Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Lydie Parisse

Ce que le cinéma de Bruno Dumont doit aux mystiques

What Bruno Dumont’s Cinema Owes to the Mystics
Luc Vancheri, Bruno Dumont. Cinema mysticum, Paris : Classiques Garnier, coll. « Recherches cinématographiques », 2022, 168 p., EAN : 9782406131113.

1Luc Vancheri, ne se contentant pas de suivre les chemins bien balisés des recherches sur l’esthétique et la théorie du cinéma, s’intéresse dans cet essai aux savoirs dont les films sont faits. Il nous offre un livre très documenté qui tire un fil rouge à partir du texte Corpus mysticum de Henri de Lubac, pour explorer comment la mystique sans Dieu est la clé non seulement de l’esthétique mais aussi du geste « politique » – au sens large – des films de Bruno Dumont, et ce pas seulement à partir des films qui mettent en scène des femmes mystiques – Hadewijch et la Jeanne d’Arc de Charles Péguy – mais bien avant, dès les premiers films, L’humanité et La Vie de Jésus notamment. Nourrissant sa réflexion à partir des propos de Bruno Dumont sur ses films et sur le cinéma, mais aussi des références iconographiques et scripturaires des films, L. Vancheri part à la recherche des figures qui parcourent le cinéma de Bruno Dumont, des figures de dissidence et de marginalité conformes au rejet historique de la mystique aux xvie et xviie siècles – c’est ainsi que Michel de Certeau les a répertoriées dans le chapitre « Figures du sauvage » de La Fable mystique –, invisibilisation qui s’est poursuivie à la fin du xixe siècle avec la médecine aliéniste de Charcot & consorts, qui ont ainsi parachevé le travail des théologiens.

La mystique était dangereuse, elle troublait l’ordre public, dérangeait la doctrine et menaçait l’institution. Il devenait urgent de la maîtriser. On a ainsi fini par la faire entrer dans le giron de la médecine, qui s’est avisé de faire interner tout ce peuple inspiré par Dieu mais privé d’Église. Les personnages de Dumont portent les stigmates de cette longue histoire, ils sont au sens strict des revenants. (p. 60)

2Pas au sens où Derrida considère les mystiques, mais au sens de la nécessité d’un retour à une période antérieure à la Renaissance et à l’Âge classique pour pouvoir appréhender la mystique.

La « mystique sauvage »

3Si, au xviie siècle, des illettré·e·s éclairé·e·s, des fous, des folles, des saint·e·s, des idiot·e·s parcouraient les routes, comme autant de Wanderer hantant par la suite la littérature européenne – dont Le Pèlerin Chérubinique de Angélus Silésius –, cette « iconographie documentaire et populaire » se retrouve dans les films de Dumont, à travers ses héros fourvoyés qui cherchent – comme dans la pensée de Jacob Boehme – une force agissante au cœur‑même d’un monde dominé par le mal, et se confronte à l’invisible, contenu au sein du réalisme le plus cru. L. Vancheri, prenant pour référence la « mystique sauvage » – une expression dont Michel Hulin a fait le titre d’un ouvrage –, définit une triple typologie pour caractériser ce monde des abandonnés et des marges qu’aucune lecture politique ou sociale ne peut racheter : les illuminés (La Vie de Jésus, L’humanité), les possédés (Flandres, Twentynine Palms, Camille Claudel), les combattants (Hadewijch, Hors Satan, Jeannette, Jeanne). La marginalité est une donnée sociale, temporelle et spatiale, à travers le choix de contrées qui sont celles de l’hétérotopie – au sens où l’entend Foucault : « la banlieue, le bocage, les marais, l’asile, le désert, autant de marges marquées du signe de l’exclusion et de l’éloignement social » (p. 59).

Les femmes exceptionnelles

4Mais il est un autre versant de l’inspiration de Bruno Dumont, celui qui le pousse vers les destins de « femmes exceptionnelles » (p. 89) : Hadewijch d’Anvers, Camille Claudel, Jeanne d’Arc sont de celles‑là – même si la dernière est davantage un mythe construit et déconstruit au fil des intérêts politiques divers, du socialisme à l’extrême‑droite et jusqu’aux gender studies. Quand nous parlons des grandes mystiques – et Hadewijch d’Anvers en fait partie –, nous ne sommes plus dans la mystique sauvage, mais dans une recherche consciente et radicale de libération et de régénération qui passe par des étapes bien balisées dans les textes que nous ont laissés les mystiques. Dans ce cas, la personne mystique, absorbée dans un mouvement qui la dépasse, se trouve à la fois « abolie et accomplie », comme le rappelle L. Vancheri (p. 88) citant Ghislain Waterlot dans l’ouvrage que j’ai dirigé Le Discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours (Classiques Garnier 2012). Car les textes des mystiques, Bruno Dumont les lit, s’y alimente, et ne cesse de le dire. Des textes qui sont les sources inépuisables d’une poétique qui inspire les artistes depuis plus d’un siècle, depuis que les discours des théologiens ont cessé de faire autorité en la matière. Des textes qu’on aurait aimé voir davantage cités dans cet essai.

5Il me semble en effet que dans Hadewijch, la personnalité mystique est instrumentalisée par le scénario. Si le personnage de Céline Vel Hadewijch (qui n’a de Hadewijch d’Anvers que le nom) traduit, par la catastrophe d’identité qui la mène à la foi, à une obéissance irraisonnée qui la conduira au pire, c’est‑à‑dire, comme le rappelle L. Vancheri, à devenir martyre dans des luttes qui ne la concernent pas (le terrorisme islamique), la Jeanne d’Arc de Péguy, au contraire, peut se targuer de la pensée des mystiques les plus reconnues, dans la lignée de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix, de Jeanne Guyon, de Ruysbroeck, d’Angèle de Foligno et de bien d’autres. Dans la comédie musicale Jeannette, la parole devient chant et la langue, chorégraphique, est celle du corps. Dans la lignée des Torrents écrits par une autre « Jeanne » – Jeanne Guyon –, on suit le chemin des rivières, depuis la source jusqu’au ruisseau qui devient fleuve et se jette dans la mer, que l’on entend mais que l’on ne voit pas. L’« appel du large », pour reprendre une expression de Catherine Millot à propos de Jeanne Guyon, décrit la fusion solaire dans l’illimité qui définit, à contre‑courant et de manière toujours paradoxale, l’attitude intime, politique, éthique que les mystiques adoptent en toute conscience face au monde dans lequel ils vivent. Dans Jeanne, ce qui frappe c’est le choix d’une enfant pour jouer le rôle, c’est la détermination de celle qui se trouve dans une position de rupture radicale face aux autres. Qu’elle soit sur la lande entre deux champs de bataille ou devant ses juges, l’enfant est en bouillonnement permanent, ce bouillonnement pourrait ressembler à de la colère contenue, son élément étant le feu, un feu permanent, dont les poussées intérieures contrastent avec le grotesque des membres du tribunal – là encore, comme L. Vancheri nous le rappelle, les contraires sont convoqués dans le cinéma de Dumont, dans la lignée de Hugo, qui liait sublime et grotesque, et aussi de Huysmans, qui liait naturalisme et symbolisme.

La mystique dans l’histoire des idées

6L. Vancheri suit une abondante documentation théologique et iconographique pour explorer l’histoire des idées et l’histoire des formes, de manière à sonder dans les films de Dumont les origines des gestes (les rites d’exorcisme dans Hors Satan, la prière de violence et la lévitation dans L’humanité), des thèmes (la résurrection), des topoï et des figures liées aux approches religieuses judéo‑chrétiennes des pratiques de piété à travers les manuels et doctrines émanés de l’orthodoxie depuis le xe siècle.

7Mais si la fin du xixe siècle était – comme l’a montré Jacques Maître – une période de grande confusion liée au retour des ordres contemplatifs, à la propagande sulpicienne et aux engouements pour les phénomènes extraordinaires (extase, lévitation, apparition, illumination – que l’on trouve dans L’humanité, Jeannette, Hadewijch), on peut dire que le xxe siècle est parti sur d’autres bases, cherchant à comprendre de l’intérieur l’expérience mystique au sein du quotidien le plus banal et dans un contexte qui n’est plus forcément religieux, comme l’a fait Hofmannsthal dans la célèbre Lettre de Lord Chandos. Quant à la fameuse « mort de Dieu », elle s’interprète de manière subtile selon que l’on se place du point de vue de la « décréation » (ou retrait du divin) pensée par Simone Weil, ou de la voie négative prônée par Maître Eckhart (n’avoir plus en soi un lieu où Dieu puisse opérer). À ce titre, la religion et son caractère cataphatique (qui peut dire quelque chose positivement sur le divin) n’est pas, et depuis longtemps, la mieux placée pour parler de la mystique, comme je crois avoir essayé de le montrer dans mon ouvrage Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain (Lettres modernes Minard/Classiques Garnier, 2019).

Le regard porté sur le réel

8Influencé par le Bergson des Deux sources de la morale et de la religion et par le Saint‑Paul du per speculum in aenigmate, mais aussi par Péguy, Bernanos, Claudel (et, on l’espère, Bloy), par Dreyer, Méliès, Pasolini, Bresson, Rossellini et bien sûr Tarkovski, Dumont demande au cinéma de convoquer sur l’image, la plus naturaliste soit‑elle, dans la lignée des peintures de Giotto, de Le Sueur, de Rembrandt, le mystère de l’invisible tapi dans le visible. « Le réel ne m’intéresse pas, ce n’est pas lui qui doit être représenté, ce qu’il faut représenter c’est nous, c’est ce qu’on ressent du réel », expliquait Bruno Dumont sur France Culture dans une interview avec Marie Richeux. Le regard porté sur le réel renvoie, au cinéma comme au théâtre, à la question concrète de la mise en scène. Mais aussi à des manières d’appréhender le réel de façon non conventionnelle, inédite, et c’est cela que les mystiques, que lit Dumont, lui apportent : ils sont toujours là où on ne les attend pas. Ils sont le lieu d’un déconditionnement du regard, et en cela, ils ont quelque chose à apporter à l’artiste, ils ont à voir avec l’élan, le processus créateur, le mystère – pour reprendre le sens du mot de « mystique » tenu tout au long de l’essai.

Une réappropriation profane et politique

9Que cette recherche soit politique, c’est l’idée que défend L. Vancheri face aux détracteurs du cinéma de Dumont, non pas seulement parce que les mystiques sont des hommes et des femmes d’action (d’action, et pas de guerre !) – ce qu’avait déjà souligné Bergson –, non pas parce qu’ils peuvent changer le monde – comme le croyait Péguy –, non pas parce qu’ils nous abreuvent de prescriptions morales, mais parce qu’ils nous convoquent, comme Pharaon dans L’humanité, face aux « forces contraires qui rendent possibles la lutte contre le mal » (p. 90) et face à la question de la responsabilité. Car le « partage du sensible » (pour reprendre l’expression de Jacques Rancière) proposé par Dumont est propre à nous sortir des chapelles, à décontenancer le spectateur pour le placer face à des questions vertigineuses (qu’est‑ce qu’être humain ?) dans une optique où il ne s’agit pas de séculariser la mystique chrétienne, mais de la « profaner », au sens d’une « réappropriation profane et d’une réparation mythologique » (p. 150). Et aussi de faire du cinéma un moyen de resacraliser le monde. Selon L. Vancheri, l’engagement est chez Dumont « sa conception mystique du monde et des actions humaines » avec « cette idée inflexible et pourtant simple que l’amour peut être placé en position de réparer le monde ». L. Vancheri précise que « la jauge politique de son cinéma n’est ni la société, ni la communauté, mais l’humanité » (p. 27).