Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Novembre 2017 (volume 18, numéro 9)

1Même les plus oublieux n’ignorent pas que l’Ouvroir de Littérature Potentielle ne tardera guère à fêter son soixantième anniversaire. Fondé en 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau, l’Oulipo a incontestablement fédéré sur le long terme un collectif disparate d’érudits venus de plusieurs horizons disciplinaires que la modernité semblait considérer comme résolument incompatibles. Surtout, il a accueilli et épaulé de grands noms de la littérature française et étrangère (de Georges Perec à Italo Calvino, en passant par Jacques Roubaud ou Harry Mathews), et certainement favorisé l’éclosion d’œuvres aussi différentes qu’attachantes. Celles de Marcel Bénabou et Paul Fournel, François Caradec et Jacques Jouet, d’Hervé Le Tellier et Frédéric Forte, pour ne donner que quelques exemples – sans mentionner les nouveaux venus1.

2Prenant le contrepied du fonctionnement (et des dysfonctionnements notoires) des mouvements littéraires classiques ou avant-gardistes2, ce qui lui a probablement assuré une longévité exceptionnelle, l’Ouvroir est ainsi parvenu, au fil des décennies, à harmonieusement articuler d’abondantes productions collectives avec des poétiques individuelles éclectiques, le tout dans une ambiance qu’on rapporte volontiers débonnaire mais toujours industrieuse, dans tous les cas évitant les écueils (anathèmes, exclusions, polémiques, etc.) qui ont fait sombrer le Surréalisme ou Tel Quel.

Masse critique

3La persistance et la continuité propres à l’Ouvroir ne sauraient masquer nombre d’évolutions, nonobstant les métamorphoses du champ littéraire. En retracer l’histoire et l’itinéraire, tout en déterminant le statut multiple et fluctuant du texte oulipien, voilà tout l’objet du livre aux dimensions modestes, mais dense et bien documenté, que propose Cécile de Bary. En deux chapitres, elle s’emploie à relater le substrat original, les adaptations successives et stratifications discursives de l’Oulipo – sans toutefois passer sous silence les malentendus originaux et les problématiques persistantes, notamment liées à la réception de ses activités.

4C’est que la réticence justifiée des premiers oulipiens à se définir et constituer en « école littéraire » munie de « canons » et autres prescriptions, les changements contextuels, la bigarrure disciplinaire et le paravent pudique de la vis comica ont (entre autres) parfois troublé la réception quand ce n’est pas la littérarisation de certains textes oulipiens. Sérieusement drôle mais drôlement sérieux, cet « art d’élite » (selon le mot de Noël Arnaud), rattaché par Queneau au Collège de Pataphysique et de prime abord exclusivement destiné à fournir aux écrivains des « formes » nouvelles ou renouvelées, ne se serait-il pas fourvoyé en devenant trop exotérique ? Si la distinction entre exercice (oulipien) et œuvre littéraire (souvent personnelle), en dépit de quelques flottements, est généralement admise, l’Oulipo d’hier, pour pasticher Queneau, n’est donc plus tout à fait celui d’aujourd’hui – et c’est sûrement heureux. L’ouvrage de C. de Bary paraît donc à un moment propice pour faire le point sur l’évolution du groupe et de ses objets.

5D’autant que, devenu durant les dernières décennies « groupe-monde3, » recrutant judicieusement certains de ses membres par-delà les frontières nationales, l’Ouvroir a continué d’élargir son public et gagner des lecteurs du monde entier. Naturellement, il ne s’est guère écoulé une décennie sans que le collectif oulipien ou l’un de ses membres n’élabore un ouvrage envisageant ou justifiant tel aspect de la production oulipienne4. Malheureusement, l’inévitable contrepartie de la diversification de ses activités extra-littéraires (lectures publiques, manifestations et/ou les spectacles), cristallise parfois un lot d’incompréhensions, de critiques plus ou moins justifiées auxquelles C. de Bary répond en balisant avec application les sources confluentes de l’Oulipo.

6Les reproches qu’on formule à l’encontre de l’Oulipo contemporain, tout particulièrement dans le monde anglo-saxon – à l’instar du récent ouvrage polémique de Lauren Elkin et Scott Esposito5 –, seraient ainsi inhérents à l’élargissement du public et consécutif à une supposée dispersion de ses activités, sans parler de l’absence d’émergence d’une œuvre d’une amplitude similaire à celle de Perec. De fait, outre les antiennes antioulipiennes désormais bien connues, nombre de malentendus émergent, et cela d’ailleurs en dépit des travaux pionniers et éclairants de Warren Motte, Peter Consenstein6 ou Alison James7, sans parler du didactique Compendium8, qui n’a pas pris une ride, ni du récent Many Subtle Channels de l’« insider » Daniel L. Becker9.

7Ces réprobations viennent désormais s’ajouter aux sempiternels blâmes de contempteurs qui persistent à dépeindre les Oulipiens sous les traits d’une bande de joyeux drilles formalistes ou « textualistes », s’empressant de les ranger dans la catégorie des acrobates du langage et cela en dépit de nombreuses publications scientifiques : la liste des références portant tantôt sur l’Ouvroir, tantôt sur ses auteurs s’avère si copieuse que je renvoie volontiers à la bibliographie d’une centaine de pages qu’avait concoctée Virginie Tahar en 201110.

8Publié aux États-Unis, l’ouvrage de C. de Bary donne ainsi l’occasion de répondre indirectement – mais fermement – aux critiques tranchantes, au ton parfois virulent, formulées dans The End of Oulipo, An Attempt to Exhaust a Movement paru deux ans auparavant11. En effet, tandis que le projet d’Elkin et Esposito consiste à s’interroger, dans une virulente critique-fiction sur l’avenir de l’Oulipo, C. de Bary parvient à débrouiller les raisons qui font que la reconnaissance des travaux de l’ouvroir « ne se fait cependant pas sans réserve ». Quand The End of Oulipo considère grosso modo que la mort de Perec solde l’existence du groupe, s’ingéniant à prescrire ce que ses membres devraient faire pour retrouver l’avant-garde et être traduits dans la langue de Shakespeare– seul brevet qui, aux yeux des auteurs, permet de bénéficier d’une forme de consécration ultime –, le livre de C. de Bary procède consciencieusement à l’examen du positionnement du groupe au sein du champ littéraire, tout en explicitant pourquoi « l’Oulipo n’est pas un groupe d’avant-garde » (p. 48).

9Par ailleurs, si la première partie de The End of Oulipo – signée Esposito – a l’intérêt d’informer les lecteurs néophytes de démarches plus ou moins analogues à celles des oulipiens (Cesar Aira, Christian Bök, Édouard Levé…), le texte de Lauren Elkin relève plutôt d’un brûlot qu’on aimerait croire écrit au second degré. Effectivement, après avoir dénoncé un « sexisme latent au sein de la culture française en général (et dans l’avant-garde12) », Elkin explique sérieusement – sous couvert de féminisme – que l’Oulipo est « menacé par l’élément bourgeois et réactionnaire représenté par Le Tellier13 » (!). Ces pages écrites au vitriol concentrent un tir nourri d’attaques ad hominem, et voilà l’auteur d’Assez parlé d’amour accusé de « tripoter ses jeunes et belles héroïnes14 » à longueur de récit. Cette confusion entre auteur et narrateur, qui dérape sur des peaux de banane métaleptiques, se poursuit tout au long de ce qui relève d’un pamphlet. C’est moins l’écriture de Cités de mémoire ou La Chapelle Sextine qui est ici commentée que Le Tellier lui-même, désigné à la vindicte générale car détenteur (selon Elkin) du « record oulipien d’invitations Facebook », nonobstant ses accointances médiatiques15. En Le Tellier, le célèbre dottor Katzone de La Cité des femmes semblerait avoir trouvé un digne successeur… On est déjà tombé sur des analyses de genre plus nuancées.

10Doté semblablement de deux parties, l’une plutôt historique (« La lente émergence d’un groupe littéraire ») et l’autre plutôt paradigmatique (« Le texte oulipien »), l’ouvrage de C. de Bary préfère relever d’une part la complexité des articulations entre œuvres individuelles et collectives, sans négliger de revenir sur les contradictions qu’entraîne le refus préalable par les oulipiens d’assumer leur statut à proprement parler « littéraire ». Coiffé d’un avant-propos signé J-J. Thomas, qui revient sur l’ambiguïté constitutive du terme d’« avant-garde », le livre remet en perspective les fondements de l’Oulipo de façon synthétique, tout en s’appuyant sur à une connaissance précise du corpus oulipien et perecquien (la bibliographie ne se limite pas à l’ouvrage de D. L. Becker16 ou à la biographie de Perec écrite par David Bellos17). Dans sa démarche, C. de Bary repère les strates historiques, les apports des principaux membres et les contradictions du groupe.

« Simplifions, car il faut toujours simplifier »

11La première partie intitulée « La lente émergence d’un groupe littéraire » tente de faire concorder les sources pour décrire sous quels auspices naît et se développe ce groupe résolument pluridisciplinaire. Moderniste, sans sombrer dans les excès des avant-gardes, et peut-être finalement « néo-classique18 » comme l’observe Marc Lapprand, distribuant ses avancées entre les exercices collectifs et les œuvres individuelles, l’Ouvroir qui se construit une culture propre mâtine ses textes d’une intertextualité qui consolide les liens de ses acteurs. Puisque l’Oulipo est aujourd’hui connu pour ses « contraintes », C. de Bary essaie de repérer l’adoption progressive du terme, qui fait florès et remplace dans l’esprit du public le volet du travail oulipien consacré aux recherches propres aux écritures combinatoires (S + 7, graphes, etc.). Les contraintes elles-mêmes y sont explicitées et envisagées un peu plus loin comme une part inhérente au texte oulipien.

12Le travail oulipien est toujours envisagé dans ces pages sous l’angle de la pratique mais aussi de l’humour comme l’atteste le ‘pataphysique « Dossier 17 », dont le contenu fait l’objet d’un examen soigneux. Le rôle des Cent mille milliards de poèmes de Queneau dans la genèse de l’Ouvroir, la fascination des oulipiens pour la combinatoire ou les factorielles, l’apport de l’informatique, font l’objet de remarques pointues. Le « cercle » oulipien est présenté comme ne tournant jamais en rond, mais s’élargissant, toujours équilibré entre le souci d’inventer de nouvelles formes, tout en s’inspirant du passé. Les pages qui suivent ne sont pas – heureusement – strictement chronologiques. Elles font alterner les avancées historiques et la réception des œuvres ou des exercices oulipiens, suivant les linéaments tracés par ses membres (et parfois abandonnés, à l’instar de la génération informatique de textes, finalement confiée à l’Alamo).

13Progressivement, on remarque combien l’affirmation de l’identité littéraire du groupe est de plus en plus mise en avant : C. de Bary salue à cet égard le rôle majeur qu’a joué l’œuvre perecquienne « dans cette reconnaissance d’une littérature oulipienne » (p. 45). Depuis, les contraintes se sont multipliées tous azimuts, trouvant parfois des aboutissements dans les œuvres et, dans tous les cas, un public. D’ésotérique, le groupe initial est devenu machine à collationner les formes, à élaborer l’échafaudage d’œuvres futures ou restées à l’état potentiel, mais surtout le « symbole d’une écriture partageuse » (p. 41) et un « acteur culturel » (p. 42), dimension que n’avaient vraisemblablement pas prévue les Fraisidents-Pondateurs Queneau et Le Lionnais. Du cercle intérieur au cercle élargi des lecteurs, cette recherche permanente « d’une complicité avec les destinataires […] a pu faire percevoir les oulipiens comme des plaisantins » (p. 57). Toutefois, rendons justice aux oulipiens : de manière générale, n’est-il pas préférable d’enrober d’un humour de bon aloi les sujets sérieux que de pérorer sérieusement pour masquer la vacuité d’un raisonnement ?

Tongue-in-cheek

14De façon déroutante, certains oulipiens affirment même que les contraintes peuvent « passer au second plan » (p. 54). Dire que l’on pensait l’équation entre texte oulipien et contrainte en termes d’absoluité… Toutefois, la deuxième partie du livre envisage la nature du texte oulipien, à l’ombre de cette indissolubilité entre contrainte et exercice oulipiens. C. de Bary tente ici de trouver une unité entre les réécritures ludiques propres aux travaux originels du groupe et l’assimilation parfois abusive faite entre Ouvroir et contraintes.

15Partant des études menées par Chris Andrews19 et Christelle Reggiani20, revenant sur les définitions de la contrainte (« au contraire de la règle conventionnelle qui évolue progressivement et qui peut être intuitive, la contrainte est définitive, rationnelle », p. 61), C. de Bary remarque l’artificialité de la contrainte, mais aussi la beauté, la virtuosité et l’hétérogénéité des textes qu’autorisent paradoxalement ces limitations des normes langagières et narratives, et mène une analyse serrée des formes combinatoires qui sont partie prenante dans l’atelier oulipien. Le détour que promeut la contrainte ne contredit pas la liberté ou plutôt elle autorise même parfois la levée d’un système de censure, sachant que ces « règles » sont extrêmement diverses : contraintes homophoniques, extrêmement élaborées dans le cas de Perec par exemple, mais aussi de Roubaud, ou encore procédurales – qu’on songe, par exemple, aux Poèmes de métro de Jacques Jouet.

16En envisageant tout à tour le pôle quenien à travers les Cent mille milliards de poèmes et les exemples romanesques perecquiens, C. de Bary explique de quelle façon « la contrainte oblige [l’écrivain] à se battre avec la langue » (p. 67). Le recours – non systématique – aux contraintes numériques ou mathématiques, et la tentation numérologique ne figurent pas dans la contrainte au titre de supplément d’âme. En conférant aux nombres des valeurs biographiques et personnelles, « symboliques » et/ou « imaginaires » (p. 84) ceux-ci reçoivent un sens à travers un réseau d’æncrages qu’avait étudié, dans le cas de Perec, Bernard Magné21. Reprenant les analyses menées par celui-ci, C. de Bary recense les problèmes ouverts par de tels textes : marquage et/ou masquage de la contrainte, empêchement d’une lecture linéaire ou exhaustive, autant de facteurs qui rendent les productions oulipiennes parfois redoutablement énigmatiques mais souvent fascinantes, la plupart du temps instables et forcément conditionnellement littéraires.

17D’autre, part, le recours fréquent à un copieux intertexte restreint (oulipien), mais aussi à des références culturelles encyclopédiques, est à double tranchant. Souvent prise dans une dynamique allusive, l’Oulipo donne le jour à une littérature souvent érudite – quand l’érudition n’a pas forcément la cote aujourd’hui. L’Ouvroir tisse inlassablement des liens entre textes et livres, entre livres et bibliothèques – fussent-elles facétieusement « imaginaires ». Toutefois, comme on l’a remarqué à l’occasion du récent colloque L’Oulipo et les Savoirs, le groupe relève souvent de la « cybernétique », dans le sens où il autorégule son fonctionnement. En s’intéressant aussi à ce que Le Lionnais appelait le « Troisième Secteur », comme le remarque justement l’auteure, il propose aussi une « littérature ouverte » (p. 99) sur la littérature étrangère, les livres pour enfants, et même les textes non littéraires.

« Big in America »

18On voit qu’il ne s’agit pas ici de propager une image idéale, voire idyllique, de l’Ouvroir de Littérature Potentielle et de ses dits et écrits, mais de ressaisir les multiples facettes du travail collectif avec ses doutes, ses hésitations, ses apories, mais aussi ses réussites magistrales – un travail mené par un groupe à peu près épargné jusqu’à présent par les polémiques. Dans tous les cas, les efforts et objectifs de l’Oulipo convergent vers une « littérature réflexive et distanciée » qui manifeste l’infinie potentialité du langage et du récit, s’ingéniant également à déjouer les attendus et les limites qu’on voudrait parfois lui assigner.