Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Justine Brisson

De la littérature aux littératures, généalogie d’un territoire en pleine expansion

From singular literature to plural literatures, genealogy of a territory in full expansion
Alexandre Gefen, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris : Corti, coll. « Les Essais », 2021, 400 p., EAN 9782714312549.

1Dans son précédent ouvrage Réparer le monde. La Littérature face au xxie siècle1, qui a connu un large succès, Alexandre Gefen s’était intéressé à la dimension thérapeutique des littératures relationnelles et de terrain. Il s’agissait alors de mettre en avant la vocation réparatrice de la littérature contemporaine. Avec L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, l’auteur poursuit la réflexion qu’il avait engagée sur les métamorphoses du territoire de la littérature actuelle. Plus précisément, pour reprendre le titre d’un de ses articles, il se questionne sur « l’extension du domaine de la littérature2 ». Spécialiste des littératures contemporaines, directeur de recherche au CNRS, mais aussi critique littéraire, l’auteur entend dresser un panorama de l’idée de littérature, de l’apparition du mot jusqu’aux évolutions actuelles du concept. En en retraçant la genèse, l’auteur s’interroge sur le passage d’un modèle définissant la littérature par son désintéressement et son autonomie, à celui d’un modèle plus pragmatique, orienté vers la communication et l’intervention sociale. Comment sommes‑nous passés d’une vision autotélique et essentialiste de la littérature — la fameuse théorie de « l’art pour l’art » — à une vision désacralisée, faisant la part belle aux formes hybrides, transgenres et impropres ? L’auteur entend substituer à la conception restreinte du champ littéraire une conception étendue de la littérature, opérant le passage d’un régime littéraire fermé, « régi par des principes référentiels ou formels, et donc de distinction » (p. 36), à un régime ouvert, extensif et inclusif. L’essai est construit en six chapitres, interrogeant chacun une forme d’extension — historique, géographique, thématique, générique, politique et sociologique — du domaine de la littérature.

Expansion géographique & prolongement historique

2En revenant sur l’invention de la littérature au sens moderne du terme, A. Gefen interroge le passage d’une histoire « largement téléologique » du fait littérature à une conception davantage historicisée qui en fait « un phénomène culturel à la fois plus ordinaire et plus complexe » (p. 73). Il se concentre en particulier sur la notion d’autonomie, sur laquelle se polarisent la plupart des enjeux et des débats contemporains autour de l’idée de littérature. Retraçant le processus d’autonomisation des belles‑lettres entamé à l’époque romantique, puis poursuivi par les Parnassiens, A. Gefen étudie dans quel contexte esthétique la « littérature » dans son sens moderne est apparue. L’une des hypothèses de l’auteur, particulièrement stimulante, consiste à ne considérer le projet d’autonomisation esthétique que comme une simple parenthèse de l’histoire littéraire, et non comme son parangon. Et si « la focalisation sur la fonction poétique spécifique du langage littéraire » n’était rien d’autre qu’une « myopie théorique » (p. 32) ? Ne faudrait‑il pas, en ce sens, cesser de considérer l’intransitivité comme l’horizon indépassable de notre modernité littéraire ? De plus, A. Gefen considère qu’il faudrait relativiser la portée des théories insulaires de l’art, et met en avant les contradictions qui ont animé jusqu’aux plus grands hérauts de l’intransivité, qu’il s’agisse de Baudelaire, Proust, ou Mallarmé, tous trois ponctuellement sensibles à la question sociale. A. Gefen rappelle alors que les vertus cognitives, éthiques et thérapeutiques de la littérature « sont aussi anciennes que la littérature elle‑même » (p. 32), et qu’il serait peut‑être temps de cesser de ne juger les faits littéraires qu’à l’aune de valeurs romantiques et idéalistes, telles que le génie, la vocation, l’inspiration, l’originalité ou le détachement. C’est en cessant de sacraliser la littérature que s’ouvre « la possible réintégration sur la longue durée des faits du “littéraire’’ » (p. 33). Prenant acte de ces évolutions, et à rebours du concept unifié de littérature, les dernières décennies voient de plus en l’apparition de réflexions sur les littératures. Il n’est plus rare, par exemple, de s’intéresser à la dimension orale des discours — tout comme il est fréquent que soit remise en question l’universalité des critères du jugement esthétique, dans le sillage de la critique postcoloniale. Après le primat de l’autonomie, il s’agit désormais d’écrire une histoire des littératures qui soit « globale, contextuelle, distanciée, hétéronome, externe, non déterministe, polycentrique et interdisciplinaire » (p. 72).

3L’extension du domaine de la littérature n’est pas seulement historique, mais aussi géographique. A. Gefen rappelle qu’au xixe siècle, influencée par le romantisme et la promotion d’une culture nationale propre, l’idée de littérature était intrinsèquement liée à celle de nation. En rupture avec « les rêveries antiques de l’Humanisme » (p. 78) tout comme avec l’idéal cosmopolitique de la Weltliteratur, le nationalisme romantique, exaltant l’authenticité, établissait un « lien identitaire entre la spécificité supposé d’une langue, d’une nation et d’une littérature » (p. 78). Cette conjonction de l’histoire nationale et de l’histoire littéraire était particulièrement forte dans les nations en cours d’identification, comme en Allemagne par exemple, sous l’égide de penseurs comme Herder ou Schlegel. A. Gefen montre alors comment, à partir des années 1980, « notre sensibilité contemporaine aux rapports de force, post‑foucaldienne si l’on veut » (p. 90), a fait le procès des prétentions universalisantes de la littérature occidentale, dans le sillage des travaux fondateurs d’Edward Saïd. À partir des années 1990, les études postcoloniales se multiplient aux États‑Unis et contribuent à la construction d’un canon alternatif et décentré, à l’instar des travaux de Gayatri C. Spivak. Toutefois, et de manière très convaincante, A. Gefen note la survivance d’une spécificité française dans l’enseignement de la littérature, où la défense des avant‑gardes formalistes contemporaines et d’une certaine conception nostalgique de la « grande littérature » est encore forte. Pourtant, à l’heure du spatial turn, l’auteur considère salutaire l’avènement d’une littérature‑monde « sans horizon‑définitionnel téléologique ni modèle unidimensionnel de littérarité » (p. 106).

Nouveaux sujets & nouveaux acteurs

4Indissociables des ouvertures historiques et géographiques du champ littéraire, ce sont également les sujets littéraires qui évoluent. Retraçant la genèse du mouvement réaliste, A. Gefen rappelle comment l’autonomie du monde esthétique, dans le sillage de la révolution kantienne, s’est accompagné d’une séparation de la beauté de la représentation de celle de la beauté de l’objet représenté. De ce fait, en sus de la naissance d’un monde séculier et démocratique, le roman s’est offert comme un miroir réaliste aux sociétés contemporaines au xixe et au xxe siècle. Parallèlement, à l’opposé du mouvement réaliste, une « esthétique romantique de l’expressivité et de la beauté pure » (p. 115) s’est développée, dans le sillage du dogme du désintéressement et de la promotion de l’absolu littéraire. À partir des années 1960, A. Gefen note un déplacement progressif des objets d’étude de la littérature, se décentrant peu à peu des préoccupations strictement humaines pour s’intéresser davantage à d’autres modalités du vivre. Une attention accrue « au monde ordinaire, aux objets, aux monuments insignifiants, à la vie urbaine » (p. 123) née alors dans le sillage des écrits surréalistes et des penseurs modernes du quotidien, tels que Michel de Certeau, Georges Perec ou Henri Lefebvre. Le processus de séparation de l’art et de l’ordre esthétique est visible également dans le champ des arts plastiques, à la manière des œuvres de Marcel Duchamp ou d’Andy Warhol, commentés par Arthur Danto. Cet « élargissement post‑esthétique de la mimésis » (p. 129), d’abord vers l’intime et le corporel dans les années 1960, s’accentue dans les années 1980 avec l’époque « néo‑réaliste », à l’instar de François Bon. L’élargissement du périmètre du littérature se poursuit dans les années 2000, dans un contexte de « conscience écologique globale » (p. 130) contribuant à remettre en question le primat de l’homme sur la nature et l’animal. Cette « écoute élargie du monde » (p. 109) fait alors entendre aussi bien la voix des minorités humaines discrètes (à l’image des « vies minuscules » de Pierre Michon) que celle des pierres, des arbres, des animaux (pensons à Tombouctou [1999], de Paul Auster), ou des machines (tel que Suréquipée [2015] de Grégoire Courtois). La multiplication de récits adoptant un point de vue non‑humain remet en question les hiérarchies jusqu’alors prévalentes, « entre érudit et banal, virtuel et actuel, advenu et non advenu, humain et non humain, narrateurs et sujets, animés et inanimés, morts et vivants, proche et lointain, ancien et nouveau » (p. 136). Davantage sensible à la pluralité des voix et des conditions humaines, la fonction critique politique et sociale de la littérature s’étend désormais à la question écologique.

5En s’emparant de sujets d’inédits, en faisant entendre la voix des sans‑voix, celle de l’ordinaire, de l’anonyme et du non‑humain, la littérature connaît aussi une expansion sociologique et institutionnelle. A. Gefen entend montrer comment l’extension du domaine de la littérature a considérablement ébranlé la figure et les postures de l’écrivain. En poursuivant la méthode généalogique qui est la sienne, l’auteur retrace les contours de la figure mythifiée de l’Écrivain tel qu’il se donne à voir à partir du xixe siècle, entre mage romantique et poète maudit. Si Pierre Michon ou Pascal Quignard, à la suite de Julien Gracq, sont peut‑être les derniers héritiers de cette tradition lettrée grandiose, détachés des considérations économiques et politiques, les écrivains actuels tendent désormais à se fondre davantage dans le corps social. A. Gefen s’intéresse alors à l’émergence de modèles alternatifs, « où prédominent la modestie et l’action concrète » (p. 239). Si certains écrivains revendiquent encore « le projet barthésien d’une politique expérimentale de la forme » (p. 214), à la manière de Pierre Guyotat ou de Nathalie Quintane, l’heure est aujourd’hui au réarmement politique et à la dénonciation des inégalités sociales, économiques, sexuelles ou environnementales. Dans le même temps, l’opposition proustienne entre le « moi social » de la vie publique et le « moi profond » de la vie privée de l’écrivain est de plus en plus remise en question, entraînant au passage la fin du régime d’immunité juridique de l’écrivain — en témoigne la mise en accusation de Gabriel Matzneff en 2019, après des années d’impunité esthétique. Les travaux de sociologues de la littérature, tels que Bernard Lahire ou Nathalie Heinich, témoignent de ce que le modèle « professionnel » de l’écrivain vient « compliquer et mitiger la représentation artiste de l’écrivain » (p. 242). De plus, à mesure que les résidences et les ateliers d’écritures se multiplient, les pratiques et les usages de la littérature s’étendent à un public de moins en moins restreint. Les frontières entre culture d’élite et culture populaire tendent également à se brouiller, bon gré mal gré. L’incroyable succès des fanfictions ou des sites communautaires tels que Wattpad, témoignent de la massification des pratiques de production et de consommation narratives. Par ailleurs, rappelle A. Gefen, il ne faut pas être dupe d’une vision idéaliste de la littérature, qui serait prétendument rendue accessible à tous : l’extension du champ de la littérature ne va pas sans s’accompagner d’un réflexe culturel de protection de la littérature restreinte, comme en témoigne l’abondance des discours déplorant la « fin » ou la « mort » de la littérature, sur lesquels l’auteur a écrit un article3.

Littérature hors du livre & littérature engagée

6À mesure que la littérature contemporaine s’empare de la pluralité des choses et du vivant, les frontières génériques et médiatiques se déplacent. A. Gefen montre comment l’apparition de nouvelles pratiques d’écriture bousculent les critères traditionnels de fictionnalité, de littérarité et de narrativité. Après avoir dressé la généalogie des procès intentés aux genres littéraires depuis le xixe siècle, l’auteur se concentre sur l’extension du paysage générique contemporain, qui accorde une place majeure aux genres traditionnellement considérés comme mineurs ou relevant de la paralittérature (le policier, la science‑fiction, la chanson, etc.). Ces dernières décennies, les mouvements de décomposition générique affaiblissent les frontières externes du littéraire et rendent obsolètes les démarcations entre ce qui relève de la littérature et ce qui n’en relève pas. À partir des années 1970, la philosophie et les sciences sociales s’emparent volontiers des ressources particulières de la littérature pour penser leur propre discipline. Brouillant la frontière entre fiction et non‑fiction, les écritures de l’enquêtes et de l’attention concrètes, comme celles que pratiquent Ivan Jablonka ou Philippe Artières, tendent à revaloriser le travail de « terrain », rapprochant toujours un peu plus les sciences sociales de la littérature. À côté de cette dissolution des genres, survient ce que Pascal Mougin a appelé la « despécification du littéraire4 », c’est‑à‑dire la disparition des critères traditionnels de littérarité. À rebours de l’intransivité et de l’opacité, des écrivains tels que Emmanuel Carrère, Michel Houellebecq, Annie Ernaux ou encore Christine Angot, font valoir un rapport plus transparent avec la langue, cherchant « un principe d’adéquation et non de singularité » (p. 169) avec elle. La théorie critique contemporaine, d’après A. Gefen, tend alors de plus en plus à relire le critère de littérarité à l’aune de paradigmes transitifs, tels que les effets cognitifs, sociaux, et moraux de la littérature sur le lecteur. À mesure que sont démystifiés les idéaux formels et génériques de la littérarité, c’est l’objet‑livre lui‑même qui tend à être remis en question par de nouveaux mediums, tels que celui des réseaux numériques. Le périmètre du fait littéraire s’étend alors aux romans hypertextes, à Youtube, à Twitter, aux blogs personnels ou encore aux sites d’écritures collaboratives. Loin de la déplorer, A. Gefen considère comme nécessaire cette ouverture du territoire de la littérature en dehors des catégories et des systèmes hérités de l’histoire littéraire. Par ailleurs, il précise que la « despécification du littéraire » ne s’accompagne pas que d’un mouvement de démocratisation ou de popularisation : à côté des œuvres grand public subsistent toujours des formes expérimentales plus confidentielles et plus élitistes.

***

7C’est en théoricien du fait littéraire et non en militant qu’Alexandre Gefen nous invite à le suivre dans ce panorama de l’idée de littérature, exceptionnellement référencé (pas moins de soixante‑quinze pages de bibliographie !). Davantage descriptif que prescriptif, l’auteur « souhaite décrire, non promouvoir ou condamner a priori, les mutations de l’idée de littérature et ses théories » (p. 40). Ainsi, plus qu’à un deuil de la littérature, c’est à un renouveau de notre conception de celle‑ci que nous convie A. Gefen. Dénaturalisée, désabsolutisée, désessentialisée, l’idée de la littérature ne doit plus reposer sur une abstraction transcendante, mais doit s’assumer au contraire comme « un fait culturel et social global » (p. 271). Son essai se clôt d’ailleurs sur une tonalité optimiste par une invite à prendre acte de l’extension de l’idée de littérature, sans en avoir peur ni la regretter : « J’en accepte l’augure et j’ose l’espérer » (p. 285).