Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Novembre-décembre 2016 (volume 17, numéro 6)
titre article
Philippe Sarrasin Robichaud

La musique tient à tout

Martin Wåhlberg, La Scène de la musique dans le roman du XVIIIe siècle, Paris : Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2015, 453 p., EAN 9782812436260.

1En 1803, un chevalier amateur de musique et catalographe improvisé termine un manuscrit intitulé Division du catalogue de la musique pratique1. Il s’agit d’une recension des collections musicales contenues dans la Bibliothèque du Roi. Enthousiaste, c’est « par zèle pour l’art et de manière purement bénévole2 » que ce dilettante a rédigé plus de 4000 notices, réparties en subdivisions aux titres approximatifs3, dont plusieurs comportent, dans le corps du catalogue, des notes et des anecdotes quelquefois utiles, souvent inexactes. De nos jours, les musicologues réservent habituellement à cet ouvrage l’appellation « catalogue Boisgelou », d’après le nom de son compilateur. Si l’on ne peut sous-estimer l’immense valeur bibliographique de ce témoignage, sa lecture reste alourdie tant par les maladresses stylistiques que par le fait que « Boisgelou n’est pas toujours systématique dans la manière dont il procède » (p. 139). Le lire, le parcourir, c’est s’aventurer dans un vaste bocage en friche à la recherche de références potentiellement fécondes.

2En cela, il est possible de rapprocher le catalogue de Boisgelou de l’entreprise que mène Martin Wåhlberg4 dans La Scène de musique dans le roman du xviiie siècle, ouvrage issu d’une thèse défendue à l’Université norvégienne de sciences et de technologie (Trondheim) en 2011. Tout aussi enthousiaste, le chercheur se laisse guider par la notion de « scène de musique » pour cataloguer, puis commenter diverses occurrences de ces scènes dans un corpus d’une « centaine de romans5 » (p. 20). Le parallèle entre Boisgelou et M. Wåhlberg doit toutefois être pris cum grano salis : si le travail du premier est fait dans l’absence quasi-totale de méthode, celui du second s’applique la plupart du temps à une étude aussi rigoureuse que sensible de son corpus.

La scène de musique...

3La notion de « scène de musique » tire sa justification d’une très pertinente observation : la musique, au xviiie siècle, n’est pas une pratique « abstraite » comme elle peut le paraître aujourd’hui avec la présence de diverses technologies d’enregistrement ou d’écoute. À l’époque, la musique dépend toujours de « la présence physique d’instruments, de chanteurs ou de musiciens. » (p. 16) Ainsi, son incursion dans le roman est inévitablement liée à une mise en scène de musiciens et d’instruments. On ne peut l’évoquer, dit-il, comme « un Kerouac ou un Sartre » (p. 11) parlent des vertus de l’écoute du jazz — par exemple, la « scène » du disque vinyle de Some of These Days chanté par une « négresse » dans La Nausée est encore loin. Avant de pouvoir être une activité purement intellectuelle, la musique est donc pensée et représentée en tant que pratique.

C’est pourquoi, explique Wåhlberg, au lieu de partir de formes musicales comme modèles pour le roman ou de commencer par les textes d’esthétique, nous avons choisi de partir des moments, des circonstances où la musique apparaît dans l’univers des romans. (p. 16)

4M. Wåhlberg place la première instance de l’expression « scène de musique » dans Le Diable amoureux de Cazotte, publié en 1772. Il s’agit d’un passage lors duquel le diable lui-même, dans le corps de la ravissante Biondetta, s’affaire à séduire Alvare, le protagoniste, en s’accompagnant au clavecin. Soudainement, Biondetta se lève, se mouche, puis erre dans la pièce. Alors qu’elle se rassoit à l’instrument, Alvare narre : « Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l’espèce de la première6. » L’on saisit que ce qui précède la remarque, puis ce qui suit, sont deux exemples formant chacun une « conceptualisation précise » (p. 33) de la scène de musique, cette « unité narrative bien délimitée », définie par « un nombre de personnages [...], par le lieu [...] et par une activité [...]. » (p. 32) Si M. Wåhlberg refuse d’en faire platement « une formulation théorique », il avance tout de même que les modalités de l’exemple du Diable amoureux constituent « ces mêmes traits caractéristiques » (p. 32) qu’il est possible d’appliquer aux romans de l’ensemble du xviiie siècle. L’extrait du roman de 1772 sert alors d’archétype pour les scènes de musique depuis celles du Télémaque de Fénelon (1699) jusqu’au Malvina de Sophie Cottin (1800), englobant d’un trait tout le « romanesque » des Lumières, du roman d’apprentissage aux relations de voyage, du dialogue philosophique aux romans libertins.

...dans le roman du xviiie siècle

5Si l’on comprend aisément la pertinence de la « scène de musique »pour établir des « critères définitoires hérités de la scène dramatique et qui comprend une activité musicale » (p. 33), qu’en est-il de la convenance du « dans le roman » (même restreint aux romans « d’expression française » (p. 20))comme critère de sélection générique ? À plusieurs endroits, l’on sent que M. Wåhlberg peine à circonscrire son objet d’étude, ce qui n’est pas sans créer un certain « effet de catalogue ». Ce désir de tout aborder contraint trop souvent la réflexion à prendre des raccourcis qui donnent au lecteur l’impression de survoler rapidement, voire négligemment les thématiques proposées. L’ouvrage de M. Wåhlberg s’est appliqué à débroussailler un domaine d’une ampleur sans doute plus importante qu’il ne l’avait anticipé7. D’après Jean Sgard, lors du siècle étudié, le mot « roman » a lui-même

désigné toutes sortes de récits, tour à tour approuvés ou refusés ; il a été exalté, méprisé, réhabilité ; il a référé à des poétiques successives, il a créé toutes sortes de malentendus ; il a dessiné, autour d’un ensemble flou de fictions, une frontière mouvante qui visait à le constituer en genre8.

6Ainsi, le travail de M. Wåhlberg se retrouve devant un vaste ensemble de productions diverses qu’il s’applique à cataloguer du mieux qu’il le peut. Trois grandes parties — « Pratiques musicales » (1ère partie, p. 25-117), « Le roman mêlé de chansons » (2de partie, p. 119-266), puis « Musique et pensée » (3e partie, p. 267-403) — sont chacune divisées en quatre ou cinq chapitres, eux-mêmes découpés en sous-sections. Ces sous-sections, souvent très courtes, forment les articulations essentielles de l’étude : chacune se cristallise autour d’un thème qui oriente la lecture d’une ou de quelques œuvres. Une poignée d’exemples, en rafale : la question du « Savoir » dans les pratiques musicales est traitée en une page et demie (p. 100‑101) à l’aide de l’exemple de Suzanne Simonin étalant humblement ses connaissances dans La Religieuse ; une seule page règle le cas de « L’intervention du lecteur » (p. 240-241) avec l’exemple du Chansonnier des grâces, périodique du début du dix-neuvième siècle9 qui invitait « ses lecteurs à proposer leurs romances avec une mélodie de leur composition » (p 240) ; un peu moins de cinq pages semblent suffire à présenter « La comparaison entre l’homme et le clavecin » (p 386-390), thématique pourtant éminemment complexe au xviiie siècle10.

Un nouveau champ d’étude pour les littéraires-musicien(ne)s ?

7Le cœur du travail de M. Wåhlberg, la seconde partie intitulée « Le roman mêlé de chansons », porte les propositions les plus intéressantes du livre. Elle se penche sur la pratique dont relèvent « les romans qui intègrent la musique de la manière la plus concrète qui soit » (p. 121) – c’est-à-dire sous forme de partitions imprimées à même l’œuvre, de « timbres » dont le lectorat connaît déjà la mélodie ou de partitions imprimées séparément. Comme le constate M. Wåhlberg, il s’agit d’un « phénomène multiforme » (p. 125) encore trop peu étudié : à titre indicatif, les études canoniques de Jean-Michel Bardez11, Béatrice Didier12, Cynthia Verba13 et Belinda Cannone14 n’en disent mot. Or, cette pratique permet de relier la pratique romanesque à nombre de formes dont certains l’avaient, à tort, distanciée : les chansons narrées des trouvères et troubadours (puis la vogue médiévale entourant les romans mêlés de chansons au xviiie siècle), le prosimètre de la Renaissance, la chanson et l’opéra. M. Wåhlberg démontre d’ailleurs que le roman mêlé de chanson n’est pas un phénomène marginal : un chapitre sur « L’opéra de poche » rappelle d’ailleurs que nombre des romans les plus lus de l’époque en font partie15 (p. 227).

8D’une certaine façon, dans la mesure où M. Wåhlberg avouait d’emblée devoir « renoncer, pour l’heure, à toute ambition de réponses définitives » (p. 122) pour plutôt « identifier, [...] les questions et les problèmes qui forment [...] les enjeux majeurs de ce phénomène si peu étudié mais qui constitue un des aspects les plus particuliers du roman en France dans cette phase passionnante d’expérimentation du genre que fut le dix-huitième siècle » (p. 124), il accomplit ce qu’il annonce.


***

9En guise de conclusion, il importe de souligner l’impressionnante érudition dont fait preuve le travail de longue haleine de Martin Wåhlberg. Toutefois, le principal embarras auquel se bute ce projet est l’indétermination des limites du corpus auquel il s’attaque. Sans que cela n’étouffe l’insatiable curiosité du chercheur, lui-même musicien baroque de renom, il n’aurait pas été inutile de resserrer l’étude autour d’un moins grand nombre de d’axes d’analyses, quitte à les développer davantage16.

10Si le commentaire, voire le résumé tient souvent lieu d’analyse, l’abondance bibliographique et catalographique de l’ouvrage composent néanmoins un fonds de pistes de recherche d’une richesse considérable. Le chercheur ne pensait peut-être pas si bien dire lorsqu’il citait le mot de Voltaire dans Le Philosophe ignorant : « La musique tient à tout17 » — on peut l’entendre partout où l’on tend l’oreille. Cependant, il faut décanter la démonstration pour éviter la cacophonie. À la lecture de La Scène de musique, c’est parfois une autre citation du patriarche de Ferney qui saute à l’esprit : « malheur à l’auteur qui veut toujours instruire ! / Le secret d’ennuyer est celui de tout dire18. »