Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Novembre-décembre 2016 (volume 17, numéro 6)
titre article
Mathilde Vanackere

Usages, plaisirs & troubles du récit en régime épistolaire : le cas Sévigné

Laure Depretto, Informer et raconter dans la Correspondance de Madame de Sévigné, Paris : Classiques Garnier, coll. « Correspondances et mémoires », 2015, 461 p., EAN 9782812436970.

1La fragilité de la Correspondance de Sévigné est sans doute la clé pour comprendre les vicissitudes de sa réception, les difficultés rencontrées par les éditeurs modernes et les tensions qui ont animé sa prise en charge critique. Cette fragilité est de deux ordres, qui se rejoignent : la diffusion des lettres au-delà des destinataires auxquels elles étaient destinées est un accident. Plus encore, l’inflation du corpus destiné à Mme de Grignan est purement circonstancielle. Pour cette raison et pour d’autres, qui tiennent aux projets éditoriaux qui ont conduit les premiers « passeurs » à tronquer et balafrer le texte, celui que nous lisons aujourd’hui est le fruit de recherches précieuses mais nécessairement décevantes : textes autographes absents le plus souvent, dialogue réduit à une voix, silences laissés par les allusions rendues inintelligibles. Voilà les bases sur lesquelles les malentendus critiques des années 1970 se sont fondés, formulant sur nouveaux frais l’alternative que les lecteurs célèbres de la Correspondance n’avaient jamais cessé de poser : l’art ou la vie. Laure Depretto, dans Informer et raconter dans la Correspondance de Madame de Sévigné, présente une nouvelle fois les contours du débat qui opposa jadis Roger Duchêne et Bernard Bray1. Nous laissons au lecteur le soin de consulter les « principales pièces du dossier » répertoriées par l’auteure et nous nous contenterons de remarquer avec elle que le temps est peut-être venu de laisser ce débat, « impossible à trancher » (p. 14) selon son expression, d’en constater les bénéfices, certes — avoir insisté sur « l’ambiguïté du statut de cette correspondance » (p. 14‑15) — mais surtout d’en déplacer les termes. Duchêne et Bray ont discuté d’une « intention [d’auteur] par définition inaccessible » (p. 14) ; par la vigueur de la querelle et sa prolongation lors de la traduction française de l’ouvrage de Fritz Nies qui a voulu privilégier l’évolution de la réception des lettres2, ils ont obligé tout herméneute de la Correspondance à prendre position en faveur ou en défaveur de la littérarité du texte. Les travaux critiques récents n’ont pas cessé d’en discuter et, en la matière, ils avancent toujours avec une heureuse prudence, teintée d’une sorte de gêne : Mme de Sévigné n’a ni formulé ni mené un projet esthétique ; pour autant, elle est un monument littéraire, un classique parmi les classiques, célébré pour sa virtuosité stylistique. Tenir ensemble ces deux postulats constitue un défi, qui se dresse devant quiconque s’attache à lire les Lettres.

2L. Depretto rappelle à juste titre que cette littérarité est « nécessairement conditionnelle » (p. 15) et elle observe que si elle a été souvent justifiée par le style de l’épistolière, celle-ci manque cruellement d’assise sur le plan poétique, et narratologique en particulier. Une telle recherche nécessitait un changement de perspective essentiel : rendre pleinement ce texte à l’analyse littéraire, qui, sans renier les spécificités d’une écriture modelée par des usages qui dépassent les limites textuelles de la lettre, saura faire résonner l’actualité de ses effets, la vivacité de sa langue, la présence mystérieuse de sa vision du monde. L’exploration de ce champ, les pratiques narratives, complète avec bonheur les recherches sévignéennes, qui avaient déjà connu un réel approfondissement grâce au travail de Nathalie Freidel3. Là où le modèle de la lettre d’amour, grille de lecture défendue par Roger Duchêne, avait focalisé l’approche sur la relation bilatérale qui unissait Mme de Sévigné et sa fille, Nathalie Freidel proposait une autre lecture de l’intimité, enrichie de deux perspectives : en amont « l’émergence de la sphère privée » et en aval l’élaboration d’une écriture de l’intime. L. Depretto choisit le « versant public » de la Correspondance : en s’attachant aux récits et à la circulation de l’information au sein et autour de la scène épistolaire, elle réintègre les séquences narratives de la Correspondance dans un faisceau de productions narratives, écrites ou orales, imprimées ou manuscrites, et replace ainsi la lettre et son désir d’informer dans un vaste réseau d’échanges, de partage et d’influences dont elle livre le mode d’emploi. L’auteure évite donc l’« instrumentalisation documentaire » (p. 33) à laquelle les écrits à la « littérarité conditionnelle » sont bien souvent réduits, une approche qui ignore la mise en écriture que suppose la pratique épistolaire. Pour autant, L. Depretto n’entend pas non plus réduire la Correspondance à sa « valorisation littéraire » (p. 33), qu’elle semble faire correspondre à une lecture centrée sur l’affiliation des Lettres au genre épistolaire, ce qui est aussi, à notre avis, un raccourci. Toute « valorisation littéraire » des Lettres, même si elle interroge le genre, ne consiste pas à y débusquer les traces génériques, les lieux épistolaires tels qu’ils sont répertoriés dans les manuels et les traités de l’âge classique. Et de fait, l’ouvrage de L. Depretto apporte sa contribution à cette « valorisation littéraire » en décryptant les mises en récit, la pression des modèles narratifs disponibles dans une culture mondaine vécue au quotidien ou encore les jeux de variation autour de mêmes motifs. On ne peut que souscrire à ce choix d’envisager ces écrits comme des « pratiques dynamiques » (note 3 p. 33) qui implique la construction d’un parcours de recherche qui va de l’étude de la variation textuelle, « au plus près du texte » (p. 33), à la reconstitution des canaux mondains de l’information qui définissent sa matérialisation dans la lettre.

3La question du genre, L. Depretto ne la laisse d’ailleurs pas de côté. Son introduction propose une synthèse passionnante sur les deux types de lecture pratiqués pour la Correspondance, qu’incarne la figure d’Horace Walpole : la collection d’une part, qui embrasse les lettres dans leur ensemble en tant qu’elles constituent « les épisodes d’une vie » (p. 16) ; la sélection d’autre part, qui se délecte des morceaux choisis — pour Walpole, les morceaux de gazette. Cette dualité, comme l’articulation entre l’art et la vie, parcourt la réception de la Correspondance et Proust l’a reprise, opposant la grand-mère du Narrateur, dont la connaissance profonde de la Correspondance est le fruit d’une lecture patiente, aux mondains qui s’approprient les anecdotes, les saillances, par goût de l’anthologie. Or pour l’auteure, qui rapproche cette dualité de ce que Barthes disait des Maximes de La Rochefoucauld dans Le Degré zéro de l’écriture — lecture « par citations » versus lecture « de suite » — le genre épistolaire porte en lui ce croisement, cette discussion entre l’individuel, l’intime et le social, le collectif. Si la question du genre importe, c’est donc par les lectures différenciées qu’il programme. Or la lecture par sélection met au jour le goût des lecteurs pour les séquences narratives, un goût que L. Depretto s’attache non pas à justifier mais à décrypter. Parce qu’elle valorise le singulatif au détriment du répétitif, cette tendance du lectorat ne doit pas en effet égarer l’interprète du récit sévignéen. Certes, certaines séquences narratives peuvent être lues comme des « îlots narratifs » — formule que L. Depretto reprend à Jean-Michel Adam — et se distinguent nettement du reste de la lettre — parfois ils forment la totalité de la lettre —, mais, dans l’ensemble, les processus narratifs méritent d’être envisagés à l’aune de leur insertion dans la lettre et de leurs interactions avec les autres sources textuelles et non-textuelles du texte épistolaire. Cette étude d’ensemble, L. Depretto nous le rappelle, n’a jamais été menée et les explications que l’auteure avance pour comprendre ce manque — survalorisation de la passion maternelle, attribution à l’écriture féminine des domaines intimes au détriment de la dimension événementielle de la lettre sévignéenne — sont le reflet des pesanteurs qui peuvent parfois restreindre un champ de recherche. L’auteure dégage un autre facteur de relégation de la dimension factuelle de la Correspondance : au contraire des Mémoires, jugés plus aboutis, les lettres de Sévigné sont « en prise avec un présent qui exerce un certain nombre de contraintes sur les possibilités de mise en forme » (p. 25) en même temps qu’elles doivent faire face au « défi d’une obsolescence rapide » en raison des délais d’acheminement de la lettre (p. 26), un manque de recul par rapport à l’événement qui a conféré à ce type d’écriture de l’événement le statut de « documents bruts » (p. 30). Ce dernier facteur de relégation, partielle bien sûr puisqu’elle a pour pendant la survalorisation de la Correspondance de Sévigné par rapport à d’autres écrits épistolaires, devient dans le travail de L. Depretto une véritable perspective d’analyse qui permet de dégager les stratégies établies par l’épistolière pour faire face à ces contraintes – tri des informateurs, critères d’accréditation, adaptation du rythme de l’écriture.

4Ces contraintes replacent la poétique du récit chez Sévigné dans une perspective plus transversale, à la croisée de l’histoire des pratiques de l’information, de l’esthétique mondaine et de la poétique des formes. « Être au courant — et à défaut, faire comme si — est un des impératifs de la mondanité. » (p. 82) L’intérêt pour l’actualité devient pour L. Depretto un critère distinctif lui permettant de reconstituer les circuits et les lieux de la civilité, bref d’envisager les diverses manières de faire « compagnie ». La collecte et la transmission des nouvelles, dans un contexte qui exclut toute pratique érudite — à la différence de Pierre de l’Estoile par exemple — relèvent donc d’une fragile combinaison entre l’écrit et l’oral qui relativisent considérablement la dimension bilatérale de la communication épistolaire : les lettres « tournent » de main en main à condition que cela soit au sein d’un groupe bien défini et rigoureusement choisi. On lira ainsi une importante mise au point sur les quatre nouvellistes principaux de la Correspondance — Mme de Coulanges, d’Hacqueville, Mme de Lavardin, l’abbé Bigorre — qui abreuvent les lettres de nouvelles et constituent les maillons décisifs quoique discrets de la mise en récit de l’actualité. Une telle analyse, en plus d’être captivante, réintègre le texte sévignéen dans le tissu de relations dont il est né, sans pour autant en réduire les singularités. Elle élargit le fonctionnement narratif à l’organisation matérielle et humaine de l’information, ce qui rend compte de la porosité entre pratique mondaine et pratique scripturaire et rend justice à l’inscription de l’art d’écrire sévignéen dans la vie sous toutes ses formes. L’étude des interférences entre la lettre et la gazette n’a donc rien d’une curiosité marginale : le rapport entre la source informationnelle et son traitement en contexte épistolaire génère des formes — amorce, citation, mention — et des pratiques — injonction à distribuer tel ou tel morceau à un autre correspondant, ajout de la source au paquet — qui modèlent la lettre en profondeur. L’opération de sélection de l’information, selon des hiérarchies diverses et mouvantes, implique en outre un certain nombre d’activités chez l’épistolière : commentaire, critique, justification, correction, voire appropriation des modèles de diffusion de l’information proposés par la gazette. En mettant en avant le passage des mêmes caractéristiques formelles de la gazette à la lettre, L. Depretto révèle l’existence d’un espace de résonance entre deux écrits différents et concurrents. Elle met en valeur un système d’influence et de perturbation d’un modèle par un autre, ce qui est une contribution essentielle à l’analyse de l’écriture sévignéenne, en particulier de sa capacité d’absorption ou plutôt de rapiéçage à partir d’autres écrits et styles.

5De part en part, l’ouvrage propose plusieurs « expérimentations » et fait dialoguer d’une part la Correspondance avec des éléments théoriques contemporains et d’autre part certaines catégories entre elles. La notion de « récit » est par exemple confrontée à celle de « nouvelle » à partir des recherches récentes sur le récit minimal. Décloisonnant l’approche narratologique pour laquelle elle avait opté dans un premier temps, L. Depretto rappelle la nécessité d’envisager la question narrative à la lumière d’aspects extra-narratifs : l’intention communicationnelle, le « degré d’appropriation de l’événement par la narratrice » et le degré « de développement de l’information » (p. 237). De même, le « fait divers » dialogue avec la pratique de l’application. « En prenant fait divers au sens propre, cette forme pourrait aussi être le refuge des événements quand Sévigné ne les configure pas selon un modèle littéraire identifiable, quand elle ne pratique pas l’application. » (p. 275) On voit tout le bénéfice d’une lecture critique des lieux attendus de l’écriture épistolaire tels que les siècles classiques les ont définis dans le sillage des relectures pré-renaissantes et renaissantes de l’Antiquité. Sans écarter ces lieux de la lettre, ces chevilles rhétoriques identifiées et identifiables, la démonstration de L. Depretto montre quel profit la critique sévignéenne a à tirer de la notion de « forme », plus diffuse certes, mais aussi plus souple. Autour de l’« histoire tragique » cette fois, l’auteure nuance l’assimilation de certaines des histoires racontées par Sévigné à ce modèle : très souvent l’épistolière renonce à édifier son lecteur, trait fondamental dans la constitution de l’histoire tragique comme sous-genre. À l’édification (religieuse), Sévigné substitue le culte du mystère du récit. À cet égard, la réflexion de L. Depretto ouvre encore bien d’autres pistes : il serait intéressant de rapprocher ce recul du modèle édifiant en régime narratif de la crise de l’exemplarité en matière morale, qu’a incarnée Montaigne et qui est amplifiée au xviie siècle.

6Les analyses de l’auteure reposent sur le texte de Sévigné, saisi « au plus près » (p. 33), mais aussi sur un travail de comparaison avec d’autres sources écrites. Les lettres de la mort de Vatel sont par exemple relues à la lumière des Mémoires de Gourville. Pour le cas de Vatel, mais aussi plus généralement, il est remarquable que la méthode comparative ne vise pas à juger du degré d’éloignement ou d’artificialisation des faits par la mise en récit épistolaire : elle prend au sérieux le geste de l’écriture chez Sévigné et cherche à en qualifier les visées, à en dégager l’originalité, ce qui, pour ces « morceaux de bravoure » cent fois commentés, n’est pas si courant. Cette méthode a également le bénéfice de ne pas se contenter de retracer la réception de ces deux lettres — les lettres de la mort de Vatel — mais d’en interroger les partis pris. On rencontre dans ce travail presque toutes les lettres incontournables du corpus sévignéen, celles que la critique a véritablement usées. Dans de longues analyses, Laure Depretto revivifie pourtant considérablement la lecture de ces récits sévignéens que l’on connait bien mais que l’on redécouvre — les lettres du procès Fouquet sont notamment l’objet de conclusions nouvelles et particulièrement enthousiasmantes. La méthode comparative est également utilisée à l’intérieur même de la Correspondance, dans le cadre d’une lecture lettre à lettre. Elle met au jour des effets de contraste et des variations dans le traitement du « matériau événementiel récent » (p. 395), des modalités de suspense et des tonalités différentes. Effets d’une lecture suivie, les divergences et les convergences de l’écriture sévignéenne sont bien sûr le fruit de rapprochements déplacés par rapport à la temporalité originelle de la Correspondance, écrite au présent. Pour autant, cette importante étude suggère que ces effets, que nous reconstituons aujourd’hui comme des effets de lecture, sont déjà en germe dans l’activité de commentaire et plus largement de réception des récits dans le cadre de l’échange épistolaire, dont nous avons des traces minimales dans la mention par Mme de Sévigné des réactions de sa fille. Le lecteur contemporain et a fortiori le critique ne font donc que prolonger une méditation sur les effets de suite, de suspense et de surprise que provoquaient déjà les lettres sur leur destinataire. La fragilité du texte sévignéen, sur laquelle nous ouvrions ce compte-rendu, devient, à la lecture de ce bel ouvrage, l’occasion de se réjouir. Les lettres perdues ou le sens perdu par la restriction de l’allusion ont donné naissance à un texte dont l’interprétation est forcément chancelante, certes, mais dont le mystère garantit pour une part son pouvoir de fascination.