Le Baudelaire de Benjamin : une vision allégorique
1Plus de trente ans après la découverte de manuscrits de Walter Benjamin dans le fonds Georges Bataille de la Bibliothèque nationale (1981)1, Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle proposent en 2012 une édition italienne2 de tous les textes, fragments et notes du philosophe relatifs au projet d’un livre sur Baudelaire — de sa « proto-histoire » à son « au-delà » (titres respectifs de la première et la dernière de cette édition). C’est cette édition italienne, c’est-à-dire un vaste ensemble d’écrits disposés selon la logique d’un livre en devenir, qui est traduit par Patrick Charbonneau3 aux éditions La Fabrique en 2013. Le livre présente certains caractères d’une édition savante (« historico-génétique », conformément au projet des éditeurs), avec listes de références, citations, notes de lecture, plans, fragments — répétition, même, de certains éléments au gré des différentes versions du projet — mais ni index, ni bibliographie, ni fac-similés, qui auraient pu s’avérer utiles pour aider le lecteur à retrouver le fil d’un thème ou d’une référence, à visualiser la nature de tel ou tel document, à se repérer dans cet itinéraire critique et philosophique hors du commun. L’entreprise n’en relève pas moins de l’exploit éditorial, au regard des documents réservés d’ordinaire, par leur quantité et par leur nature, aux seuls spécialistes, présentés ici de manière à intéresser un public beaucoup plus large.
2L’enveloppe découverte par G. Agamben qui concerne le « Baudelaire » contient des documents d’une « valeur stratégique4 » : listes de références et de citations regroupées par thème à l’aide de signes de couleurs, notes de régie et plans de rédaction, ainsi que lettres et fragments rédigés. Le présent livre reprend, ou plutôt redistribue, en fonction de ces documents stratégiques, les textes publiés dans le premier volume des œuvres complètes allemandes, connus du public français par la traduction de Jean Lacoste5 : « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire » et « Sur quelques motifs baudelairiens »6, ainsi que les fragments de « Zentralpark ». On retrouve également les fragments baudelairiens du « Livre des passages7 » et certains fragments relatifs aux « Thèses sur le concept d’histoire », présentées comme l’« Au-delà du texte ». Livre-fantôme s’il en est, ce « Baudelaire » hante et aimante une part importante des écrits de Benjamin depuis 1935 jusqu’à sa mort en 1940. Il redistribue les citations, les fragments et les essais dans la bibliothèque mentale du philosophe. Pour rendre compte de ce livre virtuel, que la présente édition actualise partiellement, tout en esquissant ses virtualités multiples, on peut suivre le fil de l’allégorie : un fil parmi d’autres, mais assurément l’un des plus solides, qui permet en outre d’envisager la dimension mentale du livre en construction en tant que livre d’images — images tant visuelles que littéraires8. Les éditeurs eux‑mêmes choisissent ce fil, à l’occasion, pour exemplifier le mode opératoire de Benjamin et les conséquences des documents retrouvés sur les matériaux connus antérieurement (« IV, 3, 2 Exemple d’une catégorie des Feuillets bleus », p. 683‑699). L’ouvrage nous montre également la raison en quelque sorte négative du choix de ce fil directeur par Benjamin lui‑même. Au terme d’un travail de dépouillement de la critique plus important qu’on ne le croyait auparavant, « revue de la littérature » rendue possible par son travail à la Bibliothèque nationale (« De la lecture à la documentation », introduction, p. 32‑33), sources des notes de lecture disséminées dans les différentes « Listes des thèmes » (« De la documentation à la construction », p. 80 à 614), Benjamin affirme : « La vision allégorique n’a été comprise par aucun de ses contemporains et elle est donc, finalement, passée totalement inaperçue » (p. 151)9.
3G. Agamben, dans sa préface, se réfère aux différentes parties de la rhétorique et insiste sur l’importance de la dispositio, par rapport à l’inventio et à l’elocutio (au sens ici de documentation et de rédaction), dans le processus créatif de Benjamin. En effet, les documents retrouvés en 1981 permettent d’observer de manière privilégiée le processus de configuration et de reconfiguration des matériaux qui conditionne l’écriture même. Nous voudrions suggérer également l’importance de la memoria dans ce processus au long cours, ainsi que de l’allégorie comme instrument privilégié d’une anamnèse qui permet au philosophe de s’approprier et d’élucider dans sa propre optique intellectuelle l’œuvre du poète.
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4Le premier intérêt d’un tel ouvrage est de présenter un corpus, de manière à la fois intensive et extensive. Le thème de l’allégorie est assignable à un ensemble de poèmes et de commentaires critiques clairement définis. Le Temps occupe une place primordiale et amène Benjamin à privilégier les sections « Spleen et idéal » et « Fleurs du Mal ». Les « Tableaux parisiens », qu’il avait traduits, ne sont cependant pas négligés : ils alimentent la « Première rédaction partielle », contiennent les allégories de la ville assidument commentées (« Le cygne » et « Les sept vieillards »), inspirent l’audacieuse réflexion sur le vin des barrières de la « Première rédaction partielle » de 1938 (qui n’emporte pas l’adhésion d’Adorno, p. 829 et suivantes). Dans « Le portrait », Benjamin note « la force et la précision avec lesquelles les allégories traditionnelles parfois se déploient » (p. 40‑41) : en l’occurrence, « le Temps, injurieux vieillard », qui « [c]haque jour frotte avec son aile rude » le portrait de l’être aimé. « L’horloge » va « particulièrement loin dans le traitement allégorique » du Temps, un Temps « vidé », une « personnification abstraite », comme dans une nouvelle de Poe, un « étrange sectionnement du temps », comme le note Proust (p. 44 dans les « [Notes sur des poèmes de Baudelaire] », mais aussi p. 153-154 dans la section « Allégorie » des « Listes thématiques » pour la première partie du livre, p. 473 et suivantes dans la section « Spleen » pour la troisième partie). Le motif de l’abîme, identifié dans le poème « L’irrémédiable » (p. 167), est défini comme « profondeur de l’espace, allégorie de la profondeur du temps » (p. 169, citation des Paradis artificiels). Le spleen lui-même est défini comme une allégorie qui « intercale des siècles entre l’instant tout juste vécu et l’instant présent » (p. 481). Dans ce projet de troisième partie du livre, la section « Spleen » est inaugurée par la citation de Proust sur le « sectionnement » du temps baudelairien. Dans la « Nouvelle rédaction partielle » (après « Le Paris du second Empire chez Baudelaire »), c’est-à-dire dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », « Le balcon » et « Le goût du néant » seront chargés d’exemplifier respectivement « les allégories des temps anciens » et celle du Temps lui‑même, qui « engloutit » le poète « minute par minute » (p. 982‑983). C’est ce texte agréé par Adorno et publié en 1940 (Zeitschrift für Sozialforschung, 1939) qui comporte la définition la plus claire du temps baudelairien, par comparaison avec le temps proustien : « Ce temps est hors histoire, comme celui de la mémoire involontaire. Mais le spleen aiguise la perception du temps de façon surnaturelle » (p. 983). Le poème qui, par ailleurs, est associé avec le plus d’insistance à la définition de l’allégorie est « La Destruction », en particulier son dernier vers : « Et l’appareil sanglant de la Destruction ! ». Ce vers présente « l’outil avec lequel l’allégorie elle-même transforme le monde matériel (Dingwelt) en fragments détruits et altérés dont elle maîtrise dès lors les significations » (dès les « [Notes sur des poèmes de Baudelaire] », p. 51). L’ambiguïté sémantique du mot « appareil », maintenue par Benjamin, contribue probablement à faire de la Destruction une définition de l’allégorie elle-même. Dans les « Listes thématiques », « l’appareil sanglant » est identifié au « halo de l’allégorie » p. 152) : « l’outil dispersé avec lequel elle a déformé et maltraité le monde matériel de telle sorte qu’il n’en reste plus que des fragments qui lui sont matière à méditation » (p. 153). Dans les « Feuillets bleus » (qui représentent le dernier effort d’organisation des matériaux avant la « Première rédaction partielle »), le même vers contribue à définir l’allégorie comme image d’une « agitation figée » (p. 684), que Benjamin avait déjà étudiée à propos du baroque. Néanmoins, plutôt que de se concentrer sur une allégorie unique et autoréflexive, son effort de lecture le conduit à observer tout à la fois la singularité et l’historicité, la multiplicité et l’hétérogénéité des figures.
5Le renouvellement de la pensée de Benjamin, sur ce point, passe par la mise au jour d’un fond médiéval dans la pratique baudelairienne de l’allégorie : « Ce serait une erreur de ne pas voir chez Baudelaire, au-delà de l’influence de la nature baroque, celle du Moyen Âge » (p. 54, note sur « Vers pour le portrait de [M. Honoré] Daumier ») ; « […] nonobstant toute la nouveauté et l’originalité qui caractérisent l’allégorie dans ses poèmes, la strate initiale du Moyen Âge ressort nettement sous le baroque » (p. 157). En quoi consiste l’influence de l’allégorie médiévale ? En une « singulière sobriété », un « dépouillement » qui rappelle « les portraits de Jean Fouquet », d’une part ; en la juxtaposition d’images allégoriques « comme enfermées dans une capsule », d’autre part (p. 54). Ce second critère est identifié dans « L’imprévu », où l’on remarque qu’il s’agit d’une série de Vices — se prenant pour des Vertus et démasqués par Satan. Dans les « Listes thématiques » (« Allégorie » et « Mélancolie »), les allégories médiévales sont définies comme la « remémoration » des « Dieux » (c’est-à-dire des dieux antiques)10, de manière incidente mais significative : « Le Remords chez Baudelaire n’est qu’une remémoration, comme le Repentir ou la Vertu, l’Espoir et même l’Angoisse, tous rattrapés par l’instant qui les vit céder leur place à la morne Incuriosité » (p. 143 et p. 167). Ainsi, chez le sujet baudelairien comme dans la pensée médiévale, les allégories seraient la remémoration d’entités multiples, effacées par une entité plus large, envahissante, dissolvante (monothéisme, spleen). La même remémoration est ce qui fait la modernité de l’allégorie : elle est « le schéma de la métamorphose de la marchandise en objet pour le collectionneur » (p. 666, « Zentralpark »). L’actualisation de l’allégorie médiévale se prolonge jusque dans l’écriture de Benjamin ; il compare la rage qui anime Baudelaire à l’allégorie de la Colère peinte par Giotto (p. 978, « Sur quelques thèmes baudelairiens »).
6La référence médiévale et le thème de la mémoire nous amènent à considérer le rapprochement entre Baudelaire et Proust, ou plutôt la lecture de l’allégorie baudelairienne à travers le prisme proustien. Cette lecture prend la forme d’une réflexion insistante sur la possibilité d’une articulation entre allégorie et correspondance, c’est-à-dire aussi entre allégorie et souvenir involontaire, articulation qui devait occuper la première partie du livre. Dans la lettre à Horkheimer d’avril 1938 où Benjamin détaille son projet, il parle de « la contradiction entre la théorie des correspondances naturelles et le refus de la nature » chez Baudelaire comme du « paradoxe de sa doctrine artistique », qu’il convient « d’élucider » (p. 67). Dans les listes « Tempérament sensible » et « Mélancolie » (de part et d’autre de la liste « Allégorie »), Benjamin affirme l’existence d’un « lien » ou d’un « rapport », que Baudelaire n’a jamais tenté d’établir (p. 102, p. 168). La solution réside dans l’articulation des trois termes : imagination, mémoire, pensée. Le premier terme est la source des correspondances, le troisième, celle des allégories. La « contradiction » se résout si « les impressions du souvenir se détachent de l’événement vécu, de sorte que l’expérience qu’elles renferment se libère et peut être versée dans le fond allégorique ». La mémoire « réunit imagination et pensée » (p. 103-104, liste « Tempérament sensible », et p. 647). Or, — Benjamin ne le relève pas ici — il s’agit exactement des mêmes termes que ceux de l’énigme sur laquelle repose À la recherche du temps perdu. L’énigme posée dans Du côté de chez Swann est résolue dans Le Temps retrouvé : la mémoire involontaire et son élucidation intellectuelle permettent seules de réconcilier la réalité et l’imagination. Sur l’un des feuillets retrouvés de Benjamin que les éditeurs présentent comme l’articulation entre la phase de construction et celle de rédaction, qui commence précisément par « Constellation de tempérament sensible et d’intelligence allégorique », on peut lire : « Position clé du souvenir pour l’allégoricien » (p. 628). C’est dans les fragments de « Zentralpark » que la réflexion se déploie dans toutes ses nuances. Les correspondances sont une forme de remémoration « tournée vers les autres ». La rareté des souvenirs d’enfance chez Baudelaire s’explique par l’effacement du souvenir au profit de la remémoration (p. 666)11.
7La variété des références impose, sinon une limitation ou une unification, du moins une réflexion sur l’extension du concept. « Tout pour moi devient allégorie » : ce vers du « Cygne » est mis en exergue dès l’exposé préliminaire de 1935 (p. 25, « Baudelaire ou les rues de Paris »). Benjamin relève l’« emploi approximatif » du mot, « pas toujours absolument certain » (p. 143, « Listes thématiques »). Il s’intéresse au détail typographique, qui a effectivement, dans la plupart des cas, une valeur distinctive. Un fragment intitulé « Majuscules* pour les allégories » (« Majuscules » en français dans le texte) comporte une citation d’une lettre de Baudelaire à Alphonse de Calonne sur la « danse macabre » qui, en l’occurrence, doit avoir une minuscule : « il ne faut pas de majuscule, allégorie archi-connue » (p. 133-134, « Listes thématiques »). Mais c’est sur la dimension visuelle de l’allégorie et sur la référence aux arts visuels que semble se concentrer l’effort de définition. La célèbre citation des Fusées est mise en avant dans la liste « Allégorie » : « Les images, ma grande, ma primitive passion ». Benjamin commente : « L’intérêt premier de l’allégorie n’est pas langagier mais optique » (p. 151). Il relève chez un critique contemporain de Baudelaire l’influence de la peinture et de la gravure sur nombre de ses poèmes (p. 141). Il cite les réflexions de Baudelaire sur les artistes, dessinateurs, graveurs, qui traitent du genre allégorique. Il évoque l’allégorie même à propos des paysages de Meryon, comme « forme de surimpression » de l’antique et du moderne (p. 781, « Première rédaction partielle »). Il rapproche les vers de Baudelaire sur le Pont Neuf de Meryon du « Squelette laboureur ». Par ailleurs, il s’arrête sur le projet de gravure allégorique, « squelette arborescent » et « vices sous forme de fleurs », pour illustrer Les Fleurs du Mal, qui aboutit au frontispice de Félicien Rops pour Les Epaves (p. 129 et 140, liste « Allégorie »). Le mécontentement du poète suscité par une première version trop imparfaite, due à Félix Bracquemond, témoigne de l’importance et de la signification qu’il accordait à la présence, dans son livre même, d’une image allégorique. Les devises devaient contribuer à articuler l’image et le texte. L’allégorie sculptée est également mentionnée de manière suggestive : « La sculpture place la ville sous l’allégeance de l’allégorie » (p. 156, avec une citation du Salon de 1859).
8La réflexion prend tout son sens par rapport au contexte social et historique, économique en particulier, dans lequel s’inscrit la création baudelairienne. Comme Benjamin l’expose dans la lettre à Horkheimer, la marchandise est « l’accomplissement de la vision allégorique » et la prostituée, en tant que marchandise, en est « l’accomplissement le plus parfait » (p. 69‑70). On trouve, dans les manuscrits qui précèdent immédiatement la phase de rédaction, l’explication la plus précise de ce thème. Dans les « Notes de régie » d’abord : la « putain » a une triple correspondance, non seulement avec la marchandise, mais avec le flâneur et avec l’homme de lettres (p. 622). Dans les « Feuillets bleus » ensuite : « le travail comme prostitution, la prostitution comme travail/ force de travail comme fret [sic]/ apparence de marchandise dans la nature/ la putain : vénale et dispensatrice/ sens allégorique de la putain/ Marx sur la prostitution/ Dame aux camélias, Fille de marbre/ prostitution du flâneur » (p. 679). La figure masculine du flâneur et la figure féminine de la prostituée apparaissent dès lors comme les deux « pendants » de l’œuvre, respectivement sujet et objet privilégiés de la vision allégorique du poète. Une nouvelle version de l’exposé préparatoire de 1935, rédigée en français, à la demande Horkheimer, contient « l’idée qui présidera au remaniement du chapitre sur le flâneur » (p. 846). Il s’agit de faire émerger ce dont le contexte socio-historique empêche Baudelaire de prendre conscience, tout en rendant possible la thématique de son œuvre et les principes de son esthétique : « Que la dernière ligne de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeuré caché à Baudelaire » (p. 847).
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9Vision allégorique de Baudelaire, vision allégorique de Benjamin, vision allégorique des éditeurs ? L’effet d’une telle publication est de découper une figure centrale — celle de Baudelaire — dans une masse d’écrits animée par différents points d’attraction, de dégager un sens dominant au travail interrompu par la mort, figure et sens dont Benjamin lui-même ne connaissait peut-être pas le point d’aboutissement. Le livre ainsi recréé parvient certainement à reconstituer, non pas le livre que Benjamin aurait publié, mais celui qu’il avait, pour ainsi dire, en tête, dans sa memoria, avant de mettre en acte son discours et d’accomplir les gestes qui lui auraient donné sa valeur pragmatique en contexte12 (actio) : livre-fantôme au sens d’un livre-mémoire ou d’un livre mental — ce qui n’exclut pas la dimension matérielle, voire matérialiste, du livre en construction, la dimension mentale du livre impliquant un rapport spécifique aux matériaux. C’est de ce point de vue seulement que le livre de 2013 (ou de 2010 dans l’édition italienne) peut être jugé, ce qui le rend difficilement comparable au Charles Baudelaire et même au Livre des passages, publiés précédemment. Or, de ce point de vue, une critique s’impose. La composante déterminante du livre-mémoire qui articule les matériaux et la pensée dynamique de l’écrivain n’est autre que le dispositif de signaux mnémotechniques permettant d’identifier, de distinguer ou de rassembler les innombrables fragments. La présente édition comporte une page en couleurs, extrêmement précieuse, qui rend visible au lecteur, sous une forme schématique, ces signaux (p. 79). L’appareil critique comporte quelques passages descriptifs, concernant non seulement les signaux, mais le papier utilisé. Nul doute que les éditeurs, s’ils en avaient eu la possibilité matérielle, auraient accordé toute la place qu’elle mérite à cet aspect du travail de Benjamin.
10« Rien d’étonnant au fond que l’admirateur de Paul Klee ait des rapports particuliers à la couleur », expliquent Michel Espagne et Michael Werner. « […] la couleur apparaît sous une triple forme : dans le choix du support papier, pour différencier la « Textsorte » respective ; ensuite dans l’élaboration d’un système de signes représentant les regroupements thématiques de base, et enfin dans l’attribution d’une couleur particulière à chaque sous-chapitre, avant et pendant la rédaction, jusque dans le manuscrit qui précède la dactylographie. Mais en dehors de cet aspect fonctionnel, les couleurs (ainsi que les formes qu’elles prennent) véhiculent, nous semble-t-il, une autre réalité, plus secrète et plus profonde […]. Les symboles de couleurs utilisés par Benjamin apparaissent donc à la fois comme des « signes », qui agencent les matériaux de façon rationnelle, et comme des « marques », qui révèlent la vérité intérieure des catégories mises en œuvre par l’auteur. Ainsi, ils reflètent les rapports complexes entre le sujet écrivant et l’objet à décrire, en traduisant dans le processus d’élaboration du texte les configurations concrètes d’un ordre aussi harmonieux qu’abstrait13. »