Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Février 2017 (volume 18, numéro 2)
titre article
Nicole Grépat

Œuvre classique ou vieillerie littéraire ?

Marie‑Odile André, Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire. Figures du vieil escargot, Paris : Honoré Champion, 2015, 242 p, EAN 9782745329134.

1Marie‑Odile André, dans son ouvragePour une sociopoétique du vieillissement littéraire Figures du vieil escargot s’interroge sur le vieillir en/de la littérature. À travers plus de deux cents pages, elle dévoile des éclairages auctoriaux, plus particulièrement ceux de Martin du Gard, Colette, Pinget et Annie Ernaux sans oublier d’évoquer Mauriac, Sartre, Beauvoir, Cocteau et Sarraute, qui fixent les enjeux tant du point de vue de la production des œuvres que de leur réception. En huit chapitres dynamiques, elle envisage méthodiquement les poétiques qui questionnent l’œuvre et le temps. Le vieillissement est un motif d’écriture soumis à de nombreux stéréotypes de pensée puisqu’il s’attaque aussi bien à l’écrivain qu’à ses personnages. Il navigue entre textes et hors‑texte, nécessitant sans cesse l’ajustement entre la sphère de l’intime et la sphère du public pour retravailler les clichés de l’auteur vieillissant, se les approprier ou les dépasser en les ébranlant.

Vieillissement dans/de la fiction littéraire

2Née des réflexions de Beauvoir et de Barthes, la notion de vieillissement littéraire s’affine et devient opératoire avec les recherches d’Alain Montandon, entre 2004 et 2008. Des outils méthodologiques sont mis à disposition pour explorer le champ de l’autofiguration de soi et celui des mises en scène singulières et modernes des auteurs. Le biographique est catégorisé dans l’analyse critique et la réception de l’œuvre se questionne à travers l’histoire littéraire. Dominique Maingueneau et Ruth Amossy analysent les images de soi dans le discours, à propos de l’ethos mis en place par le texte. La fiabilité de l’autorité littéraire se pose alors.

3En effet la notion de vieillissement littéraire entraîne celle de génération littéraire, imposant d’inscrire toutes les productions dans la succession, la coexistence temporelle et le renouvellement. Des outils de périodisation sont alors nécessaires ; on les trouve d’abord proposés par Jean Pommier et Albert Thibaudet puis affinés par Henri Peyre, lequel donne une réelle amplitude aux articulations entre histoire littéraire, générations et vieillissement, servant l’idée d’une unité générationnelle entre l’écrivain et son public :

La saisie d’un écrivain par l’histoire littéraire constitue donc en soi un phénomène potentiel de vieillissement dans la mesure où cette saisie, tout en entérinant un niveau de reconnaissance, installe l’œuvre dans une temporalité spécifique, et ce y compris lorsqu’elle l’intègre comme relevant de l’encore « contemporain » (p. 55).

4C’est l’autobiographie qui semble le genre incontournable au service du vieillir. La crédibilité du projet autobiographique est due à la consécration littéraire : âge et maturité sont nécessaires au récit de vie qu’ils colorent de sagesse et d’autorité :

Dans ces conditions, l’écriture autobiographique tend aussi à apparaître, surtout pour des écrivains qui se tournent tardivement vers elle, comme un « après » de l’œuvre qui viendrait la clore et la ressaisir dans un mouvement de reprise et de récapitulation qui, d’un côté, finit de la légitimer mais tend, de l’autre, à renforcer le processus de vieillissement littéraire. (p. 164)

5En un mot, le vieil écrivain ne serait plus bon qu’à ça, l’écriture de soi devenant ultime ressource et seul refuge ! L’autobiographie serait donc un des marqueurs essentiels du vieillissement littéraire. Pourtant la relation de l’auteur avec son autobiographie est complexe, Mauriac se méfie de « l’exhibitionnisme sénile » et des « dégoûtants aveux » de Gide. Sartre crée une anti‑biographie et Sarraute remet en cause le récit d’enfance, soupçonnant une inadaptation et une inadéquation dans ce jeu de construction subtile et manipulatoire qu’est le souvenir lorsque le vieil écrivain vient à l’évoquer dans son œuvre. L’itinéraire de vie demande donc à être réajusté au fur et à mesure de son glissement sur l’axe du temps pour faire naître une forme littéraire inédite dont la visée singulative se démarquerait comme l’a fait Annie Ernaux dans un projet de ressaisie rétrospective et d’arrêts sur image.

La cérémonie d’adieu à l’écriture

6Toute fiction pense et perçoit le vieillissement et le métamorphose en motif romanesque lorsque l’auteur s’attache à son itinéraire biographique individuel tout en dressant le portrait collectif d’une  génération, la sienne. R. Martin du Gard est ainsi « piégé », d’abord sur un modèle efficient dans Jean Barois, puis dans son journal et sa correspondance. Engluée dans le contexte de la guerre, déphasée de son époque, la figure de l’écrivain va se marginaliser jusqu’à rompre avec ses lecteurs. Un passé s’avère dépassé. Tout un discours s’élabore sur la problématique de la fin, le dernier ouvrage devenant expérience existentielle. Écriture testamentaire, voire édition posthume, la rupture est consommée par une posture voulue du retrait, une attitude péremptoire de réserve et une incommunicabilité avec les lecteurs contemporains. L’écrivain semble très souvent entrer dans un temps en trop, une sorte de rémission littéraire qui se légitime par la cessation progressive d’activité scripturale.

7Entre menace de répétition de l’œuvre antérieure et de répétition du lieu commun, la voie est étroite pour une écriture de la reprise qui puisse avoir une valeur positive. (p. 158)

8Comment, en effet, faire du neuf avec de l’ancien ou comment intégrer l’ancien dans le nouveau à l’échelle non pas seulement de l’œuvre d’un auteur mais à celle, plus large, de l’histoire littéraire elle‑même ? (p. 159)

9Mauriac dénonce ces écritures qui se prolongent indéfiniment comme une mécanique bien huilée mais sans objet, néantisées par le hors‑saison et l’inquiétante étrangeté temporelle. Le livre en trop, le livre pour rien, telle est l’obsession du vieil écrivain. Obsession qui hante Beauvoir dans La Force des choses où elle parle de sa tension vers l’avenir alors qu’elle se « récapitule au passé » : ce parasitage de l’œuvre à faire par l’œuvre faite malmène les auteurs. Leur œuvre est derrière eux, fossilisée, pétrifiée, leur présent est nié, texte et hors‑texte s’entrechoquent et la figure auctoriale vacille. Seule Colette se sert du « luxe » de vieillir dans L’Étoile Vesper et Le Fanal bleu et crée de nouvelles variations du vieillir en écriture. Elle tire parti de son âge et de l’immobilité qu’il lui impose pour consolider son statut d’auteur et peaufiner sa stature littéraire.

10Alors que faire ? Ne plus écrire ou désécrire, comme le fait Pinget avec Monsieur Songe, pour  se livrer volontiers à la synergie des paradoxes, pratiquer le défaussement énonciatif dans l’écriture fragmentaire de Carnets pour positionner une autorité énonciative déconstruite à la recherche d’un temps neuf qui minerait le genre et saperait ses exigences ? Reste donc l’art de jouer avec dérision et ironie ; en effet le vieil auteur persiste en clown qui viole le temps de l’écriture et se nourrit d’inachevé, d’interruption et de virtuel et de mémoires récusés génériquement.

Vieillesse du Je, intemporalité de l’Ego

11À la lecture de cet essai, les questions surgissent. Y a‑t‑il une raison d’écrire et donc de ne plus écrire si l’œuvre inscrit une date de péremption inéluctable dès qu’elle est éditée ? Faut‑il dans ce cas ne pas témoigner d’un temps donné auquel on appartient et préférer le remémoré voire le commémoré au reportage, privilégier en quelque sorte le Je des mémoires intérieurs plutôt qu’une mémoire torturée de l’Ego ? Dans cette éventualité paralysante du crépuscule, l’auteur craint en fait de devenir illisible. Son temps d’écriture lui est compté, il s’avère hétérogène, multiple, se gorgeant du temps social et de la durée culturelle. C’est pourquoi Colette retient l’œuvre qui va se faire avec ce qui s’écrit et se garde et ce qui se jette et se gaspille : le motif du rien, le motif du vain et le motif de la fin vont participer à tout un tressage de temporalités plurielles fécondes. Il existe bel et bien une dimension positive du tardif et du surachevé, le rapport au mot juste étant chronophage.

12Le désordre des souvenirs qui exige une liberté de formes, la souplesse nécessaire des variations et des liaisons des éléments entre eux justifient l’aléatoire et le désordonné pour les textes de reprise, de bilan et surtout de clôture :

 [...]œuvres dispersées et œuvres rassemblées à travers les fils renoués par l’écriture, les textes de Colette opèrent un retour dans un texte qui fait de la broderie non un succédané de l’écriture mais bien plutôt une métaphore de l’écriture de la fin, l’entrelacement des motifs ne cessant de resserrer des liens qui, de la multiplicité des textes dispersés et divers, font œuvre. (p. 121‑122)

13On est loin du renoncement du crépuscule advenu mais proche du paradoxal triomphe d’une éternité radieuse. L’écriture de la fin ne serait‑elle pas alors révélation mais également un art de ne pas finir. L’écriture serait‑elle « terminable » d’ailleurs et l’ultime mise en scène du Je n’achoppe‑t‑elle pas sur la figure d’un ego perfectible et idéalisable, toujours en décalage entre silence castrateur et bavardage éclairant. Le propos de M.‑O. André surla posture auctoriale identitaire de Colette est limpide, mais il est beaucoup plus obscur sur celle d’Annie Ernaux dont l’étrangeté de la voix énonciative dans Les Années devient, par une mise en abyme déroutante, l’étrangeté énonciative de l’argumentaire du « passage d’images de mémoire à une mémoire d’images » (p. 201).

14Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire. Figures du vieil escargot se clôt par l’évocation de Romain Gary dans sa relation duelle entre le jeune Ajar et le vieux Gary, deux identités et deux styles qui démontrent que la tentative de typologie n’échoue pas toujours malgré les nombreux obstacles qu’elle annonce. La volonté de recomposition du temps de l’œuvre semble effective pour nombre d’écrivains mais doit‑on, nous lecteurs, s’en réjouir ! L’idée de reconversion littéraire dédiée à la défense de ses idées et au combat qu’elles impliquent est‑elle un gage de qualité esthétique ? L’autodérision qui sert les réticences vis‑à‑vis de l’autobiographie est‑elle le signe d’une fidélité à soi‑même ou simplement l’épiphénomène d’une difficulté réelle à s’écrire ? Toutes ces démarches scripturales ne sont en fait lisibles que dans l’affrontement inévitable de la fin, la chronique d’une mort annoncée, tous ces arrangements sont des écritures pré‑posthumes et c’est en cela qu’elles conservent un semblant de dignité intemporelle et de grandeur littéraire.

Et pour (en) finir...

15Ce qui est intéressant dans cet ouvrage, c’est que plus qu’une simple taxinomie des manières de vieillir d’une œuvre, l’essai de M.‑O. André problématise la notion de vieillissement littéraire des auteurs, en lien avec leur histoire personnelle que l’histoire littéraire phagocyte. Elle préfère analyser des postures d’écriture ou des procédures narratives plutôt que d’inventorier des processus esthétiques. Ce sont les auteurs eux‑mêmes qui donnent leur propre éclairage même si le lecteur se positionne sur ce que dit une partie ciblée de leurs derniers textes. Il serait cependant intéressant d’ouvrir le panel référentiel des textes analysés, afin de relier le seuil et l’entre‑deux des frémissements de l’œuvre première avec les soubresauts indécis d’une fin annoncée pour dessiner une géographie plus panoramique de l’entrée en écriture et de la péremption esthétique. Le clap de fin de l’œuvre prendrait une signification autre à la lumière des premiers ouvrages et contrecarrait l’idée que le dernier livre s’ancre dans la perte des émerveillements premiers et dans l’aboutissement plus ou moins salvateur des tâtonnements initiaux.


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16Marie‑Odile André annonce clairement nous donner des figures, des « figures du vieil escargot », elle envisage la problématique du vieillissement littéraire sous l’angle du générationnel et n’emprunte la voix du genre que pour signaler quelques effets du vieillissement sur le Nouveau Roman pour Pinget et Sarraute, et pour souligner le poids écrasant de l’autobiographie, devenue rituel de passage et immanquable entrée dans le vieillissement littéraire. Bien des recherches actuelles dénoncent la Doxa (au sens barthesien du terme rhétorique)parfoisabusive, les canons littéraires et les formalismes esthétiques. Rappelons ici la difficile concordance entre le système générique du moment de la réception et celui du temps de production, l’auteur ne devant sa survie qu’à ses facultés d’adaptation aux contraintes du champ, se pliant à des codes directement dictés par la sphère littéraire.

17La permanence mémorielle est un combat à mener des textes fondateurs aux avant‑garde. Les ruptures sont nécessaires même si la bataille est difficile et le matériau souvent rétif. L’itinéraire des Belles Lettres, de la genèse originelle à la dégénérescence littéraire, est un parcours énigmatique, parfois aléatoire dans les prédictions de sa réception et souvent surprenant dans les impacts de sa réalisation. Le vieillissement littéraire n’a en lui‑même aucune certitude. Les figures de l’écrivain en vieil escargot sont fluctuantes, il est vrai que le gastéropode conserve tout son mystère avec ses neurones géants, et une certaine énergie malgré sa lenteur et sa reptation forcée. D’ailleurs sa coquille spiralée n’est‑elle pas choisie par les bâtisseurs comme symbole de mouvement et de renaissance, en un mot de revie !