Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Février 2018 (volume 19, numéro 2)
titre article
Patrick Moran

Le statut logique de la fiction (médiévale)

Virginie Greene, Logical Fictions in Medieval Literature and Philosophy, Cambridge University Press, 2014, 322 p, EAN 9781107068742.

Un ouvrage singulier

1La démarche qu’adopte Virginie Greene dans son dernier livre, Logical Fictions in Medieval Literature and Philosophy, a quelque chose d’inhabituel, surtout dans le contexte actuel des études de littérature médiévale. Même en pleine période structuraliste, un réflexe historiciste tenace poussait aussi bien les spécialistes de théorie littéraire que les médiévistes à considérer le Moyen Âge comme un domaine marginal, pré‑ ou para‑littéraire, qui ne pouvait être analysé qu’avec des outils spécifiques et dont l’étude n’avait pas forcément grand chose à apporter à une réflexion théorique générale sur le fait littéraire ; depuis les années 1980, la montée en puissance d’un néo‑historicisme explicite ou informulé a tendu, en renforçant le cloisonnement par siècles des études littéraires, à cantonner encore davantage la médiévistique dans son cadre de référence endogène. La pointe de la recherche actuelle réside dans un dialogue avec des disciplines secondes comme l’histoire du livre, l’histoire de l’art ou celle des mentalités, mais au sein d’une périodisation stricte. Le littéraire médiéviste tend à devenir, pour le meilleur et pour le pire, un historien du fait littéraire à l’époque médiévale.

2C’est à contre-courant de cette tendance que se situe V. Greene. Le point de départ de Logical Fictions est une interrogation de philosophie générale sur le statut logique de la fiction, ou plus exactement sur la complémentarité entre logique et fiction dans une perspective heuristique. Le propos central de l’ouvrage — tel qu’il est présenté — n’est donc pas une question de littérature médiévale, mais la réactivation d’un débat qui a contribué, au début du xxe siècle, à fonder l’approche analytique en philosophie, notamment à partir de l’article que Bertrand Russell publie en 1905 sur la dénotation1. Non seulement Virginie Greene affirme‑t‑elle ne pas traiter un sujet de littérature médiévale avant tout, mais le sujet qu’elle se propose n’est même pas, de prime abord, littéraire : il a un impact en termes de théorie littéraire puisqu’il interroge le statut et les usages épistémiques de la fiction, mais c’est a priori une question de philosophie analytique. En réalité, V. Greene assume une distance prudente vis‑à‑vis d’un discours strictement philosophique, puisque sa thèse de départ est que la philosophie, depuis Platon et Aristote jusqu’à l’école analytique, tend à minimiser la fiction comme mécanisme heuristique au profit de la seule logique. De Russell à Searle, l’école analytique semble parfois avoir voulu réactiver la méfiance platonicienne envers la fiction et la justifier à nouveau : Russell, dans « De la dénotation », avait à cœur de nettoyer le langage des apparents objets inexistants qu’il a tendance à générer (comme l’illustre le célèbre exemple « L’actuel roi de France est chauve »), tandis que Searle, en décrivant plus récemment les énoncés de fiction comme des « assertions feintes2 », leur ôte toute valeur prépositionnelle sérieuse. Rien d’étonnant à ce que la critique littéraire moderne se soit senti peu d’affinités avec l’école analytique, ou qu’elle ait préféré, comme Thomas Pavel dans Univers de la fiction3, contourner l’approche analytique classique au profit à la fois de ses prédécesseurs immédiats (Alexis Meinong et sa théorie des objets, critiquée par Russell dans « De la dénotation ») et de ses successeurs adeptes de logique modale et de mondes possibles (comme Terence Parsons ou Hilary Putnam).

3Le propos de V. Greene, à la différence de celui d’un Pavel, n’est pas de contester l’assertion analytique classique selon laquelle les énoncés de fiction auraient une structure logique lâche et une valeur propositionnelle faible ; elle y trouve, au contraire, la source de leur valeur. Il s’agit, dans Logical Fictions, de mettre en rapport énoncés fictionnels et énoncés logiques à l’aune de leur complémentarité, en affirmant que logique et fiction trouvent leur origine dans une même volonté de deviner ce que nos sens ne peuvent pas percevoir4. Mais là où la logique déploie un propos abstrait et généralisant, qui se situe au niveau catégoriel, la fiction se livre à un travail d’adstraction (néologisme proposé par V. Greene dans son premier chapitre, « Abelard’s donkey: the nonexistent particular »), c’est‑à‑dire qu’elle tire du particulier à partir du général, et non l’inverse. Logique et fiction sont des processus intellectuels complémentaires qui fonctionnent en miroir l’un de l’autre, même si les caractéristiques de l’une seront toujours jugées défaillantes si on les considère exclusivement à l’aune de l’autre. La création de particuliers fictionnels est aussi importante, dans notre appréhension du monde et de son contenu, que celle de catégories générales5.

4Que V. Greene soit médiéviste n’est pas pour rien dans sa volonté de prendre au sérieux les propositions de l’école analytique sur le statut de la fiction : aucune école philosophique moderne ne s’est autant revendiquée, explicitement ou implicitement, de la philosophie médiévale, d’Abélard jusqu’aux scolastiques. L’ancrage médiéval permet à V. Greene de concrétiser son propos autour d’une période spécifique, c’est‑à‑dire la Renaissance du xiie siècle, prise dans une acception large qui va d’Abélard et d’Anselme de Cantorbéry jusqu’à l’époque de composition du Roman de la Rose. Sans pour autant postuler une influence de la philosophie de l’époque sur la littérature vernaculaire qui lui est contemporaine, elle suppose que les textes d’Abélard, d’Anselme et de Roscelin d’une part, et de Chrétien de Troyes, de Marie de France, de Guillaume de Loris/Jean de Meun et des auteurs du Roman de Renart de l’autre, participent d’une même mutation des modes de pensée et d’une ambition intellectuelle comparable.

De l’animal à l’ami en passant par l’ennemi

5Le livre est organisé en trois parties, « Logical fables », « Figures of contradiction » et « Fathers, sons and friends ». Chacune de ces parties est subdivisée en trois chapitres. Comme souvent dans les ouvrages de recherche anglophones, chaque chapitre fonctionne de manière relativement autonome, ce qui peut donner l’impression que le livre est constitué d’une série d’études distinctes, reliées les unes aux autres par certains traits thématiques plutôt que par un fil démonstratif global. En réalité, la progression d’ensemble du volume est plus cohérente qu’il n’y paraît, mais elle se fonde sur une série de coups de projecteur, chaque chapitre se construisant autour d’une question philosophique, couplée le plus souvent à un exemple littéraire (bien que plusieurs chapitres laissent de côté le corpus littéraire).

6La première partie, « Logical fables », tourne autour de la question de la référence (ou de la dénotation, pour employer le terme de Russell) et de la façon dont philosophie et littérature appréhendent ou construisent les objets. Le premier chapitre, « Abelard’s donkey: the nonexistent particular » (p. 13‑32), élabore le concept d’adstraction déjà mentionné en se fondant sur l’analyse que fait Abélard de la faculté imaginative. Alors que la sémantique de son maître Roscelin se fonde sur l’idée de référence, celle d’Abélard se fonde sur celle de signification, ce qui lui permet d’accorder davantage de crédit aux objets non‑existants : à cette aune, abstraction et imagination sont des processus apparentés, l’abstraction permettant de construire une représentation idéale d’une classe ne correspondant à aucun membre singulier de ladite classe, tandis que l’imagination/adstraction permet en retour de construire un membre particulier avec des traits distinctifs mais qui ne correspond pas nécessairement à quelque chose d’existant. L’imagination chez Abélard est certes soumise à l’intellectus, mais elle contribue à l’effort réflexif en permettant l’exemplification et en créant des objets autour desquels raisonner. Des extraits du Roman de Renart et du Chevalier au lion sont l’occasion de montrer que la fiction du xiie siècle aime aussi construire des interrogations philosophiques et éthiques autour de ses objets singuliers (un âne peut‑il devenir évêque ? face à un duel opposant un lion et un serpent, auquel vaut‑il mieux prêter main-forte ?), sans que leur irréalité empêche leur pertinence.

7Le deuxième chapitre, « The literate animal: naming and reference » (p. 33‑52), et le troisième, « The fox and the unicorn: naming and existence » (p. 53‑86), continuent d’explorer cette veine, mais en se concentrant respectivement sur la question de la référence (comment le langage invoque‑t‑il des individus, indépendamment de leur existence ?) et sur celle de l’existence ou de la non‑existence des objets nommés. Les deux chapitres poursuivent aussi un fil rouge animalier entamé dans le chapitre 1 : les philosophes et logiciens du Moyen Âge partagent avec les auteurs vernaculaires une fascination pour les animaux, objets de pensée et de fiction qui peuvent à la fois être tenus à distance (l’animal n’est pas l’humain, l’animal est inférieur à l’humain) et être brandis comme des miroirs (l’animal englobe l’humain, l’animal est une image de l’humain). Le chapitre 2 glisse d’Abélard à Anselme, et de Renart et Chrétien aux fables de Marie de France, et s’intéresse à la manière dont la nomination individualise ses objets et, en leur conférant un affect, les fictionnalise.

8Le chapitre 3 s’attaque de front au débat sur les objets inexistants, en délaissant temporairement les penseurs médiévaux au profit de Russell, Meinong, Carnap, Kripke et Donnellan. La perspective de V. Greene l’incite, même face à des philosophes de l’école analytique ou du cercle de Vienne, à débusquer les effets d’adstraction et les singularités fictionnelles dans leur discours, notamment des références aux licornes chez Carnap et chez Kripke. Kripke et Donnellan considèrent que les fictions laissent des traces historiques qu’il est possible de pister pour démontrer leur inexistence. V. Greene les prend au mot et suit pas à pas la piste de la licorne dans la culture antique et médiévale, ainsi que celle de Renart dans le foklore et la littérature du Moyen Âge : une espèce animale imaginaire qui n’est jamais individuée, face à un individu fictionnel qui appartient à une catégorie/espèce existante, mais dont l’individuation va de pair avec sa fictionnalisation. La première partie de l’ouvrage se conclut sur l’idée que l’histoire du rationalisme occidental est une histoire du fictionnalisme occidental, la fiction étant le pendant particularisant et labile d’une logique généralisante et rigide. C’est une théorie de la fiction fondée sur l’individuation, le détail et le singulier qu’invoque V. Greene, contre l’idée que la fiction ait pour rôle de susciter des univers6 : au contraire, le lien essentiel qu’elle entretient avec la mécanique de l’adstraction en fait un procédé foncièrement particularisant.

9La deuxième partie, « Figures of contradiction », part de l’idée que logique et fiction sont deux stratégies complémentaires pour ordonner un monde d’objets désordonné et éphémère, et s’intéresse de plus près à ce que l’auteure présente comme une des fictions logiques les plus fondamentales de la pensée occidentale : le principe de non‑contradiction. Le chapitre 4, « The opponent », remonte au quatrième livre de la Métaphysique d’Aristote pour y analyser comment le Stagirite fait du principe de non‑contradiction une vérité si incontestable que celui qui voudrait s’y opposer (Amphisbeton, l’opposant, auquel V. Greene donne une majuscule initiale pour en faire un individu de fiction) serait condamné au silence : le principe de non‑contradiction est fondé dans la réalité même, et l’existence d’un opposant hypothétique en devient automatiquement impensable. Le personnage de l’opposant, incarnation de l’ambivalence et de la contradiction permanente, devient donc un être de fiction — en quelque sorte l’être de fiction par excellence.

10Le chapitre 5, « The fool who says no to God », avance dans le temps et passe au Proslogion d’Anselme : le philosophe médiéval hérite de la centralité aristotélicienne accordée au principe de non‑contradiction, mais c’est désormais Dieu, conçu comme seul être nécessairement existant, qui remplace le principe logique abstrait. Celui qui nie l’existence de Dieu — insipiens, le fou — est aussi impossible à concevoir que l’opposant de la Métaphysique. À côté de Dieu, qui ne peut être conçu comme non‑existant, et d’un humain comme Anselme, qui peut l’être, le fou, que V. Greene particularise en Insipiens, est un être qui ne peut être conçu comme existant. Cela permet à l’auteure de proposer, plutôt que le traditionnel binôme nécessité‑contingence, une triade nécessité‑contingence‑fiction, la fiction étant définie comme le règne de l’ambivalence permanente et de la singularité radicale.

11Après deux chapitres qui ont laissé de côté la littérature vernaculaire, le chapitre 6 (« The man who says no to reason ») y revient et se consacre aux personnages de Faux Semblant et de l’Amant dans le Roman de la Rose. Les deux personnages allégoriques incarnent la contradiction à leur manière. Faux Semblant illustre le paradoxe du menteur et mine ses propres assertions aussi bien que leur contraire, proférant une parole instable qui a un impact non seulement métaphysique, mais social : c’est à une société fondée sur le mensonge, la ruse et la renardie que Faux Semblant nous confronte. Quant à l’Amant, lorsqu’il s’oppose à Raison, c’est pour affirmer son libre arbitre et son libre choix de la folie (amoureuse). Si l’Amant est si pétri de contradictions, c’est qu’il est à la fois un individu singulier et une allégorie qui renvoie à toute l’humanité : un être fictionnel tiraillé entre abstraction et adstraction.

12La troisième partie, « Fathers, sons, and friends », se consacre à la question de l’affect, et renverse le motif de la contradiction et de l’opposition en celui du lien (contrarié ou non) et du rapport à l’autre. Trois figures du lien interpersonnel, considérées comme des « fantômes » ou des « fantasmes7 » qui hantent la tradition philosophique occidentale, sont explorées dans les trois chapitres de cette partie : la filiation, l’hostilité et l’amitié. Le chapitre 7, « Aristotle or the founding son », examine comment Aristote sert de point de départ à l’histoire de la philosophie occidentale bien plus que Socrate ou Platon : c’est dans l’œuvre d’Aristote que la philosophie devient un effort chronologique et généalogique, avec des prédécesseurs, des avancées anciennes ou récentes, des étapes qu’il s’agit de dépasser. Aristote ne se considère pas comme l’interlocuteur des philosophes qui l’ont précédé, mais comme un archiviste qui examine leurs propos une fois qu’ils sont révolus ; mais cette posture d’archiviste fait aussi du Stagirite le premier philosophe qui n’ose pas toujours trancher, et qui a autant à cœur de préserver que de surpasser ses ancêtres.

13Abélard, qui est le sujet du chapitre 8 (« Abelard or the fatherless son ») se comporte de manière parfaitement inverse : il est le philosophe qui rejette ses pères, qui s’oppose à ses contemporains et qui ne reconnaît qu’une seule filiation, celle qui le relie à Dieu. Le monde scolastique chrétien est à mille lieues de celui de la philosophie grecque : les penseurs médiévaux, plutôt que de se considérer comme les membres d’une généalogie unique qui construit et décèle peu à peu une vérité occultée, sont pris entre deux lignées, celle de la philosophie païenne et celle de la vérité divine déjà révélée, ce qui crée un univers intellectuel forcément clivé et antagoniste. Là où la philosophie antique s’élaborait sur la base du dialogue et de l’approfondissement progressif, celle du Moyen Âge s’exprime dans le débat, la mise à bas, voire l’invective.

14Le chapitre 9, enfin, invoque à la fois Platon et Derrida pour rappeler le lien essentiel que la philosophie entretient avec la philia, l’amitié8. V. Greene y interprète l’ami aristotélicien comme une fiction au même titre que l’était l’opposant, Amphisbeton. Elle examine les réflexions sur l’amitié chez Platon, Aristote et Cicéron, ainsi que la manière dont Aelred de Rievaulx au xiie siècle transplante les théories antiques sur l’amitié dans le milieu monastique médiéval. Elle revient, dans un dernier temps, à la littérature vernaculaire et au Chevalier au lion : l’amitié entre Yvain et Gauvain y joue un rôle moteur, mais elle est problématique et dysfonctionne dans une certaine mesure. Alors que la tradition philosophique occidentale, de Platon à Derrida inclus, s’intéresse à l’amitié presque exclusivement comme un phénomène d’homme à homme, dans le Chevalier au lion les deux amis les plus fiables d’Yvain sont, en fin de compte, le lion et Lunete, un animal et une femme : les certitudes de la tradition philosophique sont remises en cause par le caractère singularisant et labile de la fiction, qui brise les cadres généraux au profit d’amitiés toujours particulières.

Ambivalences, affinités, lignes de fuite

15V. Greene, malgré la prépondérance accordée à la philosophie dans sa démarche, ne prétend pas faire œuvre de philosophe ; c’est plutôt aux outils du close reading et du commentaire de texte littéraire qu’elle a recours9, ce qui explique le fonctionnement par coups de projecteur que nous avons mentionné plus haut. Cette application d’une méthodologie littéraire à un corpus mixte est au fondement du caractère singulier de Logical Fictions, ouvrage qui tient un propos sur la philosophie sans prétendre être un livre de philosophie. Encore pourrait‑il s’agir d’une étude visant à expliquer la littérature médiévale à la lumière de la pensée de son temps, comme l’a fait naguère Jean‑René Valette dans La Pensée du Graal10, par exemple ; mais là encore, V. Greene prend le lecteur de court en affirmant qu’il n’en est rien11. Logical Fictions est un ouvrage qui se construit délibérément dans une série d’angles morts et qui se livre à un exercice d’équilibrisme notionnel : aspirant à tenir un propos général sur les rapports entre logique et fiction, il privilégie pourtant une période spécifique, le Moyen Âge, et s’il embrasse une tradition philosophique qui va d’Aristote à Russell, Carnap et Kripke (avec même un détour par Derrida dans le dernier chapitre), sur le plan littéraire il s’en tient strictement aux xiie et xiiie siècles. Cela tient à la spécialisation universitaire de l’auteure, bien sûr, et on peut regretter que d’autres périodes et d’autres cultures littéraires n’aient pas été convoquées, au moins de manière ponctuelle, au fil de l’ouvrage ; mais l’argument de V. Greene est que la Renaissance du xiie siècle représente un moment dans l’histoire de la culture occidentale où la nature ludique de la logique et de la fiction est révélée et exploitée de manière particulièrement nette, aussi bien dans le discours philosophique que romanesque12.

16V. Greene explique que le projet initial derrière son livre était une étude de l’ambivalence dans les romans des xiie et xiiie siècles13, et cette strate première se ressent encore dans le résultat final : on a parfois l’impression d’avoir affaire à un ouvrage hybride, qui hésite entre une étude de l’ambivalence dans quelques textes littéraires médiévaux, une étude de l’ambivalence et de la contradiction dans la tradition philosophique médiévale ou même occidentale, une exploration des rapports entre philosophie et littérature au Moyen Âge, ou une analyse des rapports de complémentarité épistémique entre logique et fiction. Il est tout cela à la fois, bien sûr, mais pas toujours simultanément, et parfois sur le mode du collage plutôt que de la démonstration rigoureuse. Mais dans un livre qui cherche à appréhender l’histoire de la philosophie de manière littéraire, et qui remet en cause la domination absolue du principe de non‑contradiction au profit d’une célébration des affinités électives, cet aspect patchwork est peut‑être à sa place.

17En termes de méthodologie, l’ombre des New Critics plane sur cet ouvrage, aussi bien dans son emploi du close reading que dans sa célébration de ce que la fiction a d’irréductible et de résolument singulier ; les New Critics auraient remplacé le mot de fiction par celui de littérature ou de poésie, mais la proximité entre les réflexions de V. Greene sur le jeu du général et du particulier et celles d’un William K. Wimsatt sur l’« universel concret14 » qui fonde la spécificité du discours poétique reste frappante. Les New Critics, tout comme l’auteure de Logical Fictions, insistent sur le travail que la littérature fait sur le singulier, le particulier et l’unique, ce qui ne peut être compris et apprécié que dans un contexte donné, comme résultat d’un jeu subtil de pressions et de contre‑pressions : le discours de la littérature ne saurait être résumé ou rabattu sur de l’abstrait, parce qu’il trouve sa valeur universelle dans ses éléments les plus concrets et les moins généralisables.

18Pris comme une théorie de la fiction, le propos de Logical Fictions n’est pas sans évoquer le récent Définir la fiction d’Olivier Caïra15, qui définit la fiction comme un spectre s’étendant d’un pôle mimétique (littérature, cinéma, télévision, etc.) à un pôle axiomatique (jeux de simulation ou de stratégie, énoncés logiques ou mathématiques, etc.). Ce que V. Greene nomme logique ressemble fort au pôle axiomatique d’O. Caïra, et fiction à son pôle mimétique. Dans Logical Fictions la logique est une fiction et la fiction une logique, les deux composant ensemble un grand jeu verbal et intellectuel qui permet d’envisager ce que nos sens n’appréhendent pas ; elles servent à la fois de miroirs réciproques, de miroir du monde et de lunette d’observation. Appliquée au général, cette lunette adopte un certain aspect ; elle en revêt un autre lorsqu’on l’applique au particulier, mais c’est toujours la même lunette. La deuxième partie du livre de V. Greene, qui remet en cause l’évidence du principe de non‑contradiction en l’historicisant et en l’observant comme une arme dans la stratégie littéraire d’Aristote ou d’Anselme, génératrice de personnages saugrenus nommés Amphisbeton ou Insipiens, est particulièrement frappante à cet égard.

19Cette exploration du principe de non‑contradiction en seconde partie met en lumière une particularité de la théorie de la fiction énoncée dans Logical Fictions : c’est que l’auteure envisage la fiction surtout sous l’aspect des objets fictionnels, de leurs liens et de leurs interactions, et qu’elle l’envisage assez peu sous l’angle narratif. Certes, fiction et narration ne sont pas synonymes ; mais quitte à examiner de manière critique certains des grands piliers de la pensée philosophique, il serait peut‑être intéressant d’étendre la démarche de V. Greene à l’idée de causalité, autre principe intouchable du rationalisme occidental. De même que les romans vernaculaires du Moyen Âge créent de l’ambivalence et de la contradiction là où les logiciens voudraient un ordonnancement rigide, de même ils dynamitent la sévérité du principe de causalité en fondant leurs diégèses sur le hasard, la synchronicité et le destin — l’aventure, en somme. La littérature narrative du Moyen Âge aime explorer les zones où la causalité dysfonctionne, où elle semble fonctionner à rebours ou de manière simultanée, et où les exigences du particulier (le parcours signifiant d’un héros singulier) assouplissent les lois d’airain de la réalité.

20Les paragraphes précédents, s’ils s’attardent sur certaines des ambiguïtés et des ambivalences de Logical Fictions, le font moins pour souligner de quelconques limites que pour montrer ce que ce livre a de fécond et de stimulant pour la pensée. Il ressemble à peu d’autres ouvrages actuels et perturbe les efforts classificatoires du lecteur en bouleversant à répétition la hiérarchie interne de ses objets, philosophie, littérature, Moyen Âge, fiction. Il est, de bien des manières, illustratif de son propos, alliant des panoramas conceptuels de haute volée à une valorisation du petit détail, du dysfonctionnement passé inaperçu ; son empan est à la fois large (toute la tradition philosophique occidentale) et réduit (quatre œuvres narratives du Moyen Âge central), macroscopique et microscopique. C’est un livre qui stimule autant qu’il échappe, ce qui, vu son propos, est le plus sûr signe de son succès.