Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Novembre 2019 (volume 20, numéro 9)
titre article
Michel-Guy Gouverneur

Le rasoir de Dewey’ttgenstein : du bon usage de l’élimination

Pierre Steiner, Désaturer l’esprit. Usages du pragmatisme, Paris, Questions théoriques, coll. « Saggio Casino », 2019, 336 p., ISBN 978-2-917131-52-7.

1On a connu le rasoir d’Occam ; plus récemment, on s’est habitué aux révisions déchirantes imposées par les philosophes du XXe siècle, Wittgenstein et Dewey entre autres, à une longue tradition dite « philosophie de l’esprit ».

2Nous ne ferons pas à Pierre Steiner le reproche d’assurer « s’émancipe[r] d’une logique historienne » (p. 9) tout en reprenant sur chaque problème les divers fils qui ont peu à peu constitué une trame, puis une tapisserie complète dont les deux sujets sont, à front renversé, le pragmatisme et la philosophie analytique. On se gardera de ce reproche car, ce faisant, l’auteur parvient à expliciter des perspectives, des échappées jusque‑là inexpliquées voire inattendues. Pour cette raison au moins, mais il y en a bien d’autres, Désaturer l’esprit est un livre à lire et relire. On y découvre des auteurs rarement commentés (Joseph Margolis, Robert Brandom et d’autres), ainsi que le premier (à ma connaissance) compte‑rendu d’un texte récemment découvert, Unmodern Philosophy and Modern Philosophy (1939‑1947), dont l’auteur est John Dewey.

Le projet de P. Steiner

3Le projet est de « désaturer l’esprit », ce en quoi un Rorty entendrait une réduction du concept d’esprit à une typologie des usages et situations dans lesquels nous concevons l’esprit comme le nom et le verbe d’une proposition censée décrire notre rapport au monde. Steiner professe, dès son introduction, une anthropologie philosophique prenant « en compte les dimensions techniques de l’agir humain » sans « rédui[re] l’être des techniques à ce que nous (en) faisons (comme si ce que nous faisions, nous le faisions de manière d’abord non technique). » (p. 20) Ce « comme si » est essentiel, il est une ouverture décisive sur un impensé à conquérir, et c’est un exemple de ce qui rend indispensable la lecture de Désaturer l’esprit.

4Tout en citant Brandom (« s’il n’y a pas d’esprit, il n’y a plus de problème de l’esprit »), l’auteur est d’une grande fidélité à Dewey, qui, tout comme Wittgenstein à peu près dans les mêmes années, relevait que les problèmes philosophiques sont les problèmes que se créent les philosophes. On ne s’étonnera pas que P. Steiner envisage un temps où il n’y aura plus de philosophie, preuve que les vrais problèmes scientifiques se seront substitués aux faux‑problèmes philosophiques. Cela reste très modéré par rapport à ce qu’écrivent certains continuateurs qui se posent fièrement en défenseurs de l’héritage reçu de Dewey comme de Wittgenstein. Steiner, quant à lui, tient à sa position en forme d’innovation graphique, la « dé‑ontologie de l’esprit », formule qui résume et le livre et sa fidélité à l’auteur d’Experience and Nature.

J. Dewey

5Désaturer l’esprit n’est pas le premier ouvrage écrit dans la postérité de John Dewey. Il s’est trouvé maints commentateurs pour tenter de prolonger la pensée du philosophe, de faire voir où mènerait sa pensée vingt ans, soixante ans après. Ici au contraire, la méthode suivie est celle d’un véritable retour à la source ; il s’agit d’envisager, sur une question donnée, quelle est, dans toute sa dimension, la réponse de Dewey, sans la moindre tentation de lui faire servir une autre philosophie, bref, une appropriation sans captation – c’est assez rare pour être signalé. On évite également le cadre « histoire de la philosophie » auquel, on l’a compris, P. Steiner n’est guère enclin.

6L’un des présupposés de l’ouvrage est la possibilité d’un pragmatisme post‑analytique, vers lequel l’auteur ne se cache pas de pencher. Nul doute que Dewey, qui ne s’est jamais ouvertement reconnu comme pragmatiste, s’amuserait de ces délivrances d’étiquettes, parfois des plus improbables, dont le seul intérêt est peut‑être de proposer un schème de lecture. On sourit de lire une fois de plus : « Dewey et sa théorie behaviouriste de la signification » attribuée à Quine ; ou encore : « l’objectif d[u] travail de Dewey sur l’intelligence [expérimentale] ne peut être confondu avec des objectifs simplement philosophiques » (p. 184). Que sous‑entend ce « simplement » ?

7En revanche, il est fort stimulant de lire sous la plume de Mark Johnson (2010) que l’œuvre de Dewey est un modèle de collaboration entre philosophie et sciences, d’autant, ajoute‑t‑il, que, pour ces dernières, il n’y a pas de distinction entre fait et valeur : s’il n’y a plus de différence entre corps et esprit, « il convient de s’interroger sur le sens de cette indifférence » pour les questions de morale.1

8P. Steiner expose admirablement la lignée intellectuelle qui va de Maxwell et Faraday à Dewey, au travers d’une évolution conceptuelle de la notion de champ à celles d’interaction et de transaction. C’est à ce point précis que l’auteur recommande de placer mind, comme manière d’interagir plus que comme générateur de phénomènes mentaux. Il suit le philosophe dans sa philologie douteuse de mind (p. 191), alors que les plus récentes recherches étymologiques montrent que le sens premier en est, non pas attention, mais mémoire (c’est en ce sens qu’il fut emprunté, comme substantif, à la souche germanique), et que le terme est devenu verbe tardivement. Cette précision n’altère en rien le raisonnement qui fait de l’esprit une transactivité, objectivant la notion de body‑mind plutôt que celle d’une dualité du physique et du mental. P. Steiner montre le rôle essentiel de l’émergence, facteur de continuité de l’aspect naturel de l’expérience à son aspect culturel (langage, pensée, volonté, co‑opération etc.).

L’origine de la question de l’esprit

9La reprise fidèle de la démonstration que fait Dewey d’une division artificielle entre théorie et pratique, l’exposé des conditions socio‑historiques qui présidaient à cette fracture (classe laborieuse / classe de loisir, main / esprit, peuple / élite) aurait mérité davantage de recul critique, car si Dewey éclaire avec pertinence les prolongements de cette scission initiale, il s’appuie, en poussant la démonstration très loin et parfois sans discernement, sur des sources que l’on reconstruit a posteriori – mêlant John Burnet (1892), Th. Veblen, le premier Marx probablement (lecteur de Feuerbach), tant les allusions sont mal référencées et parfois inexactes.

10Sur la valeur du geste de l’artisan, peu de civilisations ont atteint le niveau de réflexion que l’on trouve à Athènes au Ve siècle, et le travail manuel n’y est pas déprécié, ni par les politiques ni par les auteurs dont on a conservé les textes. Si, avant les Temps Modernes, il n’y avait rien entre le savoir et l’artisanat (p. 215), il n’est pas du tout certain que l’antiquité se privait d’une discipline mixte, une technologie avant l’heure, unifiant les deux cultures, ce que montre, pour se limiter à un exemple, l’évolution des instruments de navigation. La situation est reproductible puisque les avancées de la science post‑moderne sont largement dues à celles de la technologie. P. Steiner dit d’ailleurs qu’à la base du raisonnement de Dewey, il y a ce constat que le machinisme de « la révolution industrielle amène une grande société désorientée politiquement et moralement » (p. 222), ce qu’avait déjà signalé, dit Steiner, le Livre IV de la République (« les évolutions de la technique sont porteuses d’un risque de déstabilisation de l’ordre » social et moral, p. 206)2.

11À l’inverse, la réduction de la pensée antique à l’énonciation de « vérités immuables » (p. 219) est une erreur manifeste : il n’y aurait, par exemple, jamais eu ni sophisme ni scepticisme, ni, en sciences, héliocentrisme, si les prétendues « vérités » avaient été considérées comme immuables. En outre, l’hypostase de l’esprit comme « contenant interne de représentations » (P. Steiner, p. 206) ne date pas des Grecs ; on serait tenté de dire qu’elle est décelable dès les premières œuvres graphiques de l’humanité – un Derrida dirait que c’est l’extériorité flagrante du signe écrit qui va peu à peu constituer l’intériorité en chaque homme.

12Cette incursion de Dewey dans l’histoire de la pensée antique est soit très secondaire et sans incidence, soit, au contraire, primordiale car éminemment révélatrice des limites du pragmatisme, d’une urgence de traiter du présent, et de se défaire de divisions conceptuelles dépassées3.

Wittgenstein

13L’ouvrage n’est pas dédié au seul Dewey, même s’il en est l’inspirateur premier (deux des cinq chapitres lui sont consacrés). Rorty, Brandom et Wittgenstein sont également examinés. Les limites de l’exercice (et une méconnaissance des travaux de Brandom) nous imposent de ne rien dire des deux premiers.

14Il est admis depuis longtemps que la thématique de l’intériorité et de la localisation de l’esprit appartiennent au passé, ce qui d’ailleurs touche aux fondements mêmes de la psychologie. Pour autant, ce que Wittgenstein se représentait quand, en 1930, il entendait ou lisait « mind, grammar, Das Innere / The Inner, interior knowledge, thoughts, cognition, psycho‑… » est‑il exactement superposable à ce que ces termes désignent pour nous aujourd’hui ? Il serait prudent de s’en assurer. De même, le fameux « Knowledge is power4 » de Bacon (cité p. 275) indiquait simplement que savoir c’est pouvoir ; il était en tout cas très loin de penser que « [l]a science moderne incarne et réalise les intérêts de certaines classes sociales, contre ceux d’autres classes » (p. 274).

15Faire sans l’esprit a pour effet d’élargir l’espace réservé à la cognition, et, au centre de sa réflexion sur celle‑ci, P. Steiner a raison de placer la thèse enactiviste ; il a pris soin de relever les acquis de la postérité cognitiviste de Wittgenstein : la relation entre organismes et monde n’est pas premièrement épistémique ; il n’y a pas de signes mentaux définissant la pensée ; ni de dichotomie première entre ce qui est extérieur à la personne et ce qui lui serait intérieur – naguère défini comme mind (p. 136‑137). Dans le droit fil de Wittgenstein, Steiner conteste le présupposé d’une nature processuelle de la cognition (au sens d’un processus qui précèderait l’agir). Et, constatant l’évidente parenté entre Dewey et l’auteur du Tractatus sur l’identification entre la cognition et l’action, il priorise le concept wittgensteinien d’« expression » – ou action exprimant la pensée.

16La méthode préconisée par Wittgenstein dans une approche des phénomènes mentaux consiste à substituer les verbes aux noms (« croire, penser », au lieu de « la croyance ou la pensée ») et à prendre les concepts psychologiques comme des liens entre des événements que nous tenons à associer (« vouloir‑dire, intention », que recouvrent ces termes conceptuels, et pourquoi unifions‑nous sous un concept unique des événements parfois dissemblables ?).

17Dans son commentaire du § 571 des Recherches Philosophiques (« le psychologue observe les expressions (le comportement) du sujet. »), Steiner réduit l’équivalence wittgensteinienne à une particularisation : « les phénomènes dont part ou qu’observe le psychologue sont bel et bien des phénomènes comportementaux. […] Il s’agit d’un comportement expressif. » (p. 154) Il semble bien pourtant que pour Wittgenstein les premiers ne sont pas des cas particuliers du second, ils en sont l’autre nom.

18Tout le travail de Steiner est de définir cette expression comportementale, en se défiant des paradoxes nés de l’inévitable dédoublement actif/passif du verbe exprimer : comment faire pour qu’il y ait expression sans qu’il y ait ni exprimé ni exprimant, le second devenant presque par nature une extériorisation du premier ? C’est à ce point qu’intervient la notion de forme de vie, ce cadre socio‑culturel qui pré‑organise l’expressivité comportementale. Ces formes de vie ont la charge de transformer des comportements en expressions, et il revient à autrui d’interpréter ces expressions au risque éventuel de les prendre pour la traduction de pensées. On le voit, il y place pour une dialectique repensée de l’identité et de l’altérité.

19D’où vient que toute entreprise d’évaluation de l’apport de Dewey commence par une brillante appropriation de ses concepts et de sa critique de la philosophie occidentale, son examen des domaines à refonder (logique, langage, psychologie etc.), mais finit par ternir ou pâlir dès que sont abordées les implications que l’auteur souhaitait les plus exaltantes : l’éthique et la philosophie politique ? Désaturer l’esprit ne fait pas exception à la règle. D’où vient que l’urgence de refonder l’éthique et la démocratie sur une pratique issue de la technoscience s’élève péniblement au‑dessus de la paraphrase ?

20Dewey eut l’opportunité de faire passer dans la praxis ses recommandations, ce qu’il fit dans deux domaines : l’art et la pédagogie. Pourquoi ne pas s’attacher à ressortir de ces deux expériences ce qui constituerait le germe d’une culture et d’une démocratie renouvelées ? Pourquoi ne pas tirer profit, sur ce point, de concepts structurants tels que transaction ou émergence ?


***

21Les auteurs présentés dans Désaturer l’Esprit n’ont sans doute pas trouvé, même si Rorty s’en est approché, l’accord nécessaire de la praxis et du logos pour aborder le problème de la reconstruction de la démocratie. Cette fadeur finale n’est donc en rien imputable à Pierre Steiner, dont, répétons‑le, le livre est de tout premier ordre, et restera comme une contribution d’une grande richesse tant par le contenu informatif que par l’acuité des questions soulevées. Il peut ainsi renouveler le débat philosophique en amenant le lecteur à se déterminer sur trois points qui demeurent en arrière‑plan du l’ouvrage : quelle place accorder à l’histoire des idées dans le questionnement d’aujourd’hui ? Faut‑il encore contextualiser les concepts auxquels on a recours dans l’élaboration d’une pensée ? Quel statut accorder aujourd’hui aux concepts oubliés ou rangés ? Pour qui le sont‑ils ? Dans le contexte d’une philosophie qui s’émanciperait de la tutelle des professionnels de la discipline, quelle garantie y a‑t‑il que les dites notions n’ont plus cours ?