Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Marie-Pierre Tachet

Lire le chant

Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui, sous la direction d’Isabelle Barbéris et Gérard Tessier, Paris : José Corti, coll.« Les Essais », 2014, 584 p., EAN 9782714311344.

1Du 27 août au 2 septembre 2013 s’est tenu à Cerisy-la-Salle le premier colloque consacré à l’œuvre du poète Philippe Beck qui, depuis ses premières publications en 1996, s’est imposé comme une figure majeure de la poésie et a été nommé en 2012 président de la Commission poésie du Centre national du livre. Mis à part une rencontre entre Gérard Tessier et le poète dans l’Impersonnage1, aucun ouvrage sur l’œuvre de Philippe Beck n’avait encore été publié. La publication des actes du colloque, sous la direction d’Isabelle Barbéris et Gérard Tessier, est donc un événement et l’ouvrage est d’ores et déjà une référence. Au travers de plus de cinq cent cinquante pages, des intervenants variés — artistes, poètes et philosophes, tels que Gérard Pesson, Xavier Person ou Alain Badiou — explorent différents aspects ou ouvrages de Philippe Beck. Son travail de traducteur ou de professeur de philosophie, s’il n’occupe pas le premier plan, n’est pas pour autant ignoré. Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui nous propose ainsi une réflexion complexe ; son titre même nous invite à interroger trois notions : l’aujourd’hui, le chant et l’objectivité.

Aujourd’hui : le temps de la lecture

2G. Tessier donne le la en ouverture. Chaque intervenant va à sa suite « dire l’expérience de lecture, singulière et marquante, que provoquent les livres de poésie de Philippe Beck2 ». Certains, comme Jacques Rancière, insistent même pour intervenir « simplement en tant que lecteur3 ». Tous sont conscients que la lecture de Beck peut dans un premier temps rebuter. Tristan Hordé évoque ainsi le rejet qu’il a souvent connu chez les lecteurs de Beck et plusieurs intervenants évoquent le travail qui est attendu du lecteur. Car le sens des poèmes de Beck ne se donne pas immédiatement. Le présent de la lecture n’est pas immédiateté : « Lire dure longtemps cela n’a pas de début ni de fin, c’est dur et en même temps une souplesse se fait4 ». À chaque orateur de montrer comment il a dépassé l’immédiateté, la difficulté première et réussi à lire et à entendre Philippe Beck, prouvant ainsi qu’il est « plus-que-lisible5 ». C’est ici l’une des réussites de cet ouvrage : l’enthousiasme des intervenants est communicatif et la lecture des actes du colloque donne envie de lire ou de relire Beck, et même de se lancer à la suite de Benoît Casas dans la « lecture intégrale6 » de l’œuvre.

3L’immédiateté, le premier moment de la lecture, est celui de la surprise. Jacqueline Risset parle d’« étonnement radical7 » : l’œuvre de Beck surprend parce qu’elle est nouvelle. Ces actes amorcent ainsi une réflexion sur le temps autour de la question de la nouveauté : qu’entend-t-on en disant que Philippe Beck est un poète d’aujourd’hui ? Quel rapport entre aujourd’hui et hier ? Quel est ce présent où il rencontre son public ? La question du temps est souvent liée à une réflexion sur la création : comment Philippe Beck peut-il être révolutionnaire sans abolir le passé8 ? Chez lui, le passé et le présent communiquent, d’où son érudition d’une part et sa notion de « Re » d’autre part. Les poèmes de Philippe Beck sont l’« exposition d’une érudition vaste et nécessaire de l’histoire de la poésie internationale9 ». Cette érudition n’a rien d’un étalage prétentieux et ne vise pas à exclure le lecteur moins savant. C’est une clé pour comprendre le rapport du poète au passé et l’opération de « re », comme par exemple la ridylle ou la rédification. Philippe Beck est un lecteur et un poète intelligent. Il pense chacune de ses références. Il ne copie pas, il n’imite pas, il ne répète pas : il maintient ensemble le passé et le présent10. Il combat les lieux communs, les poncifs. Il ne répète ni les formules des autres, ni ses propres formules. Ainsi Guillaume Artous-Bouvet11 étudie comment un texte de Philippe Beck réapparaît dans plusieurs ouvrages sans être répété. Grâce au « Re », Philippe Beck garde le passé sans nostalgie ni romantisme, et est révolutionnaire sans être avant-gardiste. C’est le sens de l’aujourd’hui beckien : une présence ici et maintenant. Alors que beaucoup de ses contemporains cherchent à « aller plus loin », il veut « aller ici12 », il refuse « la surenchère13 » avant-gardiste. La réflexion sur le temps est donc liée à une réflexion sur le lieu du poème. Où se trouvent le poète et son public ? Quels sont leurs rapports ou, en d’autres termes, quels sont les liens entre lire et écrire ? Pour répondre à cette question nous devons explorer l’homophonie du titre du recueil Lyre Dure14 : lire dure, comme nous venons de le voir, mais écrire de la poésie, jouer de la lyre dure, prend aussi du temps.

Chanter : la poétique beckienne

4« Un chant objectif aujourd’hui » :le titre du colloque et des actes compare l’œuvre du poète à un chant. Faisant référence à l’origine même de la poésie, le terme de « chant » ne s’en tient pas là.

5C’est d’abord une référence à une œuvre de Philippe Beck : Chants populaires. De l’aveu d’I. Barbéris et de Tim Trzaskakik en conclusion, cet ouvrage est plus présent que les autres dans les communications. Il est au centre de cinq d’entre elles, et est cité par d’autres. La question du pourquoi de cette importance est seulement posée, comme un exercice d’approfondissement après la lecture de ces actes. On peut pour y répondre relever que ce recueil concentre des points récurrents dans l’œuvre de Philippe Beck : le « re », le romantisme allemand, le vers, le poème didactique. C’est aussi sans doute celui dont le point de départ est le mieux connu : qui n’a pas lu les contes de Grimm ? De plus, certains des poèmes de Chants populaires ont été mis en musique par Gérard Pesson : ceci nous amène à une autre signification de « chant », une poésie chantée, et à un autre aspect de l’œuvre de Philippe Beck : la musique. Le poète a en effet collaboré à plusieurs reprises avec des compositeurs. Un concert a eu lieu durant le colloque et G. Pesson a offert une partition à Philippe Beck à la fin de sa communication : celle-ci est reproduite dans les actes du colloque15. « La musique circule partout dans les livres de Beck »16. Martin Rueff remarque même que la musique est le modèle de la métrique beckienne17. Sa communication fait partie de celles qui s’attardent sur les particularités du vers beckien : majuscules imprévues, abréviations, figures de style, articles absents… Le colloque ne pouvait pas ne pas analyser les procédés langagiers et stylistiques dont use Philippe Beck : la réflexion sur la lecture débouche sur une réflexion sur la langue du poète.

6Souvent, quand le lecteur ne comprend pas le texte, il se met à écouter et c’est le son qui va le ramener au sens18. Impossible en effet de séparer le son et le sens, le fond et la forme. « Le sens est le matériau de la poésie, j’entends : du son sensé »19. Le poète n’utilise pas une langue spéciale car le fond et la forme sont inséparables. Natacha Michel montre que c’est la raison pour laquelle la poétique beckienne va contre celle de Boileau20 : il ne faut pas d’abord penser et ensuite écrire. Le poète pense et écrit en même temps, car le poème n’est pas un objet qu’il produit mais un acte. Ainsi la notion de « rédification » signifie à la fois l’opération littéraire visant à reconstruire le conte et l’opération didactique consistant à édifier21 à nouveau. Revient alors la question de la création et de la nouveauté : comment le poète peut-il se singulariser si sa langue est la langue commune ? Cette question dépasse le débat sur la question de la prose qui oppose les communications de Tiphaine Samoyault et Jacques Rancière. À partir d’analyses de textes et de remarques sur les particularités du vers beckien, les communications dégagent une poétique beckienne. La singularité de la langue vient des alternances de rythme, du choix des mots, des images. Le vers « est ainsi créateur d’une musique non pas extrinsèque mais constitutive de la densité de l’idée. Le vers transcrit le rythme propre de vérités singulières. Silences inclus »22 : la singularité vient autant du son que du sens.

7Nous arrivons ici à une troisième signification du mot « chant » : la division d’un poème didactique. Le poème enseigne parce qu’il est acte. « Le poème enseigne par ce qu’il fait »23. Comme il n’y a pas de différence entre le fond et la forme, il y a toujours un public. Ce n’est pas par hasard si Philippe Beck lit ses poèmes à haute voix. Sa poétique s’oppose à la dialectique d’Hegel comme le montre Natacha Michel ou Martin Rueff24. Avec justesse, Béatrice Bonhomme et Lucile Gaudin-Bordes comparent la rédification des contes dans Chants populaires à la reprise kierkegaardienne, qui s’oppose à la dialectique25. Pour Hegel, la poésie didactique n’est pas un art car elle distingue totalement le fond et la forme. C’est en fait la dialectique qui opère cette distinction. Philippe Beck, lui, opère avec le « re » qui est nuance. « La nuance est l’opération anti-dialectique par excellence. Elle dissout les oppositions»26. Elle dissout l’opposition entre le fond et la forme, mais aussi l’opposition entre le présent et le passé que nous avons vue précédemment. Elle dissout également l’opposition entre la poésie et la philosophie, entre la subjectivité et l’objectivité.

L’objectivité : la figure de l’Impersonnage

8Philippe Beck se réclame d’un lyrisme objectif : « lyre dure », « rude merveilleux27 ». Encore une fois le poète nous oblige à penser ensemble des notions perçues habituellement comme opposées.

9Cette question du lyrisme et de l’objectivité pose la question de la place particulière de Philippe Beck dans l’histoire de la poésie, entre romantisme et post-romantisme. Il n’appartient ni à l’un ni à l’autre28. Contre le romantisme, certains ont rejeté l’amour, parce qu’ils partageaient la conception de l’amour des romantiques. « Leur erreur est de le croire uniquement subjectif et sentimental alors que situé hors de nous il a sa meilleure part dans le désir de réel29 ». L’Impersonnage ne dit ni Je ni Tu parce qu’il est dans le monde. Tristan Hordé montre dans sa communication que le monde est présent dans l’œuvre de Philippe Beck en particulier la violence historique. Le poète n’est pas un je isolé s’adressant à d’autres je isolés. Son inspiration et sa destination est le monde réel. « Le poème n’est pas conçu comme une parole solitaire, sa source n’est pas un moi intérieur isolé30 ». L’Impersonnage s’adresse à des individus singuliers certes, mais éléments d’une foule. Philippe Beck préfère d’ailleurs parler de foule ou de public plutôt que de lecteur31. Nous voyons ici se dégager la dimension politique de son œuvre : il s’adresse à une communauté.

10L’Impersonnage n’est donc pas hors du monde. Il n’est pas désincarné. Isabelle Garron et Isabelle Barbéris mettent en avant la place du corps dans la poésie de Philippe Beck. Le fait, souligné par plusieurs communications du colloque, que le poète lise ses poèmes à haute voix n’est pas anodin. C’est un moyen d’aller vers le monde « un incontestable pas vers l’incarnation, le geste et la prise d’espace32 ». Toutefois, l’Impersonnage ne se laisse pas absorber par le monde. Il ne pourrait pas accomplir sa mission politique s’il se laissait entraîner par les sentiments. I. Barbéris établit un rapprochement avec le comédien de Diderot: le poète ne peut pas être sensible ou enthousiaste, il doit demeurer froid et calme33. Il ne peut pas demeurer passif, il doit agir. Cependant, l’Impersonnage ne demeure pas dans le paradoxe grâce à son expression singulière. En effet, comme nous l’avons déjà vu, contrairement au comédien, il n’imite pas. L’Impersonnage apporte de la nouveauté ; il « fait apparaître »34. Pierre Ouellet compare ainsi l’Impersonnage à Éole qui départage les vents qui soufflent sur le monde. Le poète souffle sur le monde : il réenchante, rythme « à nouveau mais autrement l’espace et le temps35 ». Pour cela, il a besoin d’être à l’écart. Judith Balso nomme « distance poétique36 » cet écart entre le poète et le monde qui lui permet d’être « contemporain de son temps » sans pour autant « s’aligner sur le contemporain ». Ainsi il résiste à la « pression du contemporain37 » et agit sur le présent. Il y ajoute quelque chose et le change.

11Philippe Beck « ne se contente pas d’écrire des poèmes, il tient la posture du poète et se donne un programme poétique, il y a chez lui tout le sérieux d’une “mission” consciente d’elle-même et qui se dit38 ». Nous avons déjà évoqué l’étonnement du lecteur dans le premier moment de la lecture. Cette volonté de surprendre participe également à la création de la « distance poétique » et contribue non seulement à faire agir l’Impersonnage, mais aussi à faire réagir ses lecteurs. Parce qu’il est surpris, le lecteur va rester éveillé. En le mettant à distance, l’Impersonnage le fait réagir. La « distance poétique » va aussi permettre de dire la violence historique indicible. Tristan Hordé prend l’exemple du poème David Olère qui traite de la Shoah39. Le lyrisme objectif résout le conflit entre la pensée et la sensibilité. Philippe Beck s’adresse à la fois au cœur et au cerveau de son lecteur. Il fait à la fois appel à sa sensibilité et à son intelligence. « La lecture du cœur est aussi la lecture du cerveau que ce cœur fait battre40 ». Il n’y a pas de conflit entre le cerveau et le cœur, car l’Impersonnage ne parle pas aux lecteurs, il discute. La discussion évite de se complaire dans une vaine recherche de la singularité ; elle vise à faire avancer : dire, penser, exister autrement. Judith Balso cite ainsi un extrait des Poésies didactiques41 :

Ce qu’il faut dire
n’est pas déjà dit
dans le cerveau de l’individu,
ni dans le Collectif,
mais il se dit à cause
de la discussion
qui invente la nécessité
tout autour des cerveaux
et des cœurs.

12***

13Reprenons la conclusion d’Isabelle Barbéris, codirectrice de l’ouvrage : la poésie de Philippe Beck est une « poésie tout à fait singulière42 ». Toutes les communications cherchent à préciser cette singularité qu’elles interrogent le rapport de l’œuvre aux œuvres qui les ont précédées, qu’elles analysent la langue beckienne ou encore qu’elles essayent de penser l’Impersonnage. Toutes ces questions sont un aspect d’une problématique générale qui traverse l’œuvre de Philippe Beck et tout naturellement le colloque qui lui a été consacrée : qu’est-ce que la poésie43 ? Si, au départ, on ne peut s’empêcher de regretter la simple juxtaposition des communications sans les débats qui ont suivi44, la contrariété s’estompe au fil de la lecture. En effet, tout comme les poèmes d’un recueil de Philippe Beck, les communications participent toutes à éclairer la même question, à poser des hypothèses qui demandent à être vérifiées par la lecture45. L’une d’entre elles sonne déjà comme le sujet d’un second colloque ; celle qui nous invite à rapprocher l’œuvre de Philippe Beck et celle de Paul Celan46.