Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.
Séance du 04 juin 2007.
Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).
(4) Histoire, espace et longue durée.
(4.2) «L'il du géographe»: longue durée et autopsie.
Conclusion générale de La Méditerranée et le monde méditerranéen:
(III, 424) «Ce visage profond de la Méditerranée, je doute que sans l'il du géographe (du voyageur ou du romancier), on puisse en saisir les vrais contours, les réalités oppressives.»
La démarche géographique consistant en partie dans l'observation, l'étude des objets relevant de la «plus longue durée», qui subsistent encore ou qui ont laissé des traces visibles dans le paysage, peut revendiquer l'autorité de l'autopsie.
Préface générale de la première édition:
(I, 11) «Le lecteur qui voudra aborder ce livre comme je le souhaite fera donc bien d'apporter ses propres souvenirs, ses visions de la mer Intérieure et, à son tour, d'en colorer mon texte, de m'aider à recréer cette vaste présence, ce à quoi je me suis efforcé autant que je l'ai pu Je pense que la mer, telle qu'on peut la voir et l'aimer, reste le plus grand document qui soit sur sa vie passée. Si je n'ai retenu que cette leçon de l'enseignement des géographes qui furent mes maîtres à la Sorbonne, je l'ai retenue avec une obstination qui donne son sens à toute mon entreprise.»
L'autopsie, dans la réflexion historiographique, est souvent associée à l'histoire «au présent», c'est-à-dire à la relation de faits dont l'historien est le contemporain, sinon toujours le témoin direct.
François Hartog,«L'il de Thucydide et l'histoire véritable»[i]:
«Alors que les muthoi des poètes sont sans âge et que les logoi des logographes[ii] sont d'âges mêlés, la volonté de vérité implique de s'en tenir au présent: il n'y a d'histoire véritable qu'au présent. Aussi le (futur) historien de la guerre du Péloponnèse s'est-il mis au travail en même temps que commençaient les hostilités. Des deux moyens de la connaissance historique, l'il (opsis) et l'oreille (akoê), seul le premier peut conduire (à condition d'en faire bon usage) à une connaissance claire et distincte (sâphos eidenai): non pas seulement ce que j'ai vu, moi, ce que d'autres aussi disent avoir vu, mais à condition que ces visions (la mienne, celle des autres) résistent à une critique serrée.[iii]»
Avec Thucydide donc,
«le savoir historique se fonde sur l'autopsie et s'organise sur la base des données qu'elle procure, l'il est au centre de l'histoire et l'histoire se fait au présent.[iv]»
Or «l'il de Thucydide» peut aussi parfois «autoriser» (donner de l'autorité à) l'histoire «au passé», lorsque des survivances sont observables dans le présent. Ainsi dans l'«Archéologie», l'introduction de La Guerre du Péloponnèse où Thucydide remonte aux temps les plus reculés tout en affirmant l'impossibilité d'en avoir une connaissance précise:
«On peut se rendre compte de ce qu'étaient ces usages, autrefois partout répandus, en observant les régions de la Grèce où ils existent encore.[v]»
L'il du géographe permet à Braudel de repérer sinon des survivances d'usages anciens, du moins des traces inscrites dans l'espace. Ainsi, dans la «petite Méditerranée», les transhumances disparaissent progressivement, mais leurs routes «sont toujours marquées dans les paysages»(La Méditerranée, I. L'Espace et l'Histoire[vi], p34).
Braudel a aussi exercé son il de géographe sur son village natal, dans un court essai d'ego-histoire paru en 1972 sous le titre «Personal Testimony» dans le Journal of Modern History et repris dans les Écrits sur l'histoire II:
«Je suis né en 1902, entre Champagne et Barrois, dans un petit village qui compte aujourd'hui une centaine d'habitants et qui, au temps de mon enfance, en comptait presque le double. C'est un village enraciné depuis des siècles; j'imagine que sa place centrale, au confluent de trois routes et d'un ancien chemin, peut correspondre à la cour d'une ancienne villa gallo-romaine.[vii]»
De même qu'il imagine la place centrale de son village comme la trace ou la survivance dans le paysage de la cour d'une ancienne villa gallo-romaine, Braudel aime, dans la «petite Méditerranée», croire qu'à Venise les «pali» de la lagune, «ces pieux liés par trois ou quatre en faisceaux et qui indiquent la route sûre», suivent les «méandres des très anciennes rivières que l'eau salée a recouvertes» (La Méditerranée, I. L'Espace et l'Histoire, p160).
À Venise, la visibilité du passé crée même un effet d'éternité, d'échappée hors de la durée.
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Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie, Diction, Autopsie, Référence.
[i] François Hartog«L'il de Thucydide et l'histoire véritable », Poétique n°49 Le Texte de l'histoire, février 1982, p22-30; repris dans Évidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, coll. «Cas de figure» n°5, 2005, p75-88.
[ii] Ceux qui rapportent par écrit les récits de la tradition (orale).
[iii] François Hartog«L'il de Thucydide et l'histoire véritable », Évidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, coll. «Cas de figure» n°5, 2005, p77.
[iv] François Hartog«L'il de Thucydide et l'histoire véritable », Évidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, coll. «Cas de figure» n°5, 2005, p78.
[v] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I-6, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2000, p38.
[vi] La Méditerranée, sous la direction de Fernand Braudel, I. L'Espace et l'Histoire, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1977; Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1985.
[vii] «Ma formation d'historien», Ecrits sur l'histoire II, Paris, Arthaud, 1990; Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1994, p9-10.