Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Avril 2017 (volume 18, numéro 4)
titre article
Guillaume Cousin

Vigny, cent cinquante ans après

Lise Sabourin & Sylvain Ledda (dir.), Poétique de Vigny, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 2016, 435 p., EAN 9782745330413.

1Peut‑on encore dire du nouveau sur Vigny ? Les chercheurs réunis à Cerisy en 2013 ont brillamment répondu à cette question. L’ouvrage dirigé par Lise Sabourin et Sylvain Ledda offre un enthousiasmant panorama de l’œuvre de Vigny et propose des approches variées qui permettent une profonde relecture critique d’un ensemble de textes longtemps pris dans un entrelacs d’idées reçues, à l’instar de la fameuse image, construite par Sainte‑Beuve, de la « tour d’ivoire » dans laquelle le poète aristocrate se serait réfugié dans la dernière partie de sa vie. Le présent recueil a tout d’une entreprise de démolition de cette tour, puisque Vigny y apparaît aux prises avec son temps. La brève introduction de l’ouvrage trace des lignes qui donnent forme à un portrait de Vigny qui échappe à toute simplification réductrice :

[Vigny est] un romantique à l’écoute de son temps, soucieux de la fortune littéraire de son œuvre, prophète paradoxal puisqu’il effectue une remise en cause déjà moderne des dogmes, politiques et sociaux comme religieux, tout en respectant une exigence d’épuration formelle et de renoncement lucide, quasi classiques. En perpétuel dialogue avec les formes esthétiques de son temps, mais aussi en scrutation de soi comme de la société, ses œuvres cherchent un absolu littéraire et humain dont les fondements s’esquivent au fil de son enquête philosophique, ouverte à tous les courants de pensée, mais dont le résultat, toujours déceptif, ne lui interdit pas la ciselure de la parole, qui finit par offrir un autre accès à la vérité, celle du sens du passage de l’écrivain en ce monde. (p. 13‑14)

2L’ouvrage se divise en quatre chapitres, chacun consacré à un genre ou à un thème : « Vigny et la poésie », « Vigny et le théâtre », « Vigny et l’Histoire » et « Vigny et la critique ».

La poésie de Vigny : un cristal à l’épreuve du monde

3Si Vigny est bien l’un des prophètes du romantisme, on ne saurait comprendre son œuvre si l’on se contentait de « cette image d’un poète pessimiste, d’un sage soupçonné d’être ennuyeux, d’un classique figé dans sa gradeur » (p. 15).

4Aurélie Foglia‑Loiseleur propose d’abord une lecture de la poésie de Vigny sous l’angle du système, ce qui l’oppose à la conception souvent associée au romantisme d’une poésie innée. L’œuvre poétique de Vigny apparaît ainsi comme un « effort vers l’idée pure qui vise la synthèse systémique » (p. 19). Au cœur de la pensée poétique de Vigny se trouve la notion de pureté, dont A. Foglia‑Loiseleur montre qu’elle s’enracine dans la solitude de l’être moderne confronté au silence de Dieu (p. 24) et qu’elle se dit au moyen d’une poésie philosophique où l’omniprésence de l’image voile et désigne l’esprit pur, à la fois mystère et point aveugle (p. 34).

5Étienne Kern, quant à lui, propose une étude de l’épique chez Vigny, depuis « Héléna » (1822) jusqu’aux Destinées (1863). Dans le poème philhellène, l’auteur s’inscrit dans la tradition de l’épopée homérique mais s’en écarte par son parti pris pour les Grecs contre « les méchants » Turcs (v. 14). Influencé par Ballanche, Vigny se distingue néanmoins du modèle humanitaire par la brièveté de ses œuvres et le choix d’un poème « narratif et ancré dans l’histoire » (p. 44). La dernière différence entre Vigny et les autres poètes épiques de son temps est le renversement axiologique, à tel point qu’il considère ses trois romans comme « les chants d’une sorte de poème épique sur la désillusion » (Journal d’un poète).

6Esther Pinon, elle, décèle l’ambivalence essentielle du blasphème dans la poésie de Vigny, puisqu’il est constamment rejeté, dénoncé, mais demeure une tentation, une virtualité inscrite dans le texte. Le blasphème est alors l’attribut des médiocres, par opposition au silence, « marque de grandeur stoïque » (p. 60), dans une poésie exigeante qui loue le « cœur des forts » (Servitude et grandeur militaires).

7La poétique du nocturne fait l’objet de l’étude de Bérangère Chaumont, qui insiste sur l’importance du procédé pictural du clair‑obscur dans l’écriture de la nuit. Vigny « transpose dans ses mots une poétique expressive du clair‑obscur, créant dans ses vers des images rhétoriques comme des images esthétisées de la nuit, destinées aux yeux intérieurs du lecteur » (p. 67). L’auteur montre par la suite la diversité du cadre nocturne dans la poésie vignyenne, tour à tour sensuelle et métaphysique, angélique et maléfique.

8Isabelle Hautbout conclut ce premier chapitre par une étude sur la nature réflexive de la poésie de Vigny. Les Poèmes antiques et modernes lui permettent « d’expérimenter diverses formules poétiques » (p. 85) : matière antique, sacrée, moderne ; pittoresque ; frénétique. Étendant son propos à l’œuvre théâtrale et romanesque, l’auteur met au jour « cette propension de l’écrivain à mettre en cause la poétique qu’il adopte » (p. 100), renforçant l’image d’un poète critique, toujours plongé dans une réflexion générique et poétique.

Le théâtre de Vigny : théorie, histoire, dramaturgie

9L’œuvre dramatique de Vigny se limite certes à trois réécritures/traductions de Shakespeare et à trois pièces personnelles, mais S. Ledda et L. Sabourin rappellent à juste titre que « Vigny ne cesse de regarder vers la scène en observateur lucide du laboratoire esthétique et moral que constitue le théâtre » (p. 101).

10L. Sabourin ouvre ce chapitre par une étude des liens que l’auteur entretient avec les classiques. Bien que figure de proue de la scène romantique, Vigny est loin d’être un anti‑classique, comme le signale son goût pour Corneille et Molière mais aussi pour Boileau, Mme de Sévigné ou bien encore La Fontaine. Et s’il apprécie Descartes, c’est vers la « conscience tourmentée » de Pascal (p. 116) que le porte sa pensée philosophique.

11Odile Krakovitch aborde l’œuvre de Vigny sous l’angle de la censure, qu’elle soit directe ou indirecte. Vigny s’autocensure en effet lorsqu’il s’agit de traduire certains passages d’Othello, avant d’être confronté à la censure officielle pour Le Marchand de Venise puis peut‑être pour la reprise d’Othello en 1835, qui pourrait être aussi bien Le More de Venise de Vigny que l’Othello de Ducis. Profitant de la suppression de la censure en 1830, Vigny peut faire représenter La Maréchale d’Ancre, Quitte pour la peur et Chatterton sans rencontrer d’obstacles, si ce n’est les discours à la tribune des députés Fulchiron et Charlemagne, accusant Vigny de faire l’apologie du suicide dans sa dernière pièce.

12Valentina Ponzetto inscrit ensuite Quitte pour la peur dans la tradition du proverbe. L’auteur explique la chute du proverbe par sa mauvaise programmation et l’inadéquation de la salle de l’Opéra avec un théâtre intimiste, reposant en très grande partie sur la finesse du dialogue. Pièce « en avance sur son temps » (p. 152), le proverbe de Vigny s’écarte du simple tableau de mœurs et se montre trop exigeant pour le public de 1833.

13Ce proverbe est également l’objet de la contribution d’Amélie Calderone, qui étudie sa publication originale dans la Revue des deux mondes. Elle rappelle la relation complexe de Vigny à la presse de son temps, à l’image de la Revue de Buloz qui « sera pour Vigny un espace de liberté et d’épanouissement créatif en dépit de ses contraintes » (p. 171).

14Stéphane Arthur s’intéresse à la réception de Chatterton dans la presse, et montre le glissement des jugements, depuis la négation de sa nature dramatique en 1835 (par Charles Maurice notamment) jusqu’à sa constitution en parangon du drame romantique en 1935 par Émile Henriot.

15Barbara T. Cooper, enfin, propose une étude sur le rôle des portes dans La Maréchale d’Ancre. Cette analyse minutieuse amène l’auteur à conclure que « les portes tissent des liens entre corps et décors, paroles et actions, et insistent sur l’instabilité dans les conflits amoureux et politiques et sur l’action inéluctable de la destinée que Vigny met en scène dans son drame » (p. 209).

Vigny, historiographe romantique

16L’Histoire occupe une place essentielle dans l’œuvre de Vigny, qui marque en cela son appartenance au mouvement romantique. Mais S. Ledda et L. Sabourin signalent d’emblée que, « à la différence de ses contemporains, la pensée de l’histoire chez Vigny s’accompagne très tôt d’une pratique morale et politique liée à la carrière des armes » (p. 211). C’est cette particularité de l’historiographie vignyenne qui fait l’objet du troisième chapitre de l’ouvrage.

17Isabelle Durand ouvre cette partie en s’inscrivant dans le long débat critique sur les rapports qui unissent Vigny et Scott. Vigny a‑t‑il voulu imiter le maître écossais ? L’auteur dégage Cinq‑Mars de l’ornière critique où il a été laissé en montrant que Scott n’est que l’un des modèles du roman vignyen, qui mêle à loisir les codes du roman de formation, du roman historique, du roman gothique, voire du mélodrame. Qu’il nous soit permis, en revanche, de dire notre désaccord avec l’idée que « Vigny n’a pas écrit un roman historique très réussi » (p. 222).

18Sophie Vanden Abeele‑Marchal approfondit l’étude de Cinq‑Mars en analysant le rôle du document et du témoignage dans le roman. L’auteur démontre que « l’histoire est présentée comme une activité littéraire qui est celle de l’homme de lettres » (p. 230). L’historiographie dans le roman est ainsi polyphonique puisqu’elle mêle documents écrits, commentaires et témoignages, donnant ainsi à lire autant « un récit historique qu’une poétique romanesque en élaboration, l’“histoire de quelques années” et une réflexion sur l’écriture de l’histoire » (p. 241).

19Les deux contributions suivantes concernent plus particulièrement Servitude et grandeur militaires. Anne‑Sophie Morel étudie d’abord l’omniprésence de la violence dans le recueil et insiste sur le fait que Vigny ne voit pas dans le soldat un envoyé de Dieu (conception maistrienne) mais un serviteur qui tue parce qu’on lui en donne l’ordre. La place de la scène violente dans l’économie du récit marque son importance axiologique, tandis que le sublime de la violence place Vigny dans la lignée de Burke.

20Cette question esthétique est également au centre de l’analyse de Marie‑Hélène Girard sur les rapports de Vigny avec les arts visuels de son temps. Le Gladiateur (ou Galate) mourant, auquel est liée l’épigraphe « Ave, Caesar, morituri te salutant », représente pour Vigny « l’image paradoxale d’un vaincu, et non d’un héros, cadrant parfaitement avec l’éthique du renoncement » du recueil militaire (p. 260), et l’on retrouve ici la « grandeur passive » (ibid.) liée au stoïcisme. Le deuxième domaine étudié par l’auteur est celui de la lithographie, liée au mythe de Dibutade et aux études de fragments humains. C’est enfin la peinture d’Empire qui inspire Vigny, en particulier l’œuvre de Girodet.

21Anne Kern‑Bocquel conclut ce chapitre par une analyse de la notion d’empire dans l’œuvre de Vigny. Pour lui, l’empire concerne bien plus la nature du pouvoir que son étendue géographique. La chute de Napoléon « signifie pour lui la chute de toute une part de sa vie dans un passé lointain » (p. 278), et le Second Empire ne provoque qu’un soulagement face au retour à l’ordre ; mais jamais Vigny ne se rapproche véritablement du pouvoir. L’empire est associé à la tyrannie et semble redonner vie à l’imperium romain, mélange de pouvoir politique et de pouvoir religieux.

Vigny en son temps

22Vigny n’apparaît pas seulement comme un auteur jugé par ses contemporains mais aussi comme un juge du monde qui l’entoure. Ce chapitre réinscrit donc l’auteur et l’homme au cœur de son temps.

23Philippe Antoine fait le portrait d’un Vigny « à l’écoute de la vie moderne » (p. 293) à partir de sa correspondance, étudiée sur la période qui va de mai 1839 à décembre 1845. Vigny y décrit brièvement son quotidien, enregistre les mutations sociales, politiques, littéraires, et, surtout, y expose sa vie parisienne. La correspondance apparaît comme incontournable dans l’appréhension de l’homme.

24Patrick Berthier étudie ensuite les articles de presse signés par Vigny ou à lui attribués. Il contribue à « l’édification, en France, de l’image de Byron » (p. 306), s’intéresse à la traduction de Shakespeare par Sorsum, à la poésie de Gaspard de Pons, etc. Surtout, P. Berthier s’attarde sur les fameux articles qui constituent la section « Le poète et sa reine de théâtre » dans l’édition « Pléiade » due à Alphonse Bouvet, et montre qu’il s’agit d’un choix discutable tant ces articles dépassent le simple cadre d’une défense de la maîtresse‑comédienne. Cette étude s’achève par des considérations sur l’article « De Mademoiselle Sédaine et de la propriété littéraire ».

25La contribution de Sidonie Lemeux‑Fraitot s’ajoute à celle de Marie‑Hélène Girard sur les rapports de Vigny à l’art, cette fois‑ci traités via le domaine de la critique d’art. L’auteur nuance les affirmations critiques de Marc Citoleux (1924) et de Loïc Chotard (1997) par une étude sur la critique artistique, que Vigny considère comme trop sérieuse pour être livrée au grand public. Ses jugements esthétiques passent donc dans la correspondance, l’œuvre littéraire ou bien la rédaction de son journal. Surtout, l’auteur met en évidence l’influence de ses jugements sur ses amis, qu’ils soient amateurs ou artistes.

26Luc Fraisse, lui, rassemble les articles publiés dans Le Figaro entre 1826 et 1838 pour recomposer l’image que le journal donne de Vigny. Globalement favorable à l’œuvre littéraire, Le Figaro fait de Vigny l’une des principales figures du mouvement romantique et s’intéresse également à l’homme.

27Janette McLeman‑Carnie poursuit l’étude sur la place de Vigny dans les milieux littéraires en traitant des liens qui l’unissent aux hommes de lettres anglais. Ces derniers découvrent le poète français dès les années 1820 à travers ses traductions de Shakespeare. La presse anglaise critique également Cinq‑Mars et La Maréchale d’Ancre avant que Monckton Milnes et Mill ne traduisent des morceaux choisis de Stello. Les séjours en Angleterre de 1836 et 1838 marquent l’apogée du succès de Vigny outre‑Manche.

28Michel Brix replace ensuite Vigny dans le passage du romantisme à la modernité, expliquant la très faible production de Vigny après les années 1830 par l’impasse représentée par le changement de paradigme. L’auteur exprime sa vision singulière de ce changement non par la désillusion politique de 1848 mais par l’apparition de « l’idée que la littérature est mortelle, qu’elle est même en danger de disparaître, que les écrivains ne sont plus indispensables, et que la société pourrait subsister sans eux. C’est l’invention de la photographie qui est ici en cause » (p. 370). Pour Leconte de Lisle, Vigny aurait initié ce mouvement de repli de l’auteur sur soi mais « se serait laissé encore aller à trop de concessions vis‑à‑vis de son temps » (p. 375). En ce sens, Vigny apparaît comme à la charnière entre les deux paradigmes.

29La réception de Vigny par les générations suivantes est aussi traitée par Fabienne Bercegol à travers l’exemple de Barbey d’Aurevilly. Le « Connétable des lettres » place la poésie de Vigny sur un piédestal et salue celui qui n’a laissé aucune prise aux critiques de type biographique. Pour lui, Vigny est « le poète La Pensée » (Les Poètes), héritier de Racine et Pascal et père de la poésie romantique. Il est « l’aîné de nous tous » (ibid.), comprendre le père spirituel de tous ceux qui ont cherché, après lui, à donner une dimension métaphysique à leur œuvre.

30Mariana Perisanu conclut ce chapitre par l’étude de l’influence de Vigny sur Mihai Eminescu et, plus largement, sur la littérature roumaine. Né en 1850, Eminescu lit Vigny en français et partage « ce travail d’orfèvres de la pensée poétique, [son] dévouement et [son] acharnement à transformer [ses] productions littéraires en perles et en diamants » (p. 402).


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31Le volume dirigé par Lise Sabourin et Sylvain Ledda est donc bien plus qu’un nouveau recueil sur Vigny. Constitué d’études à la fois précises, synthétiques et passionnantes, l’ouvrage propose à tous les amateurs de Vigny de nouveaux angles d’analyse et une profonde relecture de son œuvre. Attentif au monde qui l’entoure, exprimant sa subjectivité dans une œuvre loin d’être impersonnelle, passionné par la vie culturelle de son temps, expérimentateur des formes et des genres littéraires, penseur exigeant et philosophe du renoncement héroïque, Vigny s’avère beaucoup plus complexe que ne le laissait penser le poète de « L’Esprit pur ».

32C’est ici tout un pan de la critique vignyenne qui est remis en cause : la tour d’ivoire sociale devient une tour d’ivoire spirituelle.