Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mars 2015 (volume 16, numéro 3)
titre article
Denis Saint-Amand

La bande dessinée à l’aune de la littérature. Inspiration, récupération & distinction

Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2013, 232 p., EAN 9782812417139.

1À un moment où les études concernant la bande dessinée acquièrent une certaine légitimité dans le milieu universitaire, l’ouvrage de Jacques Dürrenmatt se présente comme une mise au point utile sur les rapports entretenus par le « neuvième art » avec la littérature. Prenant acte du fait que la bande dessinée est tantôt considérée comme un surgeon hybride de cette dernière, tantôt comme un domaine spécifique présentant des intersections naturelles avec toute forme d’énonciation suivant une logique narrative, l’auteur envisage ces perspectives au fil de micro-lectures vivaces et excellemment documentées, qui permettent d’ouvrir la réflexion sur la spécificité d’un médium et de donner un large aperçu de ses possibilités formelles.

2Le volume se présente aussi comme une synthèse : d’abord, parce que Dürrenmatt tire profit d’une critique spécialisée qu’il mobilise sans la rendre écrasante ; ensuite parce que chaque chapitre, refusant l’étalage érudit, se distingue à la fois par sa densité et son efficacité. Notons encore que l’auteur s’autorise volontiers certains jugements de valeur : les textes d’accompagnement que l’on retrouve chez Jacobs et Jacques Martin sont présentés comme « des descriptions plates et redondantes de ce que montrent les images » (p. 41) ; au sujet de l’adaptation en bande dessinée du roman de Jean Rouaud Les Champs d’honneur chez Casterman (2005), il souligne que les « choix opérés par le romancier surprennent […] tant ils affadissent son œuvre » (p. 81) ― avant de suggérer, à la manière de Pierre Bayard, quelques pistes qui auraient permis d’améliorer cette œuvre ratée. Ces passages, à mettre en parallèle avec certains marqueurs encomiastiques (il y a, par exemple, du « magnifique » chez Larcenet) témoignent d’un grand attachement de l’auteur à l’égard de son objet ― qui n’empêche jamais une prise de recul.

3Concrètement, l’ouvrage est formé de quatre parties, elles-mêmes composées de chapitres résolument autonomes. L’ensemble constitue un parcours qui va d’une perspective assimilant la bande dessinée à la littérature (ou, du moins, questionnant les conditions et les effets de cette assimilation) jusqu’à une perspective plus autonomiste.

Bande dessinée & littérature : assimilations, distinctions

4La première partie, intitulée « Être ou ne pas être de la littérature », s’ouvre par un retour sur la dénomination problématique de la bande dessinée et sur la situation de celle-ci. Töpffer, rappelle l’auteur, avait directement pris conscience de l’originalité de son invention, dont Alain Resnais fera remarquer qu’elle se rapproche davantage de la littérature que du cinéma en raison de deux grandes caractéristiques « la dimension graphique qu’y prennent le langage verbal et l’univers sonore en général mais aussi le rôle primordial qu’y joue l’ellipse » (p. 14). Au fil des années, la bande dessinée se développe comme une pratique susceptible d’intéresser un large public (qu’on songe au journal Tintin, ciblant les « jeunes de 7 à 77 ans ») et, dans certains cas, de se dédier à un lectorat adulte uniquement. À la fin des années 1970, la revue (À SUIVRE) se présente comme « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature » (cité p. 20) et contribue à modifier les représentations : l’arrivée de la notion de graphic novel depuis les États-Unis (avec pour modèle le Maus d’Art Spiegelman) et la forgerie « littérature dessinée » proposée par Hugo Pratt témoignent de l’arrivée de nouvelles formes éloignées de la norme du 48CC. Ces désignations, toutefois, font débat : graphic novel, « bande dessinée littéraire » et « littérature dessinée », comme toute étiquette, peuvent réduire et cloisonner. Passé le moment d’une émergence, où il s’agissait de montrer que la bande dessinée ne pouvait être réduite à des « petits mickeys », ces précisions terminologiques ne semblent plus indispensables, et il apparaît plus fructueux d’envisager la pratique dans une perspective décloisonnée et dialoguant – comme toutes les formes d’expressions artistiques contemporaines – avec d’autres domaines.

5Trois petites études permettent de nuancer et compléter l’éventuelle assimilation de la bande dessinée à la sphère littéraire : Dürrenmatt consacre de belles pages au rôle du scénariste qui, de Fred (dessinateur de ses propres textes, qui, à l’en croire, lui réclament un effort nettement plus conséquent) à Benoît Peeters (également critique et éditeur), se révèle souvent polymorphe ; il questionne la valeur accordée à la bande dessinée et notamment le lieu commun, qu’un Finkielkraut passéiste emprunte maladroitement à Baudelaire, selon lequel elle cadenasse l’imagination ; il se focalise, enfin, sur le cas Hergé, dont, tout en discutant les hypothèses de Jan Baetens et Tom McCarthy sur le sujet, il montre la capacité à déjouer des effets littéraires comiques attendus en les réinventant sur un plan sémiotique que seule l’articulation du texte et de l’image permet, faisant voir en cela comment « Tintin, c’est de la littérature et autre chose que de la littérature » (p. 55).

Adaptations

6La deuxième partie de l’ouvrage, « S’emparer de la littérature », se penche sur différentes formes de récupérations bédéistes de réalités inhérentes au domaine littéraire (figurations d’auteurs, œuvres, procédés). Le premier chapitre est dédié aux représentations, volontiers satiriques, de l’univers littéraire à proprement parler : La Ligne de fuite de Dabitch et Flao (Futuropolis, 2007) en est un bon exemple, qui met en scène un écrivain fictif, Adrien, aspirant poète lié aux cénacles décadents de la fin du xixe siècle, admirateurs d’un Rimbaud disparu qu’ils essaient d’égaler. Selon l’auteur, l’intégration originale de pièces rimbaldiennes à un album qui déjoue le genre de la biographie traditionnelle permet de montrer en quoi la littérature « donne sens à la vie » (p. 66). Il me semble surtout important d’insister sur la figuration originale de la vie et de l’institution littéraire qu’établissent les albums de ce genre1 : à la manière des films mettant en scène le même milieu, ils participent au façonnement d’un imaginaire du littéraire produit par des individus qui, à la différence des producteurs de récits endogènes (des Illusions perdues de Balzac à Paludes de Gide), n’y sont pas eux-mêmes directement liés.

7Dürrenmatt interroge également différentes « Formes de l’adaptation » (p. 71-81), en faisant voir trois stratégies principales : une adaptation « critique, voire impertinente », favorisant la parodie (Notre-Dame de Paris repris par Gotlib) ; une adaptation « fidèle », dans les limites du possible (Les Misérables, publié par Giffey dans Tarzan entre 1946 et 1949) ; l’adaptation, enfin, de certains éléments d’une œuvre seulement, qui gagnent alors en autonomie (c’est le cas lors de la focalisation sur un seul personnage, comme dans La Esmeralda d’Achdé et Stalner, publié chez Glénat). Reste que ces différentes formes d’adaptation ne paraissent pas spécifiques à la bande dessinée : elles peuvent se retrouver dans le domaine littéraire même (une adaptation « fidèle » peut passer par une transposition générique, du roman au texte théâtral, par exemple) et s’observent fréquemment au cinéma (le corpus hugolien choisi par Dürrenmatt y a connu les mêmes formes d’adaptation). Après une esquisse programmatique et technique de « défis à relever » (p. 83-96 : ceux-ci touchent à la mise en image de l’enchaînement narratif et au travail du rythme narratif ; au choix d’un point de vue susceptible d’évoluer et à l’expression du discours ; à la recherche ou non d’une équivalence de style entre écriture et dessin), l’auteur interroge encore les procédés de « transposition et manipulation » (p. 98-101) dans un exposé bref, qui aurait pu intégrer le chapitre dédié à l’adaptation et se centre sur trois œuvres manifestant un taux de réappropriation particulièrement élevé2.

Vers une poétique de la bande dessinée

8Dédiée à la manière dont la bande dessinée s’inspire de la littérature pour développer ses propres spécificités, la troisième partie développe une minutieuse poétique du médium. Le premier point se centre sur le chapitrage hérité du roman (p. 105-113) ; l’auteur y observe différentes modalités de fractionnement de la séquence narrative, allant de son absence totale (qui peut déstabiliser le lecteur quand, dans La Beauté à domicile de Jean-Claude Denis, deux récits en « je » se succèdent sans transition) à une reprise du modèle littéraire (comme dans La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert) jusqu’au développement d’espaces intermédiaires, de zones-tampons (à l’image du troisième tome du Combat ordinaire de Larcenet, interrompu par des planches de « dessins “photographiques” » qui divisent les soixante pages en « quatre chapitres qui ne disent pas leur nom » – p. 112).

9Le second chapitre, dans lequel l’auteur engage un dialogue avec la remotivation ironique du point d’exclamation développée ponctuellement par Balzac ou Hugo3, questionne la possibilité d’un usage inventif de la ponctuation dans la bande dessinée (p. 115-127). Dürrenmatt passe ensuite en revue les différentes « contraintes » inhérentes au support (p. 129-139), lorgnant naturellement du côté des expérimentations de l’OuBaPo, et précisant d’emblée que les deux astreintes principales, auxquelles peu d’auteurs ont dérogé, sont liées à l’unité de la page et au rapport de dépendance entre scénariste et dessinateur4. Le quatrième chapitre, enfin, approche ce qu’on pourrait appeler la modernité bédéiste qui, à l’instar de la littérature mais sans employer les mêmes mécanismes (polyphonie, effacement des marqueurs de discours rapporté, autotélisme), en vient à questionner ses propres fonctions et enjeux5 par le développement d’« usages énonciatifs complexes » (p. 141-154). Prenant spécifiquement Le Cahier bleu d’André Julliard (Casterman, 1994) et Jimmy Corrigan de Chris Ware (traduit chez Delcourt en 2002), l’auteur explique :

[…] ce que la bande dessinée va inventer de neuf pour rivaliser avec la littérature, c’est de rendre floues les frontières entre points de vue impersonnel (sans identité), oculaire (on voit à travers les yeux d’un personnage ce que d’autres peuvent voir) et imaginaire (on voit ce que pense, imagine, rêve, fantasme un personnage. (p. 145)

Concurrences ?

10La démonstration ourdie par l’auteur dans le chapitre susmentionné convainc en réalité davantage que la succession de caractéristiques traitées dans la quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « Rivaliser avec la littérature ». Le floutage des points de vue mis en lumière par Dürrenmatt participe en effet des possibilités offertes par l’articulation du texte et de l’image et qui permettent à la bande dessinée de s’affranchir du modèle littéraire. Les différents éléments observés dans la dernière partie du livre, s’ils permettent naturellement le développement de productions originales et novatrices, semblent moins distincts de ce modèle : ainsi du phénomène de « graphiation » (p. 159-167) que l’auteur a tout à fait raison d’associer à la « fonction poétique » de Jakobson (soit l’accent mis sur le message pour son propre compte) ou de l’« autofiction » (p. 195-206), qui, explique Dürrenmatt, pose des problèmes spécifiques liés à la bande dessinée, du genre :

Quel visage se donner ? (Spiegelman, Trondheim) ; […] Puis-je tout montrer de la réalité, jusqu’à l’obscénité ou l’insupportable ? (Crumb, Doucet, Neaud, Konture) ; Comment intégrer les documents intimes que j’ai collectés et comment montrer ma position face à eux ? (Spiegelman, Neaud, Boilet, plus tard Bechdel) […].

11Si tous les auteurs cités par Dürrenmatt ont produit d’incontestables chefs-d’œuvre, largement susceptibles de « concurrencer » la littérature, les questions susmentionnées sont en réalité liées à la pratique de l’autofiction, peu importe le médium (BD, roman, film ou autre) qui les supporte.

12L’important, toutefois, n’est pas tant de distribuer les bons points ou de montrer quels sont les avantages de telle pratique sur l’autre : il s’agit surtout, comme le fait efficacement l’auteur, d’observer les zones de dialogue et de recoupement, des transferts de procédés et de mécanismes rhétoriques, des logiques intertextuelles tantôt révérencieuses tantôt impertinentes, afin d’objectiver la manière dont la bande dessinée « revendiqu[e] la tutelle de la littérature tout en s’en débarrassant » (p. 221).