Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Février-mars 2016 (volume 17, numéro 2)
titre article
Elise Benchimol

Après le silence

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Paris : Les Éditions de Minuit, 2014, 87 p., EAN 9782707323651.

1L’historien de l’art Georges Didi-Huberman est un auteur très prolifique, qui n’a cessé, depuis la publication de sa thèse, en 1982, sur l’iconographie photographique des hystériques de la Salpêtrière, de nous inviter à regarder. Spécialiste de la peinture de la Renaissance et de l’art moderne et contemporain, il est sollicité en 2000 par Clément Chéroux dans le cadre de l’exposition « Mémoires des camps » pour rédiger des textes sur quatre photographies prises clandestinement par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. Ces textes déclenchent une polémique, notamment avec Claude Lanzmann.

2Pourquoi un historien de l’art en vient-il à écrire sur Auschwitz ? L’explication est en partie biographique : une partie de la famille de G. Didi-Huberman a été assassinée à Auschwitz. Il dit avoir hérité de son père le goût de la peinture et de sa mère, les livres et le silence sur Auschwitz. De longues années lui ont été nécessaires pour concilier ses deux héritages, et pour vaincre sa « difficulté à “revenir sur les lieux” de la Shoah1 » (p. 45). En partie seulement, car par-delà l’histoire individuelle, Auschwitz est un paradigme central de notre civilisation, « lieu inassignable et inappropriable qui, pourtant, nous concerne tous » (p. 28).

3Essayer voir se compose de deux textes distincts : « Le lieu malgré soi », et « Essayer dire », prononcé lors du colloque Parler de l’image, parler en image, tenu à Paris en juin 2011. À première vue, « Le lieu malgré soi » ramène l’auteur à Auschwitz, tandis que « Essayer dire » interroge sa pratique d’historien de l’art. Mais dans les deux essais, il s’agit de l’invention d’une parole, une parole seconde, venant après le silence —silence de la survie au cœur de l’horreur, silence face à une œuvre d’art. « Comment essayer dire ?2 », demande la citation de Beckett placée en épigraphe.

Survie & survivances

4Selon un procédé qui lui est familier, l’auteur fait jouer la sémantique pour articuler le couple de notions survie / survivance (Nachleben, dont Warburg a fait le cœur de son approche de l’art occidental). La survie, c’est l’épreuve qu’ont vécue les rescapés du génocide. « L’homme de la survie est d’abord celui qui se tait, qui écoute, qui agit pour sa vie » (p. 20). Au temps de la survie, raconte Imre Kertész dans L’Holocauste comme culture3, l’homme est coupé de son langage, de ses valeurs culturelles. Après le temps de la survie vient le temps des survivances, formes de permanence du passé dans le présent. Si l’homme de la survie était muet face au danger de mort, «l’homme de la survivance est celui qui, au contraire, assume la tâche de reprendre la parole, de réinventer son propre langage » (p. 20) et de transmettre certains pans de son passé. « Comment survivre à sa survie ?4» interrogeait Kertész. Selon G. Didi-Huberman, pour survivre à sa survie, « il faut devenir celui qui nomme », « celui qui montre » (p. 20).

5G. Didi-Huberman rappelle que pour Kertész, la question de la mémoire de la Shoah est inséparable des formes dans lesquelles l’imagination va reconfigurer l’événement. L’imagination s’affronte à l’histoire, elle nous fait déplacer et reformuler constamment nos points de vue. La question esthétique de la forme poursuit la question éthique de la mémoire. La survivance, pour demeurer, doit trouver « une forme efficace où se lover » (p. 10), une forme nouvelle dont la création est un acte de résistance à l’oubli.

6La question de la mémoire de la Shoah rejoint celle de la création artistique. G. Didi-Huberman cite l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, survivant de la Shoah, qui décrit dans Histoire d’une vie5 le lieu de sa propre survie. Âgé de dix ans, l’enfant s’échappe d’un camp à la frontière bulgare et se terre plusieurs mois durant dans une forêt. Affamé, il tombe sur un pommier couvert de fruits, qui garantit sa subsistance immédiate. Alors qu’A. Appelfeld confie son impossibilité de raconter la mort de ses parents, la vie au camp et l’évasion, ce souvenir du pommier lui revient et se laisse raconter. Cette image réminiscente, inséparable de sensations physiques et de mouvements du corps, surgit comme une tache de mémoire qui éclabousse le présent, plutôt que comme un élément articulé dans une histoire racontée chronologiquement. L’art d’A. Appelfeld, écrit G. Didi-Huberman, est de « suivre, en toute confiance, la puissance de l’image en tant que processus testimonial et réminiscent » (p. 14).

L’histoire par le montage

7On connaît l’importance du montage pour G. Didi-Huberman6, le modèle central que constitue pour lui l’Atlas mnémosyne de Warburg7, mais aussi son intérêt pour Le Livre des passages8 de Walter Benjamin, ou pour Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Pour G. Didi-Huberman, le montage est un moyen de connaissance par l’écart, un savoir impur, hybride, transgressif. « Le montage est un modèle épistémique monstre9 », écrit Muriel Pic, qui trouble la distinction entre objectif et subjectif, perturbe la pensée chronologique par des rapprochements anachroniques et défait l’illusion d’une vérité « toute ».

8Ainsi, G. Didi-Huberman opère en monteur. Essayer voir pratique la citation intensive, fait entrer en dialogue artistes contemporains, philosophes, écrivains, historiens de l’art et cinéastes. L’épisode du pommier conté par A. Appelfeld est rapproché d’une vidéo de l’artiste polonais Miroslaw Balka intitulée Apple T., filmant la végétation sauvage sur le site de Treblinka. Comme A. Appelfeld, et comme G. Didi-Huberman, M. Balka revient sur les lieux d’où « la raison, l’art, la poésie […] ont été bannis10 ». C’est donc aussi la raison, l’art et la poésie qui reviennent sur ces lieux malgré l’homme, non pas pour déchiffrer ces lieux d’où ils ont été bannis, mais pour les déchirer, pour rappeler que ces lieux voués à l’anéantissement de l’homme ne le feront jamais disparaître tout à fait. « La forme ainsi entendue serait comme unlieu malgré tout : un passage inventé, une faille pratiquée dans les impasses que veulent créer les lieux totalitaires » (p. 11). La description brève mais évocatrice de la vidéo ainsi que l’impression qu’elle produit sur l’auteur suffisent à nous convaincre de la pertinence et de la puissance poétique du rapprochement avec l’extrait d’Histoire d’une vie d’A. Appelfeld.

9Mais on touche ici peut-être à une limite de la forme de cet essai : Apple T., ainsi que les vidéos de James Coleman citées dans la deuxième partie, « Essayer dire », nous restent méconnues, abstraites. Quelques images (sept pour M. Balka, cinq pour J. Coleman) sont présentées, mais souvent en demi-page, volontairement floues. L’auteur note que les catalogues de J. Coleman sont en général à peine illustrés, « comme pour prendre acte du fait que les photographies n’offrent que peu de repères pour comprendre le mode d’existence concret de ses œuvres » (p. 66), et souvent dotés d’un important appareil critique. Cette présentation par les mots et pratiquement sans images est reconduite ici, peut-être à cause des difficultés posées par la reproduction, ou en raison d’une volonté de l’auteur (la photographie figerait des vidéos qui, précisément, sont volontairement instables). Si justifié, si inévitable que soit ce dispositif d’illustration lacunaire et déceptif, le lecteur peut s’en trouver frustré : face à ces œuvres difficiles d’accès, il n’aura pas l’occasion d’essayer tant soit peu son regard mais devra s’en remettre à celui de l’auteur. Le livre ne peut malheureusement pas conserver le son et le mouvement ; on se prend donc à rêver de ce qu’aurait pu être l’atlas Essayer voir, montant par exemple les œuvres de M. Balka (utilisant l’acier, le grillage, la cendre, le savon, les cheveux) avec des images d’archive des camps, des extraits de Shoah de C. Lanzmann également cité (la forêt de Sobibor, le survivant Simon Srebnik), les mots de G. Didi-Huberman —«L’art de la mémoire fait quelquefois des bourgeons, voire des fruits, là où on l’attend le moins » (p. 46), ou mettant en regard des textes de Beckett avec des vidéos de J. Coleman, dans l’esprit de la très belle exposition-installation Nouvelles histoires de fantômes présentée par G. Didi-Huberman au Palais de Tokyo de février à septembre 2014.

L’essai comme forme

10Mais il ne s’agit pas d’un atlas et bien d’un essai, ce qui est revendiqué dès le titre, et largement explicité par la suite. La deuxième partie, « Essayer dire », est placée sous le patronage de Beckett, qui dans Cap au pire scande « Essayer voir », « Essayer dire ». Ces formules court-circuitant la syntaxe sont choisies par G. Didi-Huberman car elles désignent selon lui « l’effectivité du désir, de l’essai, la fécondité du conflit même où se débat toute exigence de dire » (p. 55). Essayer dire d’une œuvre d’art, après la contemplation où il se trouve coi, flottant, fatigué d’un langage déjà constitué, c’est tout le travail d’historien de l’art. Il réfléchit ici à sa pratique du langage, essai toujours recommencé pour dire l’ineffable de l’expérience. C’est Beckett, à nouveau, qui est cité : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer11 ». Un syllogisme apparemment illogique qui dévoile la dialectique du dire en acte, toujours relancé, toujours à réinventer, en tâtonnant, en expérimentant. Ce langage heuristique et non axiomatique, cet essayer-dire perpétuel, trouve naturellement sa forme dans l’essai, à mi-chemin entre le théorique et le poétique. C’est la forme, à la fois réaliste et rêveuse, décrite par Theodor Adorno12, qui coordonne les éléments entre eux plus qu’elle ne les subordonne à une explication causale, qui ne craint pas la discontinuité, qui refuse de conclure. C’est pour G. Didi-Huberman « une forme de montage » (p. 84) qui hérite de la méthode de Benjamin : «La méthode de ce travail : le montage littéraire. Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. […] Je ne veux pas en faire l’inventaire [des fragments montés les uns avec les autres] mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible : en les utilisant13 ». Le montage que propose G. Didi-Huberman en rapprochant les vidéos de J. Coleman des textes de Beckett  se justifie par le phrasé beckettien, qui est pour l’auteur « une puissance de regarder les images » (p. 85), de les interpréter de la manière flottante et musicale qui a sa prédilection.

11C’est donc en citant Beckett que nous terminons le compte-rendu de cet essai réflexif qui fournit son mode d’élaboration : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore14 ».