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Lectures ordinaires et naïvetés savantes

par Aurélien Maignant
(Doctorat à l'Université de Lausanne)


Extrait de Cohabiter la fiction. Lecture ordinaire, univers de croyances et interprétation des mondes littéraires, Postface de Marc Escola, Lausanne, Archipel Essais, vol. 28, 2020. 144 p.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Lecture, Fiction, Morale.





Lectures ordinaires et naïvetés savantes


En mai 2015, les Épreuves Cantonales de Références (ECR) de Français – qui attendent chaque année les collégiennes[1] du canton de Vaud – présentaient un exercice étonnant. Après avoir lu un texte de fiction, […] les élèves étaient évaluées sur un questionnaire de lecture. À la deuxième question, on leur proposait quatre photographies entre lesquelles il fallait choisir « celle qui illustrait le mieux le lieu de l'action ». Dans l'extrait, on apprenait que le héros avait fait naufrage sur une plage entourée d'arbres où le sable était aussi blanc que l'eau était bleue. Les quatre images montraient ces éléments, la première sans rien de plus ; la deuxième avec un ponton de bois sur la plage ; la troisième était une île, bordée de plage et de forêts, au centre de laquelle on distinguait un village ; il manquait à la quatrième – une photo d'un désert – la présence de l'eau. Je me suis essayé à l'exercice. Une fois la dernière éliminée et après plusieurs années d'études supérieures en littérature, j'étais bien embarrassé. La réponse attendue, celle qui rapportait les points, était la première : l'image qui ne montrait ni plus ni moins que ce que l'extrait décrivait. Pourtant, aucun élément dans le texte ne permettait d'affirmer qu'un village ne se cachait pas derrière les arbres, ni même que la narratrice n'avait pas oublié de préciser la présence d'un ponton.


L'imagination de l'élève produit une image mentale du monde qu'évoque le texte via un ensemble complexe de processus cognitifs, mais peut-on noter les imaginations narratives ? évaluer des lectures sur ce qu'une partie des théories contemporaines de la fiction appelle leur participation imaginative ? Existe-t-il une représentation vraie d'un univers de fiction, des images mentales correctes ? La bonne réponse obligeait l'élève à une stricte fidélité au texte et donc à une participation minimale : si on ne parle pas de ponton, c'est qu'il n'y a pas de ponton. Encourageant la participation mentale en punissant toute imagination jugée infidèle aux signes textuels, cet exercice pose une question essentielle sur la nature de l'interprétation et de l'expérience de la fiction en général : que peut-on vraiment savoir d'un monde de fiction ? […] Condamnant toute imagination désobéissante aux seuls signes textuels, l'examen vient sanctionner ce qu'on appelle souvent une « lecture naïve », et valoriser une lecture prudente et distanciée, généralement considérée comme « savante ».


Ces dernières années ont vu un nombre croissant de voix s'élever contre le concept de « lecture naïve ». Le terme désigne un ensemble de préconceptions théoriques qui ont parfois été questionnées, mais demeurent le plus souvent véhiculées et reproduites dans le discours ordinaire de la recherche en littérature. Pour éviter d'adopter une posture méprisante qui considère certaines « lectures » comme frappées de naïveté, on parle parfois d'une « lecture ordinaire ». Si l'adjectif est plus neutre, la posture ne change pas tellement, car on décrit rarement la lecture ordinaire pour s'en réclamer (personne n'aime être « ordinaire »), mais bien plus souvent pour s'en détacher : implicitement on s'auto-désigne comme ayant le pouvoir de produire des lectures extra-ordinaires. Et, par un habile tour de rhétorique, voilà les couloirs des départements de littérature arpentés par des individus d'exception.


Avant de déconstruire le concept, essayons de le circonscrire. Sans doute Emma Bovary est-elle l'archétype de la lectrice naïve, et sans doute l'acception moderne de la lecture ordinaire remonte-t-elle à la démocratisation des romans de fiction. Les clichés ont une histoire, qu'on pourrait faire commencer dans les parlements français :

La critique littéraire du XIXe siècle dépeint volontiers le lecteur de romans sous les traits d'une jeune personne exaltée cherchant dans la fiction de quoi nourrir une imagination avide et déréglée : « On vit dans un monde idéal, on se berce d'illusions, on se repait de chimères […] on reçoit en songe les plus brillantes et les plus inconcevables fortunes », résume le baron de Chapuys Montlaville devant la Chambre en 1843. Flaubert taillera son Emma Bovary dans ce tissu de stéréotypes.[2]

Emma Bovary présente de nombreuses caractéristiques théoriques de la lecture ordinaire : elle s'évade, adopte une attitude de croyance à l'égard du monde fictif raconté, et, de manière générale, est sujette d'une « illusion ». Emma, figure populaire, est naïve de croire à ce monde idéal ; elle y « vit », elle y habite, ce qui semble divertir grandement l'élite bourgeoise éclairée qui lit ses déboires, certaine qu'on ne fait pas ce qu'on veut en ce bas monde, et que l'avenir appartient à celles et ceux qui ne se « bercent pas d'illusions » (comprendre : à celles et ceux qui préfèrent le travail à la lecture).


Au XXe siècle, le stéréotype et son mépris de classe deviennent paradoxalement un outil de critique politique orienté contre la domination du capitalisme spectaculaire. Des tentatives de descriptions théoriques se font jour. Dans le camp structuraliste, on reprend la terminologie illusionniste pour dénoncer vigoureusement ce que Todorov appellera « l'illusion référentielle » dont seraient affectées les lectures naïves. Dans un paysage intellectuel qui déconstruit « l'arbitraire du signifiant », on considère que l'ensemble des processus cognitifs de croyance, la représentation mentale des univers narratifs, l'immersion et ses réponses dérivées (affects, empathie, identification, etc.) sont autant d'« erreurs » d'appréciation : les signifiants ne « réfèrent » pas. Disclaimer : toute ressemblance avec des choses du monde serait non pas fortuite, mais illusoire. Il faudrait alors préserver une distance critique et supposément rationnelle permettant de décoder les textes pour ce qu'ils sont, des systèmes signifiants : une attitude qu'on qualifiera globalement (et par opposition) de « lecture savante ».


Dans les sciences humaines et sociales, et par conséquent dans les études littéraires, l'« expérience première » de lecture était considérée comme un obstacle à l'élaboration d'une science des textes. Dans un tel imaginaire savant, qui faisait de la découverte scientifique une traversée des illusions, la lecture « courante » ou « naïve » ne pouvait que rester du mauvais côté du miroir : là où l'on croit à ce que le texte dit, au lieu d'interroger le faire-croire de la littérature, là où l'on adhère au contenu de l'œuvre, quand la vérité de celle-ci est dans sa structure ou sa forme, là où l'on se fie aux signifiés, sans entrevoir le travail du signifiant...[3]


C'est ici que les choses prennent un tour politique. […] Par un étrange déplacement de l'argumentaire du XIXe siècle, la lecture ordinaire n'est plus envisagée comme une pratique populaire suscitant la moquerie des élites, mais comme un outil instauré par l'industrie de la fiction pour aliéner les masses. Ce sont alors la croyance, l'immersion et l'empathie pour les personnages qui définissent l'attitude mentale des opprimées face aux récits, attitude programmée par les illusionnistes en position de pouvoir :

Barthes, à propos du film d'Elia Kazan Sur les quais (1954), estime que l'amour pour l'acteur et le personnage, joint à l'immersion fictionnelle, forme un dispositif de contrainte (de « dressage ») qui détourne le spectateur d'une analyse « objective », c'est-à-dire politique : « On le voit, c'est la nature participatrice de cette scène qui en fait objectivement un épisode de mystification. Dressés à aimer Brando dès le début, nous ne pouvons plus à aucun moment le critiquer, prendre même conscience de sa bêtise objective ».[4]

On sait le programme esthético-politique qui découle d'une telle analyse de l'immersion comme aliénation, il s'agit...

[...] d'arracher le spectateur à l'abrutissement du badaud fasciné par l'apparence et gagné par l'empathie qui le fait s'identifier avec les personnages de la scène. On lui montrera donc un spectacle étrange, inusuel, une énigme dont il ait à chercher le sens.[5]

Et les situationnistes d'enfoncer le clou en affirmant que « l'identification est productrice d'un double effet de sidération et d'adhésion » qui « maintient le spectateur dans un état de passivité »[6], perpétuant l'aliénation de la vie quotidienne par sa représentation (le narrative turn contemporain dirait peut-être sa transformation en scénario culturel capitalo-compatible). Cette position, loin d'avoir disparue, trouve des débouchés contemporains, notamment dans une certaine critique radicale de la fiction industrielle et de la nouvelle société du spectacle. Il peut s'agir encore d'une condamnation de l'adhésion participante aux récits en tant qu'ils « procèdent par schémas [...] ce qui signifie nécessairement qu'ils opèrent sur le réel un travail de réduction et de simplification »[7] ou simplement d'un refus de considérer la réception comme une activité, puisque l'on devient « prisonnier de l'histoire racontée, de son empathie pour les personnages »[8].


Face à ces positions, parmi les voix qui s'élèvent aujourd'hui, certaines entendent reconnaître la différence entre ces deux types de lecture tout en revalorisant l'attitude immersive[9], quand d'autres entendent montrer que la dichotomie est largement fallacieuse, et c'est dans cette seconde perspective que s'inscrit cet essai. […] Pour ce faire, je prendrai comme cadre de réflexion l'herméneutique, soit l'étude de « l'interprétation », pour le dire vite : des mécanismes à l'œuvre lorsque l'on essaie de donner du sens aux récits de fiction. Il s'agira de montrer pourquoi il est impossible de commenter un récit de fiction sans en recomposer le monde narré, sans en produire une version qui s'appuie implicitement sur un ensemble de processus cognitifs « ordinaires » (comme l'immersion, la croyance en l'existence des personnages ou l'empathie). Je défendrai l'hypothèse qu'aucune interprétation, au sens de discours ou de commentaire portant sur un récit, ne peut s'émanciper de l'expérience de lecture ordinaire, soit d'une attitude d'imagination active d'un monde fictif auquel on fait semblant de croire. Je travaillerai uniquement sur des discours, privilégiant les lectures académiques les plus « savantes », dans l'intention de montrer que même la plus érudite et supposément distanciée des interprétations repose discursivement sur une croyance immergée toute « naïve » en l'existence des personnages et des actions racontées.


[…] L'hypothèse peut se comprendre en deux temps théoriques. D'abord, ce qui est vrai d'un monde de fiction n'a rien d'absolu : tout univers narratif repose sur un conflit représentationnel régulé par les informations que donnent les personnages et/ou les voix narrantes. Ensuite, tout discours sur ces fictions est contraint de trancher entre ces possibles, pour déterminer une version cohérente du monde de fiction, forcément divergente de celle de l'ensemble des autres interprètes. En cela, du point de vue discursif comme du point de vue épistémique, toute interprétation repose sur une recomposition du monde de fiction et tout commentaire garde trace de l'activité unique d'imagination que fût l'expérience ordinaire de lecture. Se trouvant face à la nécessité de discourir à partir d'une version vraie du monde de fiction, l'interprète n'est pas finalement dans une situation très différente de celles des personnages qui habitent le monde narratif.


Pour soutenir l'application du terme de « monde » aux discours herméneutiques, je soulignerai que de tels mondes, de tels magmas de virtualités, ont un régime d'habitabilité double. Les personnages y habitent au premier degré : leurs univers de croyances sont aussi immédiats que les nôtres sur le monde réel. Les interprètes, dans leur opération de « description », se proposent d'y vivre ponctuellement. Mais les interprètes n'expérimentent pas directement les univers fictifs : leurs croyances sont des positionnements à l'égard des croyances des personnages. Les interprètes participent ainsi des mondes, mais y habitent au second degré : elles les cohabitent. Tel est l'objet théorique du présent essai : j'appellerai cohabitation fictionnelle la nécessité dans laquelle se trouve toute interprète d'émettre des croyances sur les mondes narratifs, proposant sans cesse des versions possibles d'une fiction donnée. Pour illustrer l'hypothèse, je travaillerai sur trois corpus « méta-herméneutiques » : les interprétations du Horace de Corneille, de la nouvelle Révélation magnétique d'Edgar Poe et finalement de l'Eugénie de Franval de Sade. J'emprunte le terme de corpus « méta-herméneutique » à Liesbeth Korthals Altes[10], dont la démarche repose sur la constitution d'un corpus de sources de réception d'une même œuvre, puis de la comparaison entre certaines informations formelles du récit et les réceptions ou les interprétations qui en sont proposées ; en somme, c'est une approche textuelle comparatiste portant non sur des textes littéraires, mais sur des commentaires de ces récits. Un premier chapitre reviendra alors sur un ensemble de propositions théoriques qui pourraient décrire les contours d'une « cohabitation fictionnelle ». Cet état de la recherche, inspiré des travaux de Walton, Ryan et Escola étudiera ces conflits de versions vraies qui rendent les mondes matriciels : les univers de croyances des personnages.


Ensuite, l'itinéraire de ma réflexion s'organisera autour d'une double contrainte. […] La première concerne les formes de la narration. Chacun des trois chapitres qui suit l'état de la recherche sera centré sur une étude de cas méta-herméneutique et visera à tester l'hypothèse sur un ensemble de lectures académiques. Pour traiter des spécificités de la cohabitation dans des modes et des genres différents, le second chapitre sera consacré à une tragédie classique (Horace), le troisième à un récit homodiégétique (Révélation magnétique), le quatrième à une narration hétérodiégétique (Eugénie de Franval). Je précise qu'une démarche méta-herméneutique doit se concentrer sur les paramètres qui font varier les interprétations, et ne jamais chercher à produire un commentaire singulier sur les œuvres de Corneille, Poe et Sade. C'est toute la difficulté de l'approche : étudier les croyances possibles des interprètes sur les possibles des textes. Aussi, je me pencherai simultanément sur les univers de croyances des personnages et sur ceux des critiques via l'étude d'un ensemble d'interprétations académiciennes. Confrontant la matrice des mondes à la matrice critique, il s'agira de montrer comment les conflits de croyances externes rejouent les conflits de croyances internes en y prenant position. Cette particularité justifie le séquençage inhabituel de la bibliographie qui distingue les « fictions », les « textes théoriques » et les propositions interprétatives qui relèvent à proprement parler d'une « cohabitation ».


Ceci amène à la deuxième contrainte de la démarche : étudier le phénomène de cohabitation par paliers, en montant un degré après l'autre dans l'échelle de complexité. Chacune des trois études de cas présentera une strate nouvelle du conflit de croyances qu'est l'expérience fictionnelle. Dans la première étude de cas, consacrée aux interprétations d'Horace, je me bornerai à étudier les positionnements internes des interprètes, la manière dont leurs lectures « savantes » valident ou invalident certaines données « ordinaires » des mondes de fiction, comme ce que pensent vraiment les protagonistes. Dans la seconde étude, consacrée à Révélation magnétique, je questionnerai les narrations indignes de confiance et le rôle de la figure d'auteur construite à la lecture dans la cohabitation. Dans la troisième étude de cas, consacrée à Eugénie de Franval, j'étudierai la question spécifique des croyances éthiques à l'aune des hypothèses de Martha Nussbaum (et de quelques autres chercheuses du moral turn américain). Je soulignerai que le conflit entre les virtualités du monde fictif relève aussi bien de croyances épistémiques que de croyances éthiques, ce qui permettra de critiquer certaines hypothèses du moral turn pour leur manque de constructivisme, tout en soulignant qu'elles aident à affiner une étude cohabitationnelle de l'impact des fictions sur nos conceptions éthiques.



Aurélien Maignant (Université de Lausanne), 2020.



Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en janvier 2021.





[1] Longtemps cantonnées aux seules publications militantes, les pratiques d'écriture non-sexiste gagnent désormais du terrain, au grand dam de celles et ceux qui défendent l'ordre traditionnel du langage, et la domination cachée derrière. Parmi les solutions possibles, je fais le choix d'écrire un chapitre sur deux de ce livre (trois sur six au total) au féminin prioritaire. Cela implique notamment de passer au féminin les termes génériques comme « le lecteur » ou les désignateurs d'un ensemble mixte de personnes comme « les collégiens du Canton de Vaud ».

[2] Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris : Tallandier, 2006, p. 143.

[3] Jérôme David, « Le premier degré de la littérature », Fabula LhT [En ligne], n° 9, 2012, Après le Bovarysme, textes réunis par Marielle Macé, §. 23 : https://www.fabula.org/lht/9/david.html.

[4] Françoise Lavocat, Fait et fiction, Paris : Seuil, 2016, p. 69.

[5] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris : La Fabrique, 2008, p. 10.

[6] Cédric Biagini, Patrick Marcolini, Divertir pour dominer 2, Paris : L'échapée, 2019, p. 116.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Ibid., p. 60.

[9] Pour ne citer que quelques travaux qui participent de cette constellation dans les perspectives les plus diverses, voir Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris : Minuit, 1999 ; Rita Felski, « After Suspicion », Profession, 2009 ; Stanley Cavell, À la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, Paris : Les Cahiers du Cinéma, 1993 ; Martha Nussbaum, L'art d'être juste, Paris : Climats, 2015 ; Bell Hooks, « The Oppositional Gaze: Black Female Spectator », in A. Jones (dir.), The Feminism and Visual Cultural Reader, New York : Routledge, 2003 ; Jacques Rancière, Le fil perdu. Essai sur la fiction moderne, Paris : La Fabrique, 2014 ; et bien sûr Jérôme David, art.cit..

[10] Liesbeth Korthals Altes, op. cit.




Aurélien Maignant

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Janvier 2021 à 14h57.