fondement de ces travaux ultérieurs. Au fil de ces contributions portant sur des objets d’étude variés, les questions du rapport entre le singulier et le collectif, et même du rapport entre la dimension privée et la dimension publique des écrits des moniales, sont celles qui émergent le plus visiblement de l’ensemble. Les religieuses semblent jouer sur tous les tableaux, révélant ainsi des relations inattendus à la mémoire, conciliant de manière simultanée l’écriture de Vies qui relèvent de l’exercice spirituel et celle de Mémoires vindicatifs, publiés au xviie siècle. Se refusant à parler de leur propre intimité, les sœurs donnent cependant accès à l’intimité de la communauté, que ce soit en considérant Port-Royal comme un être à part entière, un personnage, ou par le jeu d’échos qui s’établit entre les témoignages de chaque sœur. À ce titre, l’harmonie dans la communauté qui traverse la production des moniales donne l’impression de donner accès aux partitions individuelles d’une symphonie chorale. Le concert de ces voix qui s’élèvent vers le ciel en passant à l’occasion par le monde – conciliant spiritualité et apologie –, se fait entendre lorsqu’elles sont rassemblées, pour peu que le chercheur se donne la peine, à l’exemple des contributions de La Mémoire à Port-Royal, de se mesurer à ce corpus ondoyant.