Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Février 2015 (volume 16, numéro 2)
titre article
Cecilia Benaglia

Du« réalisme » au « postmodernisme » : retour réflexif sur quelques notions littéraires

Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au post-modernisme, Paris : CNRS Éditions, coll. « Culture & Société », 2014, 352 p., EAN 9782271074386.

1Comment sont structurés les récits constituant l’histoire littéraire, et plus largement l’histoire culturelle ? Quelles logiques (temporelles) suit-on dans nos tentatives d’organiser nos connaissances sur une période artistique spécifique ? Sur la base de quels critères implicites opère-t-on le classement des œuvres et des auteurs, leur inclusion ou exclusion du canon ? Face à ces questions, la notion de mouvement se présente immédiatement à l’esprit comme catégorie le plus souvent employée pour ordonner et scander la chronologie littéraire. Le dernier livre d’Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, paru en juin 2014 aux éditions du CNRS, place la catégorie au centre de l’analyse, en prenant cependant le contre-pied de l’histoire littéraire traditionnelle. Celle-ci, selon A. Boschetti, forge des étiquettes censées exprimer l’essence de phénomènes complexes et souvent hétérogènes : elle nous a habitués à concevoir les mouvements artistiques comme des organismes biologiques dont il s’agirait de faire l’ontogenèse, renforçant par là l’outillage classificatoire d’une conception évolutionniste de l’histoire.

2En prolongeant les travaux précédents de l’auteure, dont les résultats sont ici repris et mis à profit dans le contexte d’une problématique nouvelle1, cet ouvrage récuse le « parti pris spiritualiste » (p. 13) sous-jacent à toute approche traditionaliste et essentialiste du mouvement littéraire et se donne comme objectif, au contraire, d’expliciter les conditions sociales qui ont permis le lancement de quelques-uns des labels les plus couramment employés dans le discours critique. Par le biais d’une analyse sociogénétique des usages d’un ensemble de termes qui représentent autant de panneaux indicateurs de l’histoire littéraire, il s’agit de montrer les processus de naturalisation et de simplification qui risquent de faire méconnaître la vraie nature de ces étiquettes, à savoir celle d’instruments utilisés dans la lutte des représentations au sein du champ culturel d’une époque donnée. L’ouvrage, caractérisé par une rigueur méthodologique remarquable, se réclame résolument d’une démarche sociologique et historique et s’insère dans le chantier collectif international qui, au cours des dernières décennies, a développé les hypothèses théoriques mises au point par la sociologie de Pierre Bourdieu. L’enquête est menée au prisme de la notion de champ, dont les cas analysés éprouvent l’adaptabilité à un contexte international en tirant parti des travaux récents sur la circulation des biens symboliques, articulant ensemble les plans local, national et international. Le livre est structuré en cinq parties qui, du réalisme au post-modernisme, en passant par le futurisme, l’existentialisme et le structuralisme, prennent en compte autant de cas choisis en raison de leur impact et de leur force de représentation.

Nommer, un acte magique & une opération de pouvoir

3Le réalisme, sans doute plus que tout autre label, est un des concepts largement employés par l’histoire artistique et appliqué à une variété d’objets et de situations extrêmement grande. L’auteure décide de partir de ce qui est devenu un véritable principe de classement transhistorique, car celui-ci présente une série de mécanismes fondateurs qui reviennent au cours des études suivantes. Dans ce premier chapitre, A. Boschetti reconstruit la genèse du concept depuis Schiller et Schlegel, les premiers à avoir opéré le transfert, dont la portée heuristique est mise en valeur, du terme de « réalisme » de la sphère philosophique à celle littéraire. À la suite de la théorisation proposée par ces derniers, le terme commence à être largement employé en France, d’abord dans une intention de disqualification et, ensuite, à partir de la fin de 1848, comme mot d’ordre à opposer à l’art « bourgeois » et à la catégorie de « romantisme ». La démarche adoptée impose de prendre en compte, à partir de l’explicitation de l’« espace des possibles », les oppositions structurales dans lesquelles sont pris les agents et les institutions qui concourent à l’établissement des schèmes d’appréciation. Le chapitre offre ainsi l’analyse des trajectoires des quelques-uns parmi les acteurs jouant un rôle central dans le lancementdu terme, comme par exemple Jules Champfleury et Gustave Courbet, les principaux promoteurs du réalisme en France. La trajectoire de Courbet, en particulier, est étudiée avec les positions d’autres figures qui ont contribué au lancement de son œuvre. En reconstituant également la manière dont certaines œuvres ont fini par être considérées comme des exemples d’art ou d’écriture réaliste, A. Boschetti retrace la logique des alliances qui s’établissent, sans distinction de discipline, entre les écrivains, les critiques et les peintres à partir de l’époque de la Monarchie de Juillet. La contextualisation de la notion prend également en compte des phénomènes au-delà de la sphère artistique. L’émergence du réalisme est en effet étroitement liée à un ensemble de modifications touchant aux structures sociales, à une époque où la France est traversée par une multiplicité de crises politiques. Si la « bataille réaliste » correspond au biais matérialiste du moment, à la tendance à l’observation scientifique, elle est en même temps lié à l’émergence du journalisme, une activité exercée par les écrivains de plus en plus couramment et qui promeut les genres mineurs, comme le croquis ou la chronique, attentifs aux détails de la vie sociale et quotidienne.

4Dans la deuxième partie du chapitre, l’auteure s’attache à analyser le processus de déhistoricisation qui marque la notion dans les périodes ultérieures. Un éventail extrêmement large de critiques, de Taine aux écrivains de Tel quel, en passant par Brunetière, Auerbach, Jakobson, Lukács, souvent selon la logique des « stratégies inconscientes »2, s’approprient le terme en fonction de la vision du monde et de l’histoire littéraire qui est la leur. Au fil des époques le canon des écrivains réalistes, rassemblant au départ Balzac, Sand et quelques autres, se modifie par de nouvelles inclusions et exclusions. Les vicissitudes politiques continuent toujours à peser dans la fortune de la notion de réalisme, comme le montre la période de l’après Deuxième Guerre mondiale, au cours de laquelle le terme se trouve dévalué par le biais de l’association avec le courant du « réalisme socialiste ». Cette reconstruction passionnante donne à voir les conflits à l’intérieur desquels la catégorie du « réalisme » est enchevêtrée, les situations historiques qu’elle a permis de nommer et les enjeux symboliques, sociaux et politiques dont elle a été, à chaque fois, investie.

Se constituer en avant-garde : le « séisme » futuriste & ses effets

5L’analyse se nourrit sans cesse d’une perspective comparative, attentive, d’un côté, à expliciter les contraintes nationales qui pèsent sur la perception et la genèse des notions et, de l’autre, à mettre en lumière leur circulation internationale et les modifications qu’entraîne celle-ci. Ce regard double, présent déjà dans l’analyse du réalisme, gagne davantage d’importance dans le deuxième chapitre qui porte sur les deux décennies précédant la Première Guerre mondiale. Cette période, marquée par une multiplication des groupes et des labels, voit l’affirmation de la notion d’avant-garde, dont le mode de fonctionnement, s’inspirant du modèle des luttes romantiques du siècle précédent, est observable en particulier dans le domaine de la poésie expérimentale. À cause d’un ensemble de facteurs géopolitiques, économiques et symboliques, les écrivains pratiquant ce genre se retrouvent aux marges de la production, dans un espace qui, à l’écart des enjeux de pouvoir et du marché libraire, permet une liberté accrue dans l’expérimentalisme artistique et invite au développement de stratégies de visibilité audacieuses et révolutionnaires. Parmi les nombreux groupes émergeant alors, le mouvement futuriste occupe une place centrale en se constituant en première « avant-garde historique ». La portée de ce mouvement considéré à tort comme « mineur » (p. 15), est en réalité aussi vaste que celle de la notion de réalisme, ainsi l’étude de sa réception internationale permet de mettre au jour des traits importants de l’espace artistique mondial du début du xxe siècle.

6Comme dans le cas du réalisme avec Courbet, ou dans le cas de l’existentialisme avec Jean-Paul Sartre, certaines trajectoires singulières offrent la clé d’accès aux phénomènes collectifs. On ne saurait comprendre la genèse du futurisme sans analyser le parcours et les dispositions de Filippo Tommaso Marinetti, chef de file du mouvement, à qui le chapitre consacre une attention particulière. Étant parfaitement bilingue, ayant grandi entre l’Italie et la France, sa position en porte-à-faux entre les deux pays lui fournit la possibilité de conjuguer deux attitudes différentes et de garder les distances avec certaines contraintes provenant du champ français. Originaire d’une famille de riches bourgeois milanais, il met à profit son capital économique considérable pour lancer le mouvement en s’inspirant des stratégies de marketing et des « méthodes promotionnelles » mises au point avant lui par D’Annunzio. Ce qui ferait scandale en France, à cause de l’opposition marquée entre le circuit de la production expérimentale et le marché de la production commerciale, ne choque pas en Italie,

où des formes de consécration aussi hétérogènes que la reconnaissance des pairs, celle des salons mondain et du grand public n’apparaissent pas comme incompatibles, car le processus de différenciation du marché n’est pas aussi avancé qu’en France, étant donné le nombre encore très restreint des lecteurs cultivés, dispersés dans un espace polycentrique. (p. 114)

7C’est donc sa position d’étranger par rapport à l’espace parisien qui permet à Marinetti de ne pas se soumettre complètement à ses règles et d’y introduire des logiques subversives.

8Dans une démarche qui prolonge les travaux de l’ouvrage collectif récent L’Espace culturel transnational3, A. Boschetti reconstruit le processus de circulation internationale du futurisme, en montrant la surenchère expérimentale que ce « séisme » (p. 131) a contribué à déclencher et l’importance décisive qu’il a eue pour l’histoire des avant-gardes européennes. L’analyse prend en compte notamment le futurisme russe et polonais, le cubisme, le modernisme anglo-américain, l’expressionnisme allemand, en faisant apparaître la relation de confrontation obligée, tacite ou explicite, qui relie ces expériences aux suggestions du groupe italien. Le chapitre engage également une réflexion plus large sur la notion même d’avant-garde, dont sont analysées la dimension temporelle et les modalités d’inscription dans ce que François Hartog appellerait un régime d’historicité moderne, fondé sur l’idée de progrès4. « Rien n’est plus beau que l’échafaudage d’une maison en construction », écrivait Marinetti en 1911, condensant en une image saisissante le mode de fonctionnement avant-gardiste, fondé sur la révolution permanente (p. 141).

9Ce cas présente deux raisons ultérieures et conjointes d’intérêt aux yeux d’A. Boschetti. Il montre, d’un côté, que les inventions provenant des « périphéries » gagnent au xxe siècle une importance de plus en plus grande par rapport au centre traditionnel, représenté par Paris. De l’autre côté, la perspective comparative met en lumière un élément qui échapperait à une analyse centrée sur l’espace parisien, à savoir la nature conventionnelle et discutable de l’association courante entre avant-garde artistique et avant-garde politique progressiste. L’histoire littéraire nous a en effet habitués à postuler une homologie entre la position de rupture esthétique et celle du révolutionnaire en politique, à l’instar des surréalistes qui posent Marx et Rimbaud dans un rapport d’équivalence structurale5. Si cette homologie a une certaine vérité dans le cas français, on ne saurait l’appliquer à l’Italie où le futurisme est lié, au contraire, à un mouvement politique de droite. La comparaison révèle que le caractère révolutionnaire des avant-gardes n’est pas forcément progressiste, et que ce sont toujours des facteurs ayant trait au champ de production spécifique qui orientent, en premier lieu, les pratiques. Le chercheur est ainsi invité à exercer une vigilance épistémologique constante, afin d’éviter les généralisations et le passage incontrôlé « des concepts aux substances », des représentations aux entités dont l’existence est historiquement fondée.

Une mode intellectuelle parisienne : l’existentialisme

10L’émergence de l’existentialisme marque l’apparition d’un nouveau genre d’ismes, qui peut être appréhendé « comme l’expression d’une lutte entre les humanités et les disciplines scientifiques » (p. 174) et qui est également l’indicateur de changements majeurs dans le fonctionnement de la vie intellectuelle française et européenne. On peut retenir à cet égard deux éléments. D’abord, la scène culturelle acquiert une dimension véritablement planétaire et si, à l’époque de l’existentialisme, le rôle de centre est encore tenu par Paris, cela va bientôt changer avec le structuralisme. Ensuite, l’existentialisme se démarque des mouvements précédents en ceci qu’il s’agit d’une mode, ou vogue, intellectuelle, dont l’essor dépend de facteurs tels que l’émergence de nouveaux publics, rendue possible par les progrès de la scolarisation au niveau du secondaire et du supérieur, et le développement de l’emprise des médias sur la vie culturelle.

11Si le terme « existentialisme » est introduit dans le lexique philosophique, en particulier par Jean Wahl, déjà à partir de la fin des années 1930, son moment de diffusion maximale est atteint après 1945, car le lancement du label est étroitement lié à la figure de Sartre. L’analyse de la trajectoire de ce dernier, imbriquée avec celle d’autres figures comme Merleau-Ponty et les membres de la revue Les Temps modernes, permet de saisir les étapes qui ont marqué le succès de l’existentialisme, sa diffusion à l’étranger et sa remise en question radicale en France. La dernière partie du chapitre montre toute l’ambiguïté qui caractérise la transition d’un isme à l’autre, en faisant émerger les intérêts qui lient Sartre et ses proches aux nouveaux entrants dans le champ, qui deviendront à leur tour les « vedettes » des décennies suivantes.

Structuralisme & post-modernisme : mondialisation des labels

12Une série d’« événements médiatiques », comme la publication, en 1962, de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss, et la coalition de nouveaux maîtres à penser, cautionnée par le journalisme culturel, marquent l’essor de l’âge structuraliste. En présentant un ensemble impressionnant de données, interprétées et coordonnées à la lumière d’hypothèses théoriques cohérentes, le dernier chapitre reconstruit la genèse du « structuralisme », que Lévi-Strauss considérait un faux-semblant, en se fondant principalement sur la perception qu’en ont eu ses contemporains eux-mêmes. L’analyse reconstitue les trajectoires des figures-phare du structuralisme (Lacan, Barthes, Althusser, Deleuze, Foucault, Derrida, etc.) et la genèse des termes ou concepts par lesquels ces auteurs ont bouleversé les coordonnées du débat intellectuel à partir des années 1960.

13La perspective temporelle très large adoptée dans l’ouvrage, ancrée dans la longue durée, permet de montrer une série de changements qui resteraient invisibles à une échelle plus restreinte et qui semblent émerger avec force en particulier dans les derniers chapitres. On n’en retiendra que quelques-uns, comme, tout d’abord, les échanges de plus en plus fréquents entre disciplines différentes, qui ne vont pas sans entraîner des conflits. Si la perte de prestige de la littérature, entendue ici en tant que discipline académique, apparaît d’une manière évidente au fil des époques et atteint son comble justement avec les « nouveaux ismes », il ne s’agit pas, loin de là, d’une mort définitive. Il convient de lire le succès du structuralisme, au contraire, comme l’expression d’une double contre-attaque, qui est en bonne partie réussie : de la discipline littéraire face à l’émergence des sciences sociales, et de ces dernières face à l’émergence des disciplines scientifiques. L’autre élément, parallèle aux rapports de force internes du champ intellectuel et académique, qui acquiert de plus en plus d’importance au fil des cas étudiés est celui des « facteurs externes » (p. 341), notamment des facteurs politiques. Dans le cas du structuralisme, ceux-ci sont représentés par les événements de Mai 68, dont les conséquences sont analysées en détail (p. 264). L’analyse montre qu’on ne saurait rendre compte de ces phénomènes sans analyser la dimension internationale qui contribue à rendre possible leur origine et leur essor. On ne saurait expliquer, par exemple, l’évolution du rôle de Paris, qui cesse progressivement d’être la « capitale du changement » et le centre de la culture mondiale, sans prendre en considération la transformation des rapports de forces géopolitiques et symboliques au niveau planétaire. Cette transformation est visible notamment dans le processus de constitution et de réception de la French Theory, auquel est dédié la deuxième partie du dernier chapitre, qui ouvre justement sur la scène mondiale en retraçant la création de l’étiquette aux États-Unis.

14Dans la confrontation transnationale qu’il engage, le structuralisme offre un visage particulièrement bigarré, car les mêmes acteurs qui avaient au départ accepté d’être regroupés sous cette étiquette commencent par la suite à la récuser, en soulignant sa valeur purement formelle et liée à une stratégie de promotion.

Pour comprendre ces différends, il faut admettre que le « structuralisme », comme les autres « ismes », n’a jamais été un « mouvement », fondé sur un « paradigme » ou un « programme commun», mais une convergence provisoire, fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés. Cette convergence éclate dès qu’elle cesse d’être avantageuse. (p. 264)

15Cette considération mène à une autre, vérifiable dans l’ensemble des cas étudiés et qui confirme les hypothèses présentées par Bourdieu dans Les Règles de l’art : le principal moteur des changements menant à l’émergence d’un nouveau isme « est à chercher dans l’histoire interne des champs concernés, c’est-à-dire dans la présence de prétendants qui par leur trajectoire et par leurs dispositions sont enclins à ressentir avec une intensité particulière l’exigence de mettre en cause les positions dominantes » (cité p. 336).

16Le post-modernisme, s’il répond à cette logique, semble constituer quant à lui un cas quelque peu différent, car il apparaît comme profondément assujetti au champ du pouvoir économique et politique. On assiste en effet au brouillage des frontières entre espace de production restreinte et production de masse, visible, par exemple, dans le rôle croissant que le capital médiatique joue dans la consécration des auteurs. Ainsi, à la recherche de l’innovation entendue comme renouveau esthétique se substitue une conception de la nouveauté dictée par la logique publicitaire du marché. À l’internationalisation mise en place par des réseaux de pairs se substitue la globalisation, comme effet de l’homologation et de la simplification des schémas culturels. C’est surtout au cours de cette analyse qu’émerge l’enjeu actuel de la reconstitution d’A. Boschetti, qui combine habilement et d’une manière particulièrement efficace la critique entendue comme « science du littéraire » avec une critique du présent, en faisant apparaître un ensemble de transformations qui favorisent des logiques hétéronomes et menacent l’autonomie de l’activité intellectuelle.

Critique de la raison littéraire

17Ismes. Du réalisme au post-modernisme nous livre une image novatrice de l’histoire culturelle, en offrant une relecture et une réinterprétation de quelques moments significatifs de la période littéraire moderne et, en même temps, une réflexion sur la nature des catégories de pensée. Plusieurs pistes fructueuses d’analyse y sont présentées, notamment dans une perspective comparatiste, en raisons de l’efficacité avec laquelle est montrée la caducité d’une approche qui prétendrait réduire l’analyse des phénomènes intellectuels aux cadres nationaux. La sociogenèse mise à l’épreuve ici, en dévoilant les déterminations sociales des pratiques symboliques, fait apparaître les mouvements artistiques en tant qu’entreprises éclectiques, fondées principalement sur des refus partagés et des convergences d’intérêts provisoires. Chaque cas se noue avec les autres par des renvois constants qui finissent par former un ensemble cohérent, dont la solidité est due à la réflexion théorique sous-tendant les reconstructions historiques ponctuelles. Cet ouvrage est une invitation à questionner nos habitudes intellectuelles et nos automatismes, et propose un regard en surplomb qui met à distance, pour mieux les observer, quelques-unes des notions qui constituent le pain quotidien du chercheur en littérature. Les ismes apparaissent dès lors comme autant de représentations collectives qui, naissant souvent avec l’approbation des acteurs eux-mêmes, sont cautionnées ensuite par le regard et les intérêts de la postérité. Ils se montrent pour ce qu’ils sont, à savoir une des maintes versions possibles qu’on est en droit de proposer pour tirer une lecture cohérente d’une époque passée6.

18Pour le chercheur en littérature, cette invitation à réfléchir sur les notions qu’il manie soulève une question, qui engage l’éternelle confrontation entre les approches sociologique et textualiste : comment ce travail pourrait-il contribuer à l’analyse des œuvres elles-mêmes ? Que gagne-t-on à ajouter la perspective sociologique aux approches mises au point par la critique littéraire textuelle ? La question, qui déborde le cadre des objectifs de l’ouvrage, n’y est pas abordée directement, mais il vaut la peine de la poser. Plutôt que de fournir une réponse, qui ne peut émerger que par des travaux ponctuels proposant à chaque fois une combinaison fructueuse entre différentes approches compatibles, il importe de redire la nécessité d’une telle réflexion. L’histoire sociale des concepts, entendue comme l’étude du fonctionnement des structures mentales collectives, peut contribuer d’une manière importante à modifier le regard qu’on porte sur les œuvres — ceci à partir, il nous semble, de trois aspects, que présente en creux l’ouvrage d’A. Boschetti, et qui invitent au débat autour de leur pertinence et efficacité : tout d’abord, la critique du mythe du « créateur incréé » qui accompagne encore, souvent, l’étude des produits artistiques, conçus comme le résultat d’une singularité ; ensuite, et parallèlement, la question de la formation sociale de la valeur esthétique, qui prolonge, en la projetant vers d’autres horizons, l’enquête on ne saurait plus « textualiste » autour de la littérarité, jadis proposée par les Formalistes Russes ; enfin, la mise en lumière de la précarité d’une vision qui isole la production littéraire du reste des activités discursives, en prétendant couper le dialogue entre la littérature, les arts, les médias, l’enseignement et l’espace du pouvoir. Ismes. Du réalisme au post-modernisme, en montrant comment toutes ces questions sont au cœur de la production artistique, rappelle au lecteur que chaque ouvrage, même le plus solitaire, se trouve en relation étroite avec un tissu symbolique et social, collectifet complexe, un espace de luttes en mouvement continu, dans lequel il gagne à être réintégré.