Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Simona Jişa

Esthétique de la haine

Jan Miernowski, La beauté de la haine. Essais de misologie littéraire, Genève : Éditions Droz, coll. « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2014, 280 p., EAN 9782600017633.

1Jan Miernowski nous propose un livre dont le titre et le sous‑titre jouent de l’oxymore et de l’antiphrase : « la beauté de la haine » invite à une lecture baudelairienne où le mal est, cette fois, particularisé par la haine ; la « misologie littéraire » passe, elle aussi, de son sens général d’aversion contre quelque chose, au sens de « haine littéraire ». Le mot « misologie », qui se réfère d’habitude à une haine contre la raison ou la parole, devient ici un thème largement débattu dans presque trois cents pages. Cette haine de la parole et de l’argumentation est ambiguë, car l’auteur se montre, paradoxalement, « amoureux » de ce sentiment, plus exactement de la manière dont les philosophes et les écrivains l’ont utilisé dans leurs écrits.

2La riche bibliographie consultée permet à l’auteur une vision panoramique sur l’apparition et la manifestation de la haine dans l’histoire de la littérature. Il ne désire pas épuiser toutes les formes de manifestation de la haine, mais il opère des choix bien argumentés. Il n’est pas intéressé par la simple psychologie de ce sentiment‑passion, mais par ce type de haine qui, dans un livre, constitue la source, la genèse du texte et un principe esthétique de sa création. Les causes de cette haine importent moins, car l’objectif avoué de J. Miernowski est « d’examiner une passion spécifique, en l’occurrence la haine, non comme un cas particulier de l’affectivité humaine, mais comme le moteur du discours, voire le facteur structurant de l’écriture artistique. » (p. 11). Ainsi s’éloigne‑t‑il de la haine « naturelle » (une simple antipathie), de la haine « mélancolique » (misanthropique et inscrite dans la physiologie, secrétée par la bile noire), de celle « brutale » (folie furieuse et bestiale), de la haine « aversion » (mouvement répulsif, pour préserver l’intégrité du sujet).

Haine & colère

3La démarche analytique de l’auteur commence par une incursion philosophique qui décrit la vision d’Aristote, de Saint‑Augustin et de Nietzche sur la haine. Leurs réflexions offrent un bon point d’appui au sens que J. Miernowski donne à la haine. Ainsi, Aristote l’aide à différencier la haine de la colère, manifestation affective proche et souvent confondue avec la haine : la colère « résulte d’une offense concrète qui nous touche » (p. 12), elle est « un désir de vengeance » (ibid.) contre un agresseur, tandis que la haine « n’a pas de cause et n’est dirigée contre aucun individu particulier » (ibid.), elle est une passion calme, réfléchie, sans limites temporelles.

Malaises de la rhétorique

4Le premier arrêt littéraire de l’auteur est la Renaissance, époque qui hérite de Platon l’idée que le Beau et le Bien se confondent et que l’amour est le désir de beauté. J. Miernowski enquête sur la place que peut prendre un sentiment négatif comme la haine dans cet univers qui repose sur une concorde néo‑platonicienne discordante. Une solution est entrevue dans le rapport Eros et Anteros, ou amour réciproque : si le premier disparaît (tant de textes de Marguerite de Valois, Marguerite de Navarre, Pierre de Ronsard, Clément Marot en sont témoins), le deuxième risque de devenir un anti‑Eros. Le contr’amour s’imprègne aussi de l’amour chrétien de la vertu, mais il ne devient haine que chez Étienne Jodelle, lorsqu’il se développe dans un contr’amour des lettres : l’attaque contre l’amour se mue en une attaque contre la poésie, et nous assistons ici à une première forme de « misologie littéraire », car la poésie et sa rhétorique sont impuissantes à faire revenir l’amour.

5Dans la rhétorique politique telle qu’elle se manifeste à l’époque des guerres de religion, l’un des instruments textuels de la haine est l’indignation, celle que Cicéron pratiquait sans ses Catilinaires, justement parce qu’elle « n’est pas l’expression du ressentiment personnel de l’orateur » (p. 43). L’indignation repose sur la force persuasive de l’éloquence, renforcée par la mise en œuvre de cette passion (l’exemple choisi par l’auteur est celui du magistrat Pibrac attaquant le complot de Coligny qui aurait voulu renverser la monarchie lors de la Saint‑Barthélemy). Pourtant, l’écriture des pamphlets reflète le « malaise de la rhétorique » incapable d’empêcher d’une part, les conflits religieux et armés, et, d’autre part, la haine qui régit les actes et les paroles des adversaires, parce que les codes de l’art oratoire ne permettent pas de « changer l’invective rhétorique en une vulgaire insulte » (p. 51). Le pamphlétaire qui fait appel à l’injure se prête en effet à un rituel haineux : « le discours haineux est dirigé vers l’autre juste assez pour lui permettre de reconnaître la marque de l’opprobre qu’on lui appose » (p. 55), anticipant les mécanismes des slogans politiques totalitaires du xxe  siècle (langue de bois, pragmatisme, imposition, appareil de répression). L’injure côtoie aussi l’anathème, car les paroles du rituel haineux « devraient avoir une efficacité pragmatique immédiate, une force destructrice concrète. » (p. 59), comme l’anagramme « Vilain Herodes » pour Henri de Valois, se constituant dans une véritable poétique de la malédiction où la plaidoirie importe moins que le verdict, et où le droit à la haine devient impératif. La haine religieuse est une haine naturelle dans le sens d’une antipathie innée et irrémédiable qui ne peut plus être l’objet de la persuasion, renforçant ainsi le sentiment de malaise de la rhétorique.

De la haine tragique

6La deuxième partie de l’essai est consacrée à la haine tragique, analysée dans des pièces de Corneille et de Racine. La Cléopâtre de Rodogune réalise ce que J. Miernowski appelle la « haine méthodique » (p. 83) ou haine « morale » ou « humaine » (p. 100) même si nous nous demandons si ces dernières épithètes, par leur fréquence et leur généralité, ne prêtent pas à confusion. Il ne s’agit, dans la vision de J. Miernowski, ni de colère, ni de vengeance, ni d’ambition, car cette Cléopâtre est douée d’une nature haineuse, tel un habitus : elle ne sait que haïr, ne peut pas pardonner, ni comprendre les intérêts politiques. Elle éprouve une haine inimitié, une « mauvaise volonté dirigée à l’encontre d’autrui, préjudiciable à la vie civile et à la religion […] — une volonté maligne de nuire » (p. 103). Sa manière d’agir la place moins dans l’Antiquité que dans la contemporanéité de Corneille qui filtre, par ce personnage puissant, les arcana imperii. Médée lui est proche, dans la pièce éponyme, mais sa haine est plutôt le revers de l’amour dont elle est privée. Pourtant, les personnages des tragédies cornéliennes se remarquent surtout par leur incapacité à haïr, et l’auteur de citer les personnages d’Horace, d’Héraclius, de Cinna, et d’appeler « haine blanche » (p. 91), formelle celle de Pertharite, ne pouvant manquer au sein de cette galerie la célèbre réplique « je ne te hais point » de Chimène (Le Cid). La conclusion est que le « théâtre de Corneille est peuplé de ces haines impossibles ou avortées » (p. 93).

7L’incursion dans l’univers des personnages cornéliens permet au critique de faire une claire dissociation entre l’imitation morale, qui est à rejeter, et l’imitation esthétique, qui est à admirer ; de cette distinction provient, en fait, le plaisir tragique de la haine. Quant à la catharsis, il constate que la crainte est nettement privilégiée et que le mécanisme de purgation repose sur une relation proportionnelle entre ce qui arrive aux personnages et ce qui pourrait arriver au spectateur, dans sa vie personnelle. Ce n’est plus le cas pour la Thébaïde de Racine, reprise du mythe œdipien, où l’identification serait difficile, ce qui déplace l’accent sur la pitié ressentie par le spectateur. De plus, chez Racine, c’est la culpabilité transfigurée dans la pièce qui est source de plaisir, car la faute n’est plus extérieure à l’individu, et elle se transforme en haine de soi.

De la morale à l’esthétique

8En avançant encore d’un siècle, J. Miernowski focalise son attention sur la figure de Rousseau, qui a tracé les contours de la véritable misologie, notamment dans Rousseau juge de Jean‑Jacques. Selon l’auteur, « Toute sa vie, il [Rousseau] va batailler contre les coups bas de Voltaire, les allusions de Diderot, les persécutions réelles et imaginaires, bref la haine du monde dont il se croit victime. » (p. 134). Ainsi devient‑il un misanthrope manqué, caractérisé par une conduite paradoxale : « intransigeant envers les vices particuliers, fuyant la compagnie des hommes parmi lesquels il y a trop de méchants, mais tout cela par amour de l’humanité. » (p. 138). Rousseau refuse la notion traditionnelle de haine naturelle, et considère que la haine est propre « aux personnes flegmatiques [peut‑être mélancoliques ?], froides et paisibles à l’extérieur, mais qui couvent dans leur for intérieur des rancunes durables » (p. 141‑142). La haine ne peut pas faire partie d’un univers tel celui de Clarens (régi uniquement par des passions aimantes et directes), mais elle est dans la ville et dans les cœurs des hommes. Concernant le rôle de la littérature, Rousseau pense que c’est un mal nécessaire, fondé sur une felix culpa qui remplit une fonction thérapeutique.

9Dans l’interprétation baudelairienne, la haine « devient un attribut banal de la réalité contingente » (p. 161), marque indélébile de la personnalité humaine, mais qui peut se constituer en un objet esthétique autonome. La beauté moderne est marquée par le malheur et la mélancolie, et la « haine est éternelle comme est insatiable la soif de l’idéal, mêlée à l’oubli et au plaisir d’infliger la souffrance. » (p. 164). La poésie se noie dans la sottise et la laideur du monde, et devient la véritable muse invoquée par Lautréamont (Les Chants de Maldoror). L’auteur nous laisse sur notre faim avec ce bref chapitre consacré au xixe siècle, mais, nous ayant fourni sa grille interprétative, il revient au lecteur de l’appliquer à sa guise aux écrivains de son choix.

La haine chez Céline

10J. Miernowski se montre paradoxal à son tour dans la manière d’analyser l’ontologie de la haine chez l’un des écrivains les plus controversés du xxe, Céline, en s’attaquant au célèbre incipit du Voyage au bout de la nuit (« Ça a débuté comme ça. Moi, je n’avais jamais rien dit. Rien. »), qu’il considère comme un mensonge, en s’appuyant sur la logorrhée du personnage et de l’auteur. Sa perspective est dictée par la prise en considération des textes antisémites de Céline, sur lesquels l’auteur insiste jusqu’au point de mettre en doute la valeur des textes littéraires céliniens, car ils reposent « sur la haine raciste, et particulièrement sur la haine antisémite la plus abjecte et moralement impardonnable » (p. 168). Son argumentation est très solide, et prend en considération surtout les écrits politiques de Céline : Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres et Beaux draps, à côté de quoi il range Mort à crédit, Guignol’s band, les deux Féeries pour une autre fois, L’Église, D’un château l’autre. J. Miernowski enquête sur les faits qui ont généré la haine antisémite de Céline : « la haine se présente comme la résultante de la fascination pour la beauté et la peur devant la décomposition du corps. Toutefois, dans le fantasme raciste de Céline, la beauté demeure interdite, rendue inaccessible par un complot universel, ce qui dans son esprit d’antisémite revient à dire un complot juif. » (p. 168). Céline rendait coupables les Juifs de la réception négative de ses textes, parce qu’il considérait que les Juifs détenaient tous les postes de commandes dans le monde de l’art, dans la presse et en politique. L’auteur conclut que l’imaginaire célinien est (dé)formé par un sublime renversé, « une sublimité à rebours toute tendue vers les bas‑fonds de l’ignoble, travaillée par le mouvement organique qui demeure en‑deçà de la laideur, qui est infiniment pire que l’abjection, puisque l’émerveillement devant la beauté demeure impossible » (p. 202), et que la haine est, précisément, le moteur de ce « sublime » célinien.


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11Dans l’extrême contemporain, l’intérêt esthétique pour la haine n’a plus la même force. Jan Miernowski passe en revue quelques auteurs, pour illustrer les thématiques où la haine est encore présente. Il s’agit surtout d’écrits autobiographiques comme ceux d’Ernest Pépin, Réjean Ducharme, Lydie Salvayre, Catherine Cusset où les romanciers « crient haineusement un amour douloureusement absent » (p. 234), un vide affectif à la recherche d’un anteros qui les sauverait de la solitude. La réflexion à la fois critique et ironique sur la haine est à retrouver dans certains romans d’Amélie Nothomb. Assurément, d’autres auteurs pourraient rejoindre la galerie de la haine.