Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Marine Meunier

L’immigration, des portes de l’Europe au cœur de la littérature

Migrations/translations, sous la direction de Maroussia Ahmed, Corinne Alexandre-Garner, Nicholas Serruys, Iulian Toma et Isabelle Keller-Privat, Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest, coll. « Chemins croisés », 2015, 550 p., EAN 9782840162261.

1Issu d’une collaboration entre le département de français de l’Université McMaster (Hamilton, Ontario), alors dirigé par Maroussia Ahmed, et le centre de recherches Espaces/Écritures de l’Université Paris Ouest, dirigé par Corinne Alexandre-Garner, l’ouvrage Migrations/Translations reprend certaines des communications présentées lors d’un colloque international organisé par les deux institutions en octobre 2012 à Hamilton, et présente des textes sollicités. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des volumes de la collection « Chemins croisés » inaugurée en 2008, qui déclinaient chacun la notion de frontière en littérature dans une approche interdisciplinaire, articulant des thématiques telles que celle de la marge, de l’exil, de la traduction, de l’identité, de l’altérité. Le présent volume réinvestit à son tour la frontière, en se focalisant cette fois sur le phénomène migratoire et son expression dans la langue. La migration est envisagée au sens le plus large car il est « aussi bien question de l’expérience des migrations que de leurs récits, des représentations de la figure du migrant ou de l’étranger, des voix ou des lettres migrantes dans la littérature, que d’interrogations plus théoriques sur les espaces de figuration du seuil dans les domaines artistiques, qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de cinéma ou de musique dans la littérature. » (introduction p. 15-16, par Corinne Alexandre-Garner et Isabelle Keller-Privat). Le phénomène migratoire est examiné comme un ensemble discontinu de points de contact et de friction entre différentes aires réelles et symboliques (culturelles, historiques, géographiques, ou encore sociales, politiques, linguistiques…), et constitue donc un point d’interrogation qui concerne aussi bien le monde d’aujourd’hui que la nature de la langue ; migrer, traverser d’un espace à un autre, est ici synonyme de (se) traduire.

2À l’origine du travail des différents auteurs, les « images des embarcations de fortune qui tanguent, brûlent, font naufrage ou s’échouent souvent bien avant d’atteindre leur but […], et la Méditerranée scintillante des couleurs bleues et or que nous aimons […] transformée en obscur cimetière matin » (p. 14). Sur la couverture de l’ouvrage, la photographie de la sculpture La Porte de l’Europe sur une plage de l’île de Lampedusa, illustre le dialogue et les passages entre la littérature, l’art en général, et le réel, auxquels les différents articles recueillis prêtent leur voix. Comment accueillir l’Autre, le comprendre, et respecter son altérité ? Comment se faire comprendre de lui, comment vivre expatrié, ou simplement ensemble ? Telles sont les nombreuses questions soulevées tour à tour par les différents articles. Les événements récents, les mouvements de réfugiés en errance à travers l’Europe, mais aussi ailleurs, confirment l’actualité toujours brûlante de ces interrogations.

3En exergue, le poème de W.H. Auden Refugee Blues annonce d’emblée les intentions des différents auteurs de penser le général par le particulier et inversement, d’une discipline ou d’un art à l’autre. Composé en 1939 à propos de la situation des communautés juives en Allemagne nazie, le poème lancinant se fait chanson et exprime la peine universelle de l’exilé, forcé ou non. Les nombreuses citations et références des articles académiques, qui laissent parfois la place aux témoignages d’auteurs, essayistes, romanciers, ou traducteurs, illustrent de même l’effort collectif de donner la parole à la langue s’écrivant, actualité vivante et clé de lecture du réel. Les articles souvent pluridisciplinaires et comparatistes, sont prodigues en références générales, telles que Deleuze et Guattari, Jacques Derrida, Homi Bhabha, Marc Augé, Étienne Balibar, George Steiner, Salman Rushdie… Ils ouvrent ainsi chacun sur un pan de la littérature mondiale dans ses qualités intermédiales : du texte à la peinture, à la musique et au cinéma, mais aussi de la littérature contemporaine à la littérature médiévale, entre histoire, philosophie, sociologie, ou encore économie. Les jeux d’échelle entre local et global montrent la volonté de chacun de porter sa réflexion au-delà de sa discipline, et au-delà du champ académique.

4Ouvrage conséquent de 550 pages, qui contient presque quarante entrées à la table des matières, ce volume rassemble les articles en dix chapitres thématiques qui ne sont ni numérotés ni hiérarchisés. Structurant le travail de recherche collectif qui porte sur des aires culturelles aussi variées que la France, le Canada, les Caraïbes, Madagascar, la Nouvelle-Zélande, etc., l’organisation thématique des articles permet au lecteur de parcourir le volume de différentes manières, comme un tableau à entrées multiples. Les thèmes abordés par les chapitres se recoupent ; les articles se font écho par leur objet d’étude, leur méthode, etc. La description proposée ici est essentiellement linéaire, mais elle souligne certains passages et rapprochements que le lecteur est invité à faire lors de sa lecture.

5Dans une première partie intitulée « De près, de loin », les articles d’Alexis Nouss et de Sherry Simon entrent en matière de façon théorique, en analysant grâce à des exemples précis (les seuils dans la peinture de la Renaissance pour le premier, et la frontière linguistique à Nicosie, capitale de Chypre pour le second) les rapports traductionnels attachés au passage des frontières. Entamée par cette première partie, la réflexion entre local et global, théorie et pratique, se poursuit dans la deuxième partie « Exil et hospitalité », qui s’arrête sur la notion d’hospitalité réfléchie par Rousseau (Lucien Nouis), et sur son rôle dans l’œuvre d’Ariane Mnouchkine (Corine Alexandre-Garner) au regard de la spécificité des migrations contemporaines. L’article de Jérémy Guedj aborde quant à lui des problématiques identitaires à propos des intellectuels émigrés à Paris entre 1945 et 1960, faisant ainsi le lien avec les troisième et quatrième sections du volume, « Dialogues avec l’histoire » et « Traversées », qui se penchent sur le statut du sujet migrant, tantôt étranger et tantôt citoyen-national. L’article de Christopher Austruy étudie les rapports entre les différents types de citadins dans l’Athènes antique et à Venise au xve siècle. Le témoignage de Barbara Papastavrou s’arrête quant à lui sur un épisode peu connu de la décolonisation de l’île de Chypre. La question du sujet contemporain et/ou postcolonial dans diverses régions du monde, souvent émigré/immigré, qui n’est jamais complètement « étranger » ni complètement « national », est étudiée dans les articles de Grégory Albisson (Nouvelle-Zélande), Karin Schwerdtner (Madagascar), Raija Koski (France), et Geetha Ganapathy-Doré (Canada). Dans la quatrième partie, « Traversée », un mouvement s’amorce de la migration comme expérience réelle à la migration comme écriture, notamment par le thème de la musique analysée comme seuil et ouverture métaphysique (Daniela Grigorescu) ou comme référent transculturel au rôle à la fois symbolique et identitaire (Raija Koski).

6La cinquième section « Errance, dislocation, relocation » se concentre sur la migration, l’exil et le changement de langue comme ressorts essentiels de l’écriture (Ramona Mielusel, Claude Zesseu, Ourdia Djedid, Dersim Barwari), contrastant ainsi avec la situation d’auteurs pour qui l’exil, au contraire, est impossible et l’altérité inaccessible (Gilles Viennot). Les sixième et septième chapitres, « Migrance des textes » et « Poétiques de la translation », approfondissent le geste politique et identitaire de pratiques d’écriture plurilingues (Simona Pruteanu, Chloé Angué, Gonzalo Yañez Quiroga, Anna Lushenkova-Foscolo), marquant un temps d’arrêt sur la réception complexe de littératures périphériques par les centres (Françoise Naudillon, Iulian Toma). Dernier texte de la septième partie, le témoignage de l’écrivain Cécile Oumhani définit l’écriture comme geste vers l’Autre, ouverture toujours encore impensée vers l’inconnu, appelée à se renouveler dans ses traductions à venir. Il ouvre ainsi sur le huitième chapitre « Entre les lignes », dans lequel l’écriture du/au seuil de l’inconnu est étudiée comme l’objet d’une quête métaphysique (Isabelle Keller-Privat), et comme un puissant facteur d’émancipation pouvant dépasser et déplacer clivages et différences (Catherine Mayaux, Jennifer Randall). La neuvième partie « Figures du passage » s’arrête sur les non-lieux et les interstices invisibles de l’espace urbain comme moments de translation (Alexandra Borer), avec une brève incursion du texte dans la photographie et au cinéma (Esther Heboyan). Enfin, la dixième et dernière section du volume, « Aux frontières », fait un détour par des textes médiévaux (Anne Salamon, Patrick Moran) et dix-neuviémistes (Sarga Moussa) pour conclure sur l’idée que l’étude des frontières entre les genres, les langues, les idéologies, permet toujours une lecture renouvelée de la littérarité des textes.

7Même si l’ouvrage assume concerner principalement l’espace littéraire francophone, un simple aperçu des articles recueillis révèle l’attention évidente qui est portée aux littératures mineures de cet espace (québécoise, antillaise, kurde, malgache…) ainsi qu’à certaines voix d’autres espaces littéraires, par exemple anglophone ou hispanophone. Malgré la place réservée aux discours minoritaires, le volume s’achève néanmoins sur la reconnaissance de ses propres lacunes et « murs de silences », « problématiques nouvelles ou peu explorées émanant d’autocensures sur des sujets controversés, d’aires géographiques et culturelles absentes du discours occidental, souvent pour des raisons de financement limité ou/et de relations de pouvoir » (p. 515, conclusion par Maroussia Ahmed, Nicholas Serruys et Iulian Toma). Chercheurs et lecteurs sont invités à poursuivre l’investigation dans les espaces et les interstices inexplorés du phénomène littéraire. Fruit d’une collaboration entre deux institutions localisées chacune à la jonction d’aires culturelles distinctes, l’ouvrage fait preuve d’un effort important de décentrement, de déplacement constant, afin de penser le phénomène littéraire dans la friction de la (ou des) langue(s) française(s) avec les autres, dans la friction des langues entre elles en général. Ce que signale le titre, Migrations/Translations, qui s’entend aussi bien en français qu’en anglais. Fonction de la migration, le paradigme de la translation se découvre au fil des articles. Quasiment un « intraduisible » au sens où Barbara Cassin l’entend, terme « qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire1 », le mot résonne de l’anglais translation pour évoquer cet excédent du geste de (se) traduire, ce déplacement de la langue et de soi dans une autre culture, dans la signifiance de ce mouvement. Traduction-translation, qui est déplacement et non passage.

Un passage se fait d’un corps depuis un cadre dans un autre, avec tous les risques de manipulation et de domination ; le déplacement implique que le corps entraîne avec lui le cadre et lui fasse rencontrer l’autre cadre (…), garantissant la plénitude du mouvement. (Alexis Nouss, p. 47‑48)

8Attentif à ces mouvements de translation dans le film Stranger than Paradise de Jim Jarmusch, la contribution d’Esther Heboyan porte exclusivement sur le rôle des transitions entre les plans, explicitant le rôle majeur qu’elles jouent dans l’économie globale du film.

9La langue traduisante du migrant peut alors se concevoir comme miroir tendu sur le monde, et « l’écriture comme trace » (introduction p. 17, C. Alexandre-Garner et I. Keller-Privat) à condition d’être attentif à sa « translativité ». Le détour par le roman arthurien hétéroglotte, qui tient aussi bien du français que du gallois et du celte (Patrick Moran), de même que l’historique du Journal de déportation de Vahram Altounian écrit en arménien en caractères turcs et finalement publié dans sa traduction française (Janine Altounian, prologue) suggèrent chacun une lecture comparatiste et « translativiste » de l’histoire des peuples et des cultures, qui contredit l’idéologie moderne de la langue nationale. L’importance de la culture de l’État-nation dans le monde est ainsi contestée. L’analyse des personnages des romans de Kamila Shamsie par Jennifer Randall, critique la place subalterne qui est habituellement réservée aux sujets contemporains postcoloniaux en raison de leur supposée « hybridité » ; ces romans illustrent au contraire le rôle tout à fait central des personnes historiquement victimes des puissances occidentales dans l’expression des nationalismes du monde globalisé. Dans une moindre mesure, mais en prêtant une même oreille attentive à la voix des passeurs de frontières, l’article de Sherry Simon replace Nicosie divisée, ville au visage d’Hermès, dans l’histoire multiséculaire de l’île de Chypre, lieu historique de médiation entre les langues et les cultures, dont la division aujourd’hui n’est pas seulement le résultat des nationalismes en conflit.

10Le paradigme de la translation peut ainsi figurer une qualité intrinsèque de la langue et de sa littérarité, et peut faire du récit un « lieu de l’hospitalité » (Corinne Alexandre-Garner). Lieu où la relation entre soi et l’Autre est toujours renouvelée, l’écriture est un espace tiers à la fois intime et partagé (Cécile Oumhani). L’exemple de la littérature transmigrante au Québec aujourd’hui, notamment « empreint[e] des représentations de l’identité et de l’imaginaire sud-américains » (Simona Pruteanu, p. 295) montre la nécessité de concevoir un espace alternatif, « ni anglophone ni francophone » (Simona Pruteanu, p. 301), pour agir comme un catalyseur et affirmer une identité transculturelle dissidente historique, qui ne se réduit pas à la colonisation française et anglaise. La contribution de Catherine Mayaux, à propos de la poésie de François Cheng, identifie quant à elle une « isotopie du trois », un tiers espace d’énonciation (pour reprendre la formule de Homi Bhahba) entre deux cultures, deux pays, deux époques, qui « s’efforc[e] de transformer la déchirure identitaire en dynamique d’une pensée stéréographique, d’une création imaginée à la lisière jointive de deux cultures, donc d’élargir les frontières vitales et d’augmenter le monde d’un espace partagé, d’un entre-deux, [magnifié] comme lieu d’un accomplissement humain. » (C. Mayaux, p. 385). L’écriture en exil n’est donc pas la marque d’une fatalité malheureuse ou d’un accident de l’histoire, mais un geste courageux de s’exporter, de se donner à l’inconnu du monde et des hommes pour faire de la littérature un seuil où la rencontre véritable avec l’Autre est possible.

11Les auteurs ne proposent cependant pas un repli ontologique sur la nature de la langue, qui laisserait de côté la réalité des phénomènes étudiés. Ils tentent d’embrasser au contraire les imaginaires liés au phénomène migratoire et aux frontières que celui-ci actualise. La proposition de Grégory Albisson sur les gangs maoris dans l’espace urbain de Nouvelle-Zélande, suggère par exemple qu’il est nécessaire d’appréhender la part d’imaginaire et de symbolique dans l’analyse des phénomènes de société aujourd’hui :

plutôt que de se débarrasser de la charge sensationaliste […], [il s’agit plutôt d’]articuler les effets qu’elle produit. Au lieu de franchir cet obstacle pour analyser « en profondeur » le gang, il s’agit de rester en surface, en suivant l’hypothèse […] que la première lecture « à chaud » n’induit pas toujours en erreur ; ce qui ne veut pas dire pour autant que la seconde, plus fouillée, soit erronée. (Grégory Albisson, p. 157)

12Plutôt que de s’attacher à déconstruire les imaginaires — ce que Grégory Albisson ne manque cependant pas de faire pour le cas des gangs maoris — le chercheur est invité à étudier les phénomènes de société dans le jeu des projections qui les manifestent, sans chercher à les évacuer. Dans le monde globalisé où la migration est principalement perçue comme un phénomène médiatique, cette démarche constitue une piste tout à fait pertinente.

13S’ouvrir aux espaces tiers des translations constitue donc une exigence pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Un nouveau regard peut être porté sur ce qui est supposé être connu. La contribution d’Alexandra Borer, à propos des Passagers du Roissy-express de François Maspero, révèle le paradoxe des banlieues parisiennes qui font partie du quotidien médiatique de la France, alors que ce sont en réalité des espaces invisibles, qu’on traverse sans jamais s’y arrêter. S’ouvrir à l’Autre, c’est aussi revenir sur soi. Quand l’altérité est inaccessible et que les voyages se résument à un exotisme de marketing, le monde entre déshérence et les hommes dans une fiction malsaine (Gilles Viennot). La langue qui se translate, attentive à l’Autre et ouverte sur l’inconnu, est donc celle au potentiel littéraire le plus fort, qui n’arrête jamais de signifier davantage. Pour reprendre la belle métaphore proposée par A. Nouss, le paradigme de la translation pare ainsi le texte-tissu [textus] des reflets changeants du moiré, enchevêtrement de trames qui constitue sa langue en dialogue perpétuel avec l’Autre, toujours déjà là mais encore à tisser. Pour tout ceux que l’histoire des cultures, des langues et des hommes intéresse, la migration n’apparaît donc pas comme l’exception, mais comme la norme.