Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Morgane Kieffer

« Littératures de terrain » : la fabrique d’une catégorie critique

"Field literatures": the creation of a critical category
Alison James et Dominique Viart (dir.), « Littératures de terrain », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n° 18, juin 2019. En ligne : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/28

1Depuis quelques années maintenant, la question du terrain occupe vivement le champ de la critique littéraire — et pas seulement contemporaine. L’intérêt pour ce type particulier de confrontation entre le texte et le réel a emprunté plusieurs voies au cours de la dernière décennie : des « factographies » de Marie‑Jeanne Zenetti aux réflexions de Lionel Ruffel sur les « narrations documentaires », des travaux que Dominique Viart mène pour définir la catégorie de « littérature de terrain » au tout récent essai que Laurent Demanze consacre aux formes actuelles de l’enquête littéraire ; des analyses fondamentales de Vincent Debaene sur l’écrivain ethnographe ou encore de celles de Jean‑François Chevrier et Philippe Roussin autour du « parti pris du document1 ».

2La dernière livraison de FIXXION, « Littératures de terrain » (n° 18, juin 2019), co‑dirigée par Alison James et Dominique Viart, s’offre donc d’emblée comme un lieu de cristallisation et de rassemblement de ces enjeux si vivaces, un de ces moments forts de la critique contemporaine. Dès l’ouverture, D. Viart situe les contributions de ce numéro au croisement des différentes perspectives critiques et méthodologiques qui ont abordé le rapport de la littérature contemporaine au terrain, parfois à partir d’entrées très distinctes. C’est donc aussi d’un effort de délimitation qu’il s’agit, tant d’un corpus (parmi l’ensemble si large de la non‑fiction) que d’une notion critique (au croisement des disciplines et des catégories déjà établies).

Arpenter, circonscrire le terrain en littérature

3L’intérêt renouvelé pour la question du terrain dans les disciplines des humanités s’inscrit, depuis au moins la deuxième moitié du xxe siècle, dans un contexte de circulation intense des savoirs et des méthodes, et de porosité (voire de rivalité) des disciplines, pour un public élargi et toujours en hausse. Après un moment définitionnel et contextuel large, D. Viart propose dans son article d’ouverture une typologie du corpus élaborée selon une double caractéristique : les formes littéraires exploitées et le type de terrain exploré. À partir de ce point de départ synthétique, les contributions du collectif apportent ensuite illustrations, nuances ou contrepoints. Voici donc, pour donner un aperçu du champ que ce numéro s’attache à circonscrire :

  1. Textes de parole : témoignages, entretiens, rencontres, etc.

  2. Textes de territoire : ancrés dans l’espace dont ils rendent compte par l’arpentage géographique ou urbanistique, par l’enquête historique, etc.

  3. Études de cas : où le fait divers apparaît au croisement de l’histoire événementielle et de la psychologie, de la criminologie, etc.

  4. Enquêtes biographiques

  5. Écritures du quotidien (littérature du travail ou de la vie de banlieue, pour ne citer que ces exemples).

4Quelques traits constitutifs également, comme le caractère subjectif et, partant, lacunaire, de la figuration littéraire des réalités du terrain. Ces textes s’écrivent en effet dans une vigilance réflexive constante, attentifs à exposer leur méthode (souvent empruntée aux protocoles des sciences humaines) et les failles de celle‑ci, pour une rhétorique plus proche de l’in‑savoir que du discours de vérité (Mathilde Roussigné parle de textes « indisciplinaires »). Les références littéraires servent là d’appui pour légitimer l’enquête ou en combler les béances — ou, du moins, feindre d’en combler une béance à jamais irrattrapable. La littérature se fait « partenaire d’intellection », selon la belle formule de D. Viart : c’est ce que montre par exemple Cécile Yapaudjian‑Labat dans les enquêtes historiennes de Patrick Deville, où l’anachronisme et la fiction (littéraire et cinématographique), tous deux bannis des méthodes de la recherche historique, endossent une fonction heuristique.

5Un enjeu important de ces communications est en effet l’exploration — et non le catalogue — des choix esthétiques effectués par les auteur.rices retenu.es (des choix surtout littéraires, quoique quelques références au travail plastique de Sophie Calle et de Christian Boltanski ponctuent ces articles, et ce serait un prolongement souhaitable que de dépasser les exemples les plus fréquemment cités pour éclairer d’une lumière plus vive le dialogue fécond entre la littérature et les arts plastiques contemporains).

6Témoignages, récits de voix : L. Demanze, dans le sillage des réflexions de Walter Benjamin sur le conteur, évoque ainsi le « sillon vocal » qui traverse la littérature contemporaine ; Mathilde Zbaeren en offre un exemple précis avec le collectif Mauvaise Troupe qui encadre la collecte de témoignages par l’ajout d’un dispositif rappelant les chœurs antiques. Maud Lecacheur travaille à partir de l’image de la « femme‑oreille », inventée par Svetlana Alexievitch pour expliciter sa posture d’écrivaine face au recueil de témoignages, et en mesure l’influence dans les « Architectures en paroles » d’Olivia Rosenthal, ou dans les recueils de voix de Jean Hatzfeld ou de Maryline Desbiolles. M. Lecacheur met ce corpus très récent en lien avec l’art‑témoin de la fin du xxe siècle, dont le Shoah de Lanzman ouvre le paradigme, et avec le modèle de l’entretien compréhensif tel qu’il se donne à lire sous la plume de Bourdieu dans La Misère du monde. Maxime Decout, dans sa contribution consacrée à l’enquête de terrain sur les lieux de la Shoah, s’intéresse à la ligne souvent fine qui sépare rapport d’enquête et reconstitution fictionnelle, et expose les enjeux de l’implication subjective de l’enquêteur.rice dans une telle enquête en comparant, chez Patrick Modiano puis chez Hélène Cixous, la manière dont l’écrivain.e a successivement opté pour la fiction puis pour l’enquête — le premier autour de Dora Bruder, la seconde autour de sa propre famille, assassinée à Osnabrück. De la fiction à la confrontation aux archives comme aux lieux du passé, « [l]’enquête de terrain, écrit M. Decout, a besoin de revenir à sa propre impossibilité, à l’espérance et à la chimère qui lui tenaient lieu d’existence. »

7C’est cette ligne fine entre fait et fiction que met en lumière également Justin Izzo dans un essai solidement ancré dans le cadre épistémologique des renouvellements de la discipline anthropologique depuis les années 1980. Le parti pris est clair : il s’agit de considérer le travail de terrain et le travail de stylisation littéraire comme deux éléments indissociablement liés. Les textes soumis à son analyse jouent ainsi sur des effets propres à la fiction (notamment la transformation de l’auteur en narrateur fictionnel) pour mettre en forme et révéler une connaissance ethnographique liée à l’expérience autobiographique. Au sein des mémoires d’Amadou Hampâté Bâ, que J. Izzo présente à la fois comme un écrivain malien, un ethnographe et un fonctionnaire de l’État colonial au Mali, les enjeux esthétiques, épistémologiques et politiques se croisent et se nourrissent les uns des autres : les figurations littéraires des savoirs africains locaux esquissent là, selon J. Izzo, de nouvelles manières de saisir le concept d’« Afrique globale » aujourd’hui.

8Dans le dernier article de ce numéro, Isabelle Bernard présente le travail polymorphe de Lamia Ziadé, plasticienne française d’origine libanaise, où se mêlent expérimentation formelle (au sein de ce qu’I. Bernard appelle des « récits visuels », qui tressent ensemble narration et dessin à la gouache, biographèmes et reproduction en couleurs vives des innombrables archives consultées par l’autrice) et prise en charge de l’histoire du monde arabe (de l’Antiquité à la guerre de Syrie, du Liban à l’Égypte), en un exemple singulier du nouage de la littérature contemporaine et de l’histoire.

Une reconfiguration des discours de savoir ? Question de point de vue

9De nombreuses contributions de ce volume soulignent la distance que revendiquent les littératures de terrain avec les imaginaires prescriptifs des sciences humaines et sociales. Ainsi L. Demanze esquisse‑t‑il, en s’appuyant sur les travaux fondateurs de Hal Foster puis sur ceux de V. Debaene, une distinction entre une posture d’observation, de recension et de « collection », dans un esprit positiviste, et la posture immersive que semblent privilégier les enquêtes contemporaines — c’est alors la notion de « tournant expérientiel » que L. Demanze soumet à l’analyse. L’enquêteur‑ethnographe, « savant qui puise dans son expérience propre les ressources de son savoir », devient alors son propre terrain, selon deux modalités complémentaires : celle de l’observation subjective, et celle de ce que M. Roussigné appelle « l’expérience relationnelle », tournée vers la constitution d’un co‑savoir, né des interactions et des échanges sur le terrain, de la part sensible et affectée de l’enquêteur.rice qui caractérise cette posture si particulière  — sur le modèle de Jeanne Favret‑Saada, souvent citée dans ce numéro tant par les critiques que par les écrivains comme un modèle de ces écritures investigatrices2.

10Le terrain apparaît ainsi comme un territoire disciplinaire, « à la fois lieu d’un partage ou d’une rencontre entre littérature et sciences sociales, et objet soumis à la fonction disciplinaire (au sens foucaldien) du regard savant » (A. James, dans son texte de présentation du numéro), au contact des logiques de contrôle du territoire qui sont celles de l’urbanisme comme de l’historiographie ou de l’anthropologie. Ce malaise de l’enquêteur.rice, dont la présence dans le milieu étudié gêne, se retrouve sous plusieurs formes au fil de ce numéro : là instance de contrôle social (M. Roussigné), ici touriste déplacé (M. Decout), ici encore rôdeur potentiellement menaçant : c’est ce que décrit Éric Chauvier dans Anthropologie (Allia, 2006), qui s’aperçoit que son enquête sur la jeune Rom qu’il a croisée un jour à un carrefour routier soulève la méfiance de ceux et celles à qui il s’adresse pour la retrouver.

11La littérature contemporaine de terrain fond donc ensemble l’enquête sur le dehors et l’apprentissage de soi‑même comme enquêteur.rice, l’« exigence anthropologique » et l’« implication intime » (Eléonore Devevey, citée par L. Demanze). Telle est la leçon que tire M. Zbaeren de l’expérience du collectif Mauvaise troupe, formé sur la zone à défendre de Notre‑Dame‑des‑Landes :

Qu’il s’agisse de les défendre, de les reconquérir ou de les créer, les terrains évoqués montrent qu’il est impossible de dissocier les luttes qui y sont menées des manières de les investir affectivement et physiquement, des manières de les habiter. (M. Zbaeren)

12 En ce sens, la critique préfère à celui de « terrain » le terme de « zone », plus propre, selon elle, à refléter l’imbrication fondamentale entre le géographique et le symbolique ; l’enquête, l’affect et l’imaginaire.

Le terrain, espace privilégié d’un renouvellement de l’engagement en littérature ?

13Cette imbrication intime entre le document et l’affect, la rigueur investigatrice et la présence sensible de celle ou celui qui mène l’enquête, semblent désigner le terrain comme un lieu de reconfiguration des formes de l’engagement politique.

14M. Roussigné précise cette perspective en axant la généalogie des pratiques de terrain dans une perspective foucaldienne des pratiques de savoir‑pouvoir. Les littératures de terrain contemporaines seraient ainsi « hantées », écrit‑elle, par une certaine tradition d’un savoir positiviste tiré du terrain : « Le risque d’une opération de normalisation ou de pacification sociale hante l’intervention littéraire de terrain contemporaine ». Il s’agit alors d’affiner l’opposition trop schématique entre discours scientifique positiviste et texte littéraire subjectif : M. Roussigné livre ainsi une passionnante étude des figurations littéraires du travail policier, médical et social comme entreprise de savoir à vocation répressive, en un riche va‑et‑vient entre les disciplines (littérature, anthropologie, sociologie, philosophie) et entre les siècles (du xixe au xxie siècle). Elle met par exemple en lumière la manière dont le « sensorial turn », très largement commenté par toute une littérature critique dans différentes disciplines des sciences humaines (géographie, anthropologie, sociologie, etc), s’incarne dans ces récits de terrain dans une mise en avant de la sensorialité et de la sensibilité devenues opérations de connaissance — de même L. Demanze glose cet « exercice d’identification » par l’engagement du corps comme une « pratique concrète d’empathie ». Il s’agit de retracer des parcours, de réitérer des voyages dans les mêmes conditions techniques : littéralement et physiquement, se mettre à la place de.

15Ainsi pour L. Demanze comme pour M. Roussigné, cet engagement physique permet‑il de déjouer les rapports de force scientifiques et les hiérarchies sociales en écrivant non pas à la place, mais depuis la place de (des habitant.es de Teresìn chez Hélène Gaudy, des travailleur.ses non qualifié.es de la région de Caen chez Florence Aubenas, etc). Dans les entretiens qui figurent en fin de volume, Philippe Vasset, Eric Chauvier, Joy Sorman et Marie Cosnay interrogent à voix croisées les enjeux de cette présence de l’écrivain.e sur le terrain, et les formes de cette implication politique investie à nouveaux frais.

16C’est à la croisée du journalisme (particulièrement les formes du « new new journalism » contemporain) et de la littérature d’enquête que William Dow et Violaine Sauty situent leurs propos. Le premier aborde ces enjeux en pointant les affinités du journalisme de terrain avec la littérature de terrain, à travers les exemples de Claudia Rankine et de George Packer. L’article met en valeur les questionnements communs que ces formes provoquent, aussi bien en France qu’aux États‑Unis — dans la lignée de John Dos Passos et de l’esthétique documentaire moderniste (et supposément donc dans d’autres espaces nationaux et culturels encore), quant à la frontière entre faits et fiction, aux implications du geste de saisie du réel par une écriture narrative, et à la nécessité de forger des littératures expérimentales (mais aussi des catégories critiques ad hoc) qui ne se contentent pas d’associer prose et esthétique documentaire ou « réaliste », mais qui permettent de désigner les implications et les enjeux de tels croisements. Quant à V. Sauty, elle présente les textes de Geoffrey Le Guilcher et de Jean‑Baptiste Malet, tous deux infiltrés clandestinement dans le monde ouvrier (un abattoir breton pour l’un, un entrepôt d’Amazon pour l’autre). On voit les prolongements, les fils que l’on peut tirer, historiques (des débuts du journalisme d’immersion au xixe siècle à aujourd’hui) et idéologiques (à travers les différentes expériences d’immersion en usine, de Simone Weil aux établie.es maoïstes), les comparaisons génériques qui peuvent prendre appui sur cette réflexion (d’un abattoir breton à l’autre et de l’enquête à la fiction, on passerait ainsi de Steak Machine de Le Guilcher aux Châteaux qui brûlent de Bertina, pour ne citer que celui‑ci).

17Par ailleurs, V. Sauty interroge le contexte éditorial et permet de penser les conditions de circulation de telles enquêtes, et peut‑être celles de leur réception : ainsi Steak machine est‑il « le livre qui a lancé la toute jeune maison d’édition de la Goutte d’or spécialisée dans les livres d’immersion inspirés de la narrative non fiction anglo‑saxonne, et dont Le Guilcher est co‑fondateur aux côtés de Clara Tellier Savary et Johann Zarca ». Si l’autrice de l’article esquisse une ouverture sur la lecture effective des textes étudiés, c’est surtout de son attention aux phénomènes de visibilité de ce journalisme d’immersion que sa réflexion s’enrichit. Entre effet de sensationnalisme et conscience réflexive d’un journalisme situé, c’est aux enjeux d’une réception complexe, souvent à double tranchant, que V. Sauty nous invite à prêter attention. Dans la même perspective attentive aux phénomènes éditoriaux et à leur impact sur le développement de nouvelles formes esthétiques, on lira la contribution que David Couvidat consacre à la collection « Terre Humaine », et au rôle de celle‑ci dans le façonnement d’une figure inédite d’artiste savant, ou d’écrivain‑ethnographe.  

18Dans la conclusion de son article, D. Viart émet toutefois une réserve nécessaire, mais peut‑être insuffisamment soulignée, quant à la véritable portée du geste politique qui se dessine sous les nombreuses déclinaisons des écritures de terrain présentées ici. Si, dans les mots de D. Viart, les littératures de terrain tiennent davantage de la démarche du travailleur social que de la conceptualisation théorique, ce positionnement toutefois ne rend compte que de l’intention qui les anime (pour certains d’entre eux du moins), en amont. Il s’agit de dire le projet d’écriture qui se donne à voir — dans ses protocoles empruntés aux sciences humaines comme au journalisme d’enquête, dans son utilisation thématique de ceux‑ci sous la forme de personnages ou de situations, dans sa conscience réflexive aigüe. Mais qu’en est‑il des effets de ces textes, tant à la réception que dans la sphère sociale ? On aborde à des questions soulevées par Martha Nussbaum, fervente avocate de l’efficacité éthique et morale de la littérature sur les comportements réels, ou par Suzanne Keen, plus réservée et qui parle, elle, de « l’hypothèse empathie‑altruisme » (the empathy‑altruism hypothesis3) pour en pointer les limites. Entre la posture de responsabilité sociale et le positionnement politique, poussé parfois jusqu’au militantisme (c’est le cas, exemplaire en ce sens, de M. Cosnay qui livre une carte blanche en clôture de ce numéro et dont les livres constituent pour beaucoup d’entre eux un relais de son action de terrain en défense des personnes réfugiées et demandeuses d’asile), que de nuances se distinguent au sein même de ce corpus ! Si « réparer le monde4 » peut figurer comme un espoir (ou un projet, pour les moins modestes) de ces littératures, l’analyse perd à s’en tenir, comme elle le fait souvent, à la scène de l’écriture, et doit envisager avec circonspection le passage à la scène sociale — on pense notamment au concept d’épreuve, tiré de la sociologie pragmatique, qui permettrait de réfléchir à ce que la confrontation de la littérature au réel produit hors du livre5.

19En ce sens, la contribution d’Églantine Colon, qui analyse les devenirs de l’engagement militant à partir de l’exemple de Jean Rolin, s’avère éclairante : à travers l’embrassement puis la critique sans appel des idéaux révolutionnaires auxquels souscrivait l’auteur dans les années 68, on mesure la labilité des formes (esthétiques) et l’évolution des postures (éthiques, médiatiques) ; on saisit aussi l’évolution des croyances en ce que peut la littérature sur le terrain.

Des limites d’une catégorie critique

20On trouve aussi dans ce numéro quelques contributions consacrées à des genres moins attendus dans la perspective des littératures de terrain telles que D. Viart les définit. Ainsi deux articles sont consacrés à la poésie, particulièrement dans sa manière d’appréhender l’espace — problématique choisie dans le domaine de la prose par L. Demanze qui compare les œuvres de l’historien Philippe Artières et les protocoles expérimentaux de l’Oulipo, alliant attention aigüe à l’espace et exigence des dispositifs textuels à programme (sur le modèle de Georges Perec ou de Paul Virilio).

21C’est chez Jacques Réda que Joshua Armstrong analyse la poétique de l’espace, en prenant au pied de la lettre la question du terrain — comment rendre la forme d’une ville — et ce faisant, s’éloignant peut‑être de ce que la catégorie critique que ces articles contribuent à définir cherche à circonscrire. Marie Évette‑Déléage, au contraire, interroge spécifiquement les enjeux de la confrontation de la forme poétique du carnet de voyage en vers, dans Le reste du voyage de Bernard Noël, avec l’actualité historique des espaces parcourus et les pratiques de l’ethnographe sur le terrain (collecte de témoignages, de documents, et immersion). Émerge ainsi « un sujet lyrique historicisé et relativisé, relatant l’expérience d’un espace‑temps précis, à travers des formes versifiées où s’entremêlent poétique de la circonstance privée et questionnement sur l’Histoire », mais dont la parole mène, plus qu’à une réflexion sur les enjeux du terrain exploré, à l’approfondissement d’une pensée métaphysique que toute l’œuvre de B. Noël développe.

22On s’interroge alors sur les enjeux que contient l’expérience de terrain selon une différenciation générique, et sur les limites éventuelles de la catégorie critique des « littératures de terrain » au sein de laquelle la narration, tirée vers ses dehors, s’orienterait vers une présence politique au monde, quand la poésie, elle, semble ré‑enclore le terrain à l’intérieur des frontières de l’espace poétique — à moins qu’il s’agisse là (et cela aussi, il faut l’interroger), de manières de lire, elles aussi liées à la catégorie générique de l’objet commenté, et c’est alors les modes d’élaboration du discours critique qui interrogent (et bien sûr deux exemples ne sont pas assez pour tirer de conclusion : tout au plus faire naître des questions, elles‑mêmes trop vastes).


***

23Un collectif peut être riche aussi des prolongements qu’il suggère, et celui‑ci, moment de ressaisie tout à fait important d’un enjeu central des réflexions actuelles sur la littérature, se veut aussi un tremplin pour de futures réflexions. Ce numéro porte un appel à l’élargissement de la perspective et à un dialogue encore plus riche entre les disciplines, une invitation à faire sienne les propositions qu’il contient pour les prolonger et les déplacer, dans une optique de décentrement épistémologique à laquelle se rallient, explicitement ou non, tou.tes les contributeur.trices de cet excellent volume.