Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)
titre article
Antonella Sciancalepore

Archétypes littéraires. Nouvelles perspectives pour l’anthropologie de la littérature

Eleazar Moiseevič Meletinskij, Archetipi letterari, edizione italiana a cura di Massimo Bonafin, Macerata : EUM, 2016, 214 p. EAN 9788860564504.

La redécouverte de Mélétinsky

1Ce volume est la traduction italienne — ainsi que la première traduction dans une langue occidentale — du livre d’Eléazar Mélétinsky, O literaturnych archetipach (Moskva, Rossiskij gosudarstvennyj gumanitarnyj universitet, 1994). La critique littéraire italienne a toujours eu un rapport privilégié avec les linguistes et les sémiologues russes. Certes, les travaux des folkloristes comme Propp ou des sémiologues comme Lotman ont été traduits aussi dans d’autres langues européennes, et ils ont été intégrés très tôt parmi les maîtres canoniques de la critique littéraire internationale1. Cependant, d’autres protagonistes de la même période, malgré leur théorisation efficace et leur potentiel pour l’analyse littéraire et culturelle, ont été ignorés surtout à cause de leur inaccessibilité linguistique2. Pour combler en partie ces lacunes, Massimo Bonafin, le directeur de publication, et Laura Sestri, la traductrice, s’efforcent de rendre accessible au public européen la bibliographie d’E. Mélétinsky et nous proposent ici un deuxième ouvrage, après celui qu’ils ont traduit et publié en 2014, à savoir Poetica storica della novella (Macerata, EUM). À la différence du volume de 2014, l’ouvrage en question n’est pas centré sur un seul genre, mais touche à une vexata questio de théorie littéraire, celle de la définition et de l’application dans l’analyse littéraire du concept d’archétype. C’est dans cet objectif qu’E. Mélétinsky divise son ouvrage en deux parties radicalement différentes : la première, strictement théorique, passe en revue les définitions antérieures et en donne une nouvelle, en s’appuyant sur des sources mythographiques et folkloriques ; la seconde présente une analyse de la phénoménologie des archétypes du récit héroïque dans la littérature russe du xixe siècle.

2Comme l’explique Massimo Bonafin dans la Nota introduttiva (p. vii‑xxv), l’ « archétype » est un concept qui a suscité plusieurs débats entre chercheurs de disciplines très différentes tout au long du xxe siècle, depuis Carl G. Jung et Jessie Weston jusqu’à Northrop Frye et Gilbert Durand. Si l’ouvrage expose les positions de l’auteur face aux définitions antérieures d’archétype, l’originalité de la contribution d’E. Mélétinsky à ce débat réside surtout dans son intérêt pour les intrigues et les schémas narratifs auxquels les personnages participent. En effet, bien qu’E. Mélétinsky estime que les personnages précèdent les intrigues dans la genèse de la narration, il refuse de les considérer comme des éléments isolés, et se concentre plutôt sur leur flexibilité, leur rapport avec le contexte social, la cristallisation progressive, mais aussi la transformation des intrigues mythiques au fil du temps. Ainsi, E. Mélétinsky ne se préoccupe pas seulement de retracer les racines de la narration humaine et de les ancrer dans un passé figé, mais il reconnaît aussi l’évolution de la fonction et de la phénoménologie de ces modèles anciens, lesquels « non cessano di vivere e di offrire forme per pensare la realtà in modi sempre nuovi » (p. xiv).

Retour à l’anthropologie littéraire

3La première partie (p. 190) porte sur l’origine des archétypes dans la mythologie et dans le folklore, et leur développement à travers les époques et les genres littéraires. Comme dans le volume sur la nouvelle, la traductrice Laura Sestri a opéré une division en paragraphes titrés qui facilite considérablement la lecture, et s’est appliquée à rechercher les sources des citations, qui dans l’ouvrage original sont souvent dépourvues de références ; de plus, elle a ajouté en annexe, à la fin du volume, un Indice dei nomi (p. 189‑201), qui fournit un aperçu de toutes les figures épiques et mythologiques citées par E. Mélétinsky. Le premier souci de E. Mélétinskyest de clarifier sa position face à la psychologie analytique et à la critique mythologique rituelle : l’auteur critique chez Jung et ses successeurs la réduction du mythe à un pur mécanisme psychologique, mais il stigmatiseaussil’approche des ritualistes comme Jessie Weston et de Northrop Frye. Bien qu’il reprenne les schémas identifiés par Durand et les autres, E. Mélétinskyrefuse tout réductionnisme, qui emmènerait « a una modernizzazione del mito arcaico e a un’arcaizzazione della letteratura di epoca moderna » (p. 12), et il revendique une contextualisation culturelle et sociale des archétypes.

4Après cette pars destruens, E. Mélétinskyse penche sur les structures de base du mythe, les types de héros, les motifs de la biographie héroïque et les intrigues archétypales du récit héroïque. L’auteur identifie la cosmogonie en tant que mythe fondateur : dans ce récit de création de l’univers, le héros se situe du côté de la culture, en tant que représentant de la communauté humaine face au chaos et aux forces obscures de la nature. Le lecteur familiarisé avec les ouvrages d’E. Mélétinsky pourra reconnaître ici l’explicitation des principes de base par lesquels l’auteur interprétait le récit mythique dans son volume de 1986 sur la poétique de l’épopée3. Dans un premier temps, E. Mélétinskys’occupe de définir les traits qui décrivent le héros et en caractérisent la biographie, tels que le combat contre le dragon ou contre un clan rival, l’initiation, l’enfance, les vertus divines, la fureur.

5À partir de ce schéma de base, d’autres se développent au fil du temps, dont E. Mélétinsky identifie les traits persistants et les différences dans chaque genre : le mythe, le conte de magie, l’épopée archaïque, l’épopée européenne médiévale, le roman chevaleresque et picaresque, le récit bref, le drame théâtral, jusqu’au roman réaliste. Le corpus utilisé est impressionnant. Le seul reproche que l’on pourrait soulever à l’égard de cette démarche, c’est que l’analyse reste parfois en surface face à certains textes de ce corpus monumental4. Mais, en dépit de ces imprécisions, le procédé présente plusieurs points d’intérêt. Premièrement, le lien entre mythe, récit bref et roman picaresque permet à l’auteur de détecter une figure qui se révèle décisive dans la caractérisation du conte héroïque, celle du trickster. E. Mélétinsky décèle l’origine de cette figure dans les mythes de fondation, où il est le double méchant et fripon du héros ; de plus, en désaccord partiel avec Bakhtine, il place l’émergence du carnavalesque dans la littérature bien avant la Renaissance. Un autre aspect original de la formulation d’E. Mélétinsky est que l’identification des motifs reçoit des explications sociales et culturelles, liées aux étapes du développement des communautés humaines (comme le passage de l’endogamie à l’exogamie) ou à la dynamique de conflits entre générations et classes sociales, alors que toute explication psychanalytique des liens familiers dans le folklore et le mythe est rejetée.

6Dans les dernières pages de la première partie, l’auteur analyse les intrigues, c’est‑à‑dire les unités narratives universelles formées des actions qui impliquent le héros et les personnages liés à lui. Il prend ses distances par rapport à la démarche des folkloristes comme Propp qui ont tendance à ramener ces intrigues à l’intérieur de structures figées et inefficaces ; il pose donc l’accent sur la formation de la signification des intrigues plutôt que sur leur composition syntagmatique. Encore une fois, E. Mélétinskythéorise l’existence d’une intrigue archétypique, concept qui sera développé ensuite : la création du Cosmos à partir du Chaos, et le rôle du héros culturel dans la lutte constante entre ces deux forces. À l’intérieur des intrigues, il reconnaît toute une série de motifs, qu’il définit comme des micro‑intrigues ou des « mattoncini narrativi » (« briquettes narratives », p. 66) ; mais à nouveau, E. Mélétinsky en souligne l’évolution fonctionnelle à travers les genres et les époques. Cependant, l’auteur n’abandonne pas sa visée anthropologique, remarquant que, même au fond de ces transformations, « l’archetipo originale traspare in modo sufficientemente chiaro, poiché si trova, in un certo senso, al livello profondo della narrazione » (p. 85).

Les archétypes dans la littérature russe

7La deuxième partie (p. 91‑188) change de tonalité : l’auteur passe à l’application des typologies d’intrigues archétypiques sur le roman russe classique. Alors que dans la première partie il avait montré l’ampleur interdisciplinaire de son regard, il mise ici sur une étude littéraire aiguë et ponctuelle. Dans son analyse de Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Biély et Tolstoï, E. Mélétinskymet en évidence la continuité ou la réfutation des intrigues archétypiques. Faire un résumé de toutes les caractéristiques identifiées par l’auteur dépasserait le cadre de ce compte rendu ; cependant, il serait utile d’en souligner les aspects clés. Ce qui intéresse l’auteur, c’est surtout le processus de démythisation du héros, qu’il constate à partir de Pouchkine, mais qui atteint son sommet chez Dostoïevski, où le personnage Stavrogin réunit les traits typiques du héros mythique et ceux de l’anti‑héros « sans qualités » du roman réaliste. Un autre trait qu’E. Mélétinsky tient à souligner dans son corpus est la présence du trickster et du carnavalesque. Gogol, par exemple, met en scène un vrai héros fripon de goût picaresque dans Lesâmes mortes ; Dostoïevski semble récupérer le couple mythique formé par le héros et son double, tout en le psychologisant ; Biély utiliserait le carnavalesque plutôt pour accentuer l’atmosphère démoniaque et symboliste de ses romans. D’après E. Mélétinsky, ces changements sont le miroir d’une transformation générale de l’intrigue de base de la narration humaine, voire de la lutte entre Cosmos et Chaos. Mais si le Chaos chez Gogol est transposé dans la vie quotidienne et ainsi banalisé, Dostoïevski fait revivre le souffle mythique du récit cosmologique et transpose le contraste Cosmos / Chaos dans l’intériorité psychologique des personnages. Tolstoï, en revanche, refuse explicitement ce schéma mythique et le remplace par l’opposition entre spontanéité et artifice.


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8L’impact le plus évident de cet ouvrage porte sans doute sur la mythocritique et la remise à jour de ces questions de base. Cette mouvance de la critique littéraire, qui consiste à étudier tout récit dans sa relation avec les modèles narratifs du mythe « structuré par des schémas et archétypes fondamentaux de la psyché du sapiens sapiens »5, a connu des fortunes diverses depuis les années soixante‑dix. Bien que l’herméneutique littéraire ait intégré des concepts comme ceux d’archétype et de motif, l’utilisation de ces derniers a aussi souvent fait l’objet d’une certaine résistance. Le peu de travaux théoriques sur ces sujets en plus de l’origine extra‑littéraire de ces textes de référence, comme la psychologie et l’ethnographie, ont conduit à une mésinterprétation et une certaine méfiance à leur égard. E. Mélétinskyintervient donc pour réactiver les enjeux de la mythocritique, en corrigeant les avis du courant jungien grâce à sa sensibilité littéraire, et en rendant une certaine épaisseur historique à la théorisation de Frye.

9Mais au‑delà du rôle de l’ouvrage dans le débat mythocritique, on ne peut qu’être reconnaissant à Massimo Bonafin d’avoir relancé, à travers la contribution diversifiée et originelle d’E. Mélétinsky, la constitution d’une boîte à outils efficace dans le domaine de l’anthropologie de la littérature, qui se caractérise par la mise en évidence des similarités entre les textes, leur longue durée et leur valeur en tant que produits de l’espèce humaine (p. xx). Le volume d’E. Mélétinsky intervient dans la constitution de cette anthropologie littéraire comme la démonstration d’un mélange possible et fructueux d’analyse de longue et de courte durée, d’histoire des formes narratives qui appartiennent au sapiens sapiens et d’analyse pointue des textes, de leur matérialité et de leur contexte socio‑culturel spécifique.