Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Décembre 2015 (volume 16, numéro 8)
titre article
Chiara Rolla

Pour une cartographie des fictions narratives en prose de l’âge baroque

Fictions narratives en prose de l’âge baroque. Répertoire analytique(1611-1623), sous la direction de Frank Greiner, Paris : Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle », 2014, 1403 p., EAN 9782812412837.

1Le travail de grande envergure entrepris en 2007 par Frank Greiner1 et son équipe de recherche et de collaborateurs a produit en 2014 son deuxième volet. La seconde partie du Répertoire analytique des fictions narratives en prose de l’âge baroque (1611-1623), couvrant donc la période allant de la mort d’Henri IV au début du ministère de Richelieu, se confirme comme un outil de travail important pour les chercheurs dix-septiémistes. Plus de 1400 pages pour un corpus de 195 textes, des notices très détaillées, des annexes, un dossier iconographique, une bibliographie très ample témoignent de la grande richesse de ce volume.

Des frontières chronologiques & génériques poreuses

2Comme le souligne Fr. Greiner dans la Préface, « l’établissement de cette cartographie littéraire » suivant un axe chronologique manifeste, par la délimitation de ce second volet, la volonté « de coller à une périodisation historique pertinente » (p. 7). 1611 coïncide avec le début de la Régence de Marie de Médicis, année à partir de laquelle on assiste en France à un changement rapide d’opinions politiques et d’atmosphère religieuse. 1623-1624 c’est un autre cap important : « l’accès de Richelieu au poste de ‟chef du Conseil” va le rapprocher considérablement du souverain auquel il voue un véritable culte » (p. 8).

3Les années de la Régence furent donc un temps de contrastes très forts. D’une part un grand débat intellectuel s’anime (c’est la période du « libertinage érudit » dont parle René Pintard2 fortement contrasté par Richelieu) ; de l’autre le regain d’un catholicisme militant trouve dans les histoires dévotes de Jean-Pierre Camus sa manifestation la plus évidente. C’est donc une période de transition entre deux temps forts de la monarchie française et la littérature narrative montre les marques de cette situation historique. On assiste dans le champ de la fiction narrative à la floraison d’histoires marquées par le catholicisme ; un goût renouvelé pour les romans de chevalerie voit le jour (en 1615 sont publiés les Vingt deuxsiesme, vingt troisiesme et vingt quatriesme et dernier livre[s] d’Amadis de Gaule) ; la matière espagnole continue de jouer un rôle central dans la littérature française grâce aux traductions de Rosset ou de Douet parmi d’autres. C’est aussi la période qui voit l’essor des romans d’amour, de la mode des bergeries, du roman pastoral et du rayonnement de L’Astrée. Toutefois, par un jeu de contrastes qu’on pourrait rapprocher des « violentes antithèses cultivées par l’esthétique baroque » (p. 12), cette littérature religieuse, sentimentale, pastorale et chevaleresque admet aussi son envers, celui d’une veine « réaliste » comportant des textes disparates et ayant comme point commun une représentation triviale de la réalité. « Réalistes sont d’abord les histoires faites pour provoquer le rire et la bonne humeur […] ; réalistes sont également ces histoires de voyous et ces romans picaresques venus d’outre-Pyrénées […]. Enfin le réalisme peut également prendre le tour sinistre des histoires tragiques» (p. 12-13).

4À cet ensemble composite, ce deuxième volume du Répertoire intègre un certain nombre de textes au statut plus flou par rapport aux repères génériques : « des récits pamphlétaires, des canards, des compilations érudites intégrant des anecdotes et des histoires, des romans épistolaires, des héroïdes, des vies de saints romancées, des récits allégoriques, des mélanges, des fantaisies galantes, des dialogues narrativisés, des traductions d’épopées mises en prose, des récits historiques romancés » (p. 13-14). Le résultat est alors la constitution d’une cartographie très complexe, d’un paysage littéraire au statut hybride et aux frontières poreuses.

De la précision du protocole & de la richesse des notices

5Le protocole appliqué pour l’élaboration des notices permet en même temps la synthèse, la richesse et la précision des détails (cf. p. 17-20). En effet, chaque notice comporte l’indication du genre par l’utilisation d’une série de pictogrammes visant à préciser la forme et le contenu de l’œuvre ; le relevé du titre et la description matérielle du livre ; l’indication de l’exemplaire consulté ainsi que quelques « observations diverses concernant l’attribution des œuvres anonymes, les questions de datation et pour les textes traduits les principales caractéristiques de la version proposée au lecteur » (p. 17). Ensuite sont présentés le résumé et la description du texte avec l’indication de la pagination. La localisation d’autres éventuels exemplaires, ainsi que l’indication des sources et une bibliographie critique se rapportant à la fiction analysée complètent les 195 notices.

Les annexes : instruments de consultation & essais critiques

6Les annexes ne sont pas moins riches : à côté du classement des œuvres par noms d’auteurs et du classement chronologique des œuvres ; de la liste des textes non retenus ou introuvables ; du recensement des canards ; d’un catalogue de frontispices et d’illustrations ; de la très riche bibliographie générale et des index (des noms, des titres, thématique), nous trouvons trois contributions qui complètent et élargissent le cadre déjà tracé par Frank Greiner dans la Préface.

7Les deux premières (Borja Mozo Martín et José Manuel Losada Goya, « Traductions et adaptations des œuvres espagnoles dans les romans français (1611-1623) », p. 1103-1124 ; Vito Castiglione Minischetti, « La fiction narrative italienne en prose de l’âge baroque. Les traductions françaises », p. 1125-1137) examinent deux influences majeures pour la prose narrative française du xviie siècle : l’apport des littératures espagnole et italienne.

8Dans le premier texte critique est mis en relief le succès du roman de chevalerie, de la nouvelle, du roman picaresque, du roman pastoral et du roman d’aventures espagnols dans le panorama de la littérature française de la première moitié du xviie siècle. Cette influence se manifeste sous forme de traductions, d’adaptations ou par la présence d’un personnage ou d’une figure emblématique provenant d’au-delà les Pyrénées. La perspective générique de ce parcours permet aux auteurs « de cerner les enjeux de l’adaptation de la tradition littéraire espagnole dans la France des années 1611-1623, mais surtout de porter une attention particulière au phénomène de la transgénéricité, qui se produit souvent par l’insertion dans un roman d’une œuvre appartenant à n’importe quel genre ou sous-genre littéraire (le roman inclus) » (p. 1124). C’est un phénomène prégnant dans la littérature romanesque française de cette période qui est à l’œuvre dans des textes majeurs tels que L’Astrée ou l’Histoire comique de Francion. Stratégies de remodelage, jeux d’emprunts et remaniements constituent d’ailleurs l’objet des réflexions développées dans les paratextes, ce qui témoigne d’une profonde conscience métalittéraire de la part des auteurs français de cette époque.

9Vito Castiglione Minischetti parcourt la période délimitée par les deux volumes du Répertoire analytique (1585-1623) en se penchant sur la grande fortune qu’eurent un certain nombre de nouvelles et de romans italiens dans la culture française.  En effet, le travail de recensement des traductions de textes italiens de narration publiés en France de 1585 à 1643 auquel l’auteur a collaboré3 a mis en évidence des résultats intéressants, notamment en ce qui concerne la quantité et la qualité des textes choisis par les traducteurs (cf. p. 1125). Près de mille éditions et rééditions ont vu le jour dans cette période : il s’agit de textes d’ordre religieux et moral, politique et historique et, bien sûr, littéraire. Les traducteurs sont principalement des hommes de lettres qui ont marqué la vie culturelle française de l’époque : Blaise de Vignère, Pierre de Larivey, Gabriel Chappuys, Roland Brisset, Antoine de Nervèze, François de Rosset, Georges de Scudéry (cf. p. 1127). Avec une très grande richesse de détails et en suivant un ordre chronologique, Castiglione Minischetti présente les auteurs, les œuvres et les genres italiens qui ont fait l’objet d’un grand intérêt au-delà des Alpes : L’Aminta du Tasse, le Novelle de Bandello, l’Historia de duobus amantibus d’Enea Silvio Piccolomini, les Cento Novelle scelte de Francesco Sansovino, I furori della gioventù de G.B. Manzini parmi beaucoup d’autres. La pastorale, l’histoire tragique, les histoires d’amour, les harangues et le genre de la lettre amoureuse largement développé dans le roman sentimental de la fin du xvie siècle pénètrent donc en France grâce à cette activité intense des traducteurs. Toutefois « le choix des textes à traduire semble être dicté non pas tant par des considérations littéraires que par la demande du marché […] Cette nouvelle organisation de la production et de la distribution marque aussi la fin d’une époque, celle de la Renaissance » (p. 1137).

10Jean-Marc Chatelain, conservateur à la Réserve des livres rares de la BnF, clôt cette section des annexes avec une contribution intitulée « L’illustration de la fiction narrative en prose en France (1611-1623) » (p. 1139-1156). La période qui va de la fin du xvie siècle jusqu’aux premières années du xviie siècle est en France une époque de grand vide en matière d’illustration de la fiction narrative. Néanmoins, « du début des années 1610 au début des années 1620, une évolution se dessine, aussi timide et limitée soit-elle. Non seulement le nombre des éditions de récits agrémentés d’une iconographie […] augmente sensiblement, mais c’est aussi le genre de ces récits qui se diversifie : il ne s’agit plus seulement de textes religieux et d’occasionnels, mais aussi de fictions romanesques profanes » (p. 1139-1140). L’image, donc, se trouve libérée des fonctions rhétoriques et méditatives qui la caractérisaient dans les récits allégoriques et religieux. Chatelain présente une analyse précise et détaillée de quelques frontispices (Prologues tant serieux que facecieux de Bruscambille -1610 ; Facecieux devis et plaisans contes de Du Moulinet -1612 ; Recueil général des caquets de l’accouchée – 1623 ; L’Astrée de d’Urfé -1610 — parmi beaucoup d’autres) et de quelques cycles d’illustrations, usage qui devient plus fréquent à la fin de la décennie 1610. Cette dernière pratique demeure en tout cas très limitée : les œuvres qui les contiennent « ne sont pas à strictement parler des fictions en prose, mais des mises en prose, à l’occasion de leur traduction en français, d’œuvres poétiques classiques. L’illustration qui les accompagne appartient à la tradition éditoriale du texte original en vers bien plus qu’elle ne caractérise le fait de sa mise en prose » (p. 1147). C’est le cas du Roland furieux de l’Arioste en 1615, traduction de François de Rosset ; de l’Odyssée en 1617, traduction de Claude Boitel ; ou encore du Roland amoureux de Boiardo en 1619, traduction de François de Rosset. La composition des planches créées pour les grands cycles d’illustration littéraire à cette époque répond souvent au même principe : « le long d’une ligne de fuite qui suit à peu près l’axe vertical de la page s’étagent diverses scènes relatives aux différentes actions racontées dans la suite du texte, le premier plan étant réservé à l’épisode qui apparaît le plus tôt dans le récit. L’image est donc elle-même conçue comme un espace de narration, ou plus exactement […] comme une anthologie visuelle du récit organisée selon une ligne de perspective qui sert de substitut figuratif à l‘axe temporel de ce dernier » (p. 1149-1150).


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11Du fait de la richesse du corpus et de l’abondance d’instruments fournis par ce volume du Répertoire, il ne nous reste donc qu’attendre le troisième volet de cet imposant travail qui devrait prendre en considération une période aussi intéressante et riche que celles concernées par les deux premiers tomes : les années 1624-1643.