Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Pierre Vinclair

Le genre a ses raisons…

Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, sous la direction de Saulo Neiva & Alain Montandon, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2014, 1176 p., EAN 9782600017428.

1Depuis le livre de Jean‑Marie Schaeffer, Qu’est‑ce qu’un genre littéraire ? (1989) et le cours d’Antoine Compagnon, La Notion de genre (2000), la question du genre littéraire, qui avait été un peu abandonnée par la théorie littéraire des années 1970, semble être revenue sur le devant du questionnement littéraire : « La notion de genre joue aujourd’hui un rôle central aussi bien dans les études littéraires qu’en analyse du discours », écrit Dominique Maingueneau dans l’essai placé en tête de l’ouvrage. En fait, tout se passe comme si l’on s’était rendu compte qu’on avait mélangé jusque là deux phénomènes pourtant bien distincts : la tendance (abondamment soulignée par Blanchot, par exemple) de la littérature moderne à s’émanciper de tout genre ne doit pas impliquer la liquidation des catégories d’analyse permettant de comprendre au moins la littérature des siècles passés. La confusion une fois réparée, la recherche peut passer de l’affirmation de la caducité de la théorie des genres à la théorie des genres caducs. C’est un tel mouvement qu’illustre parfaitement le Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, dirigé par Saulo Neiva et Alain Montandon.

Le genre ou les genres

2Le Dictionnaire est précédé de deux textes théoriques fort éclairants, d’une part une introduction par S. Neiva, spécialiste de l’épopée (et de la survivance de ce genre à la modernité), et d’autre part un essai de D. Maingueneau, auteur de nombreux ouvrages dans le domaine de l’analyse des discours. Dès les premières pages, donc, le Dictionnaire se caractérise par la multiplication des perspectives, pour appréhender cet objet si complexe qu’est le genre — dont le « genre caduc » est défini comme une sous‑classe. L’introduction de S. Neiva a ainsi le grand mérite de déplier le titre pour en définir, un à un, les termes. Ainsi, « raisonné » signifie que l’ouvrage ne prétend pas à une liste exhaustive des genres « tombés en désuétude » ni que cela concerne « toutes les littératures » nationales (p. 12), et par « caducité » des genres on entend qu’« on n’y a plus recours ou ils ne sont plus lisibles » (il souligne, p. 10), même si parfois « le genre, réhabilité, devient donc lisible autrement. » (il souligne, ibid.). Enfin, pour le terme de « genre » lui‑même, de loin le plus problématique (et le plus problématisé par la théorie littéraire), S. Neiva propose :

C’est à la fois un nom collectif nous permettant de désigner une classe de textes et une catégorie dotée d’une double instance auctoriale et lectoriale (Schaeffer), dont les fonctions sont multiples, dont la valeur d’usage est indéniable et dont la dimension cognitive est attestée par sa capacité à mobiliser aussi bien l’attitude inductive et déductive de concentration de l’esprit dans son va‑et‑vient du particulier (un texte précis) au général (le ou les genres dont il relève) que l’expérience empirique de production/réception d’un texte spécifique. (p. 11)

3On retiendra de cette définition assez touffue qu’elle est avant tout pragmatique, ou opératoire. La référence à J.‑M. Schaeffer montre bien qu’il ne s’agit en aucun cas de se laisser piéger dans une conception essentialiste, et la suite de l’introduction le confirme :

Les genres n’ont d’existence et n’ont de sens que dans la mesure où ils sont perçus dans leur interaction avec des pratiques socioculturelles précises liées à leur production/circulation et avec d’autres genres pratiqués (dans le présent voire dans le passé), par rapport auxquels ils ont des relations de proximité ou d’antinomie, dont ils sont différents, y compris dans leur éventuelle similitude. (Ibid.)

4Ce refus de la dimension essentialiste implique alors la nécessité de s’abstraire de toute modèle biologisant pour penser le phénomène de la caducité : « Nous nous intéressons à la caducité des genres sans établir aucune analogie avec un processus de “dégénérescence” qui serait contraire de celui de la “génération”… » (p. 15)

5Dans le riche essai qui succède à cette introduction, D. Maingueneau propose une analyse en tous points intéressante de la notion de genre, du point de vue renouvelé de la pragmatique, plutôt que de l’approche classique par les traits génériques reproductibles, impliquant une approche essentialiste ici révoquée :

Les genres littéraires ne sauraient être considérés comme des « procédés » que l’auteur utiliserait pour faire passer diversement un « contenu » stable : une œuvre implique un cadre communicationnel qui est partie intégrante de l’univers de sens qu’elle prétend imposer. (p. 17)

6Riche et stimulant, cet essai qui fournit nombre de clés pour aborder le genre comme objet, ne semble pas concerner spécifiquement la question de leur caducité. L’approche choisie donne malgré tout au lecteur des éléments qui lui permettront d’y réfléchir. Ainsi, écrit‑il, « si l’on considère la production littéraire non à l’aune de la littérature occidentale des deux derniers siècles mais dans toute sa diversité, il est clair qu’elle s’inscrit pour sa plus grande part à l’intérieur de traditions, de codes stabilisés dans des pratiques génériques. » (p. 24) La caducité des genres littéraires pourra alors se comprendre comme le fait des traditions qui s’essoufflent, des codes qui ne sont plus utilisés ou qui ne sont plus compris. Réciproquement, « la généricité n’est pas donnée une fois pour toutes, […] les énoncés, en fonction des cadrages qu’on leur donne, s’ouvrent à des traitements et des interprétations inédits. » (p. 33)

De « Alba » à « Xénie »

7Le Dictionnaire déploie, dans l’ordre alphabétique, 82 notices relatives à des genres (ou sous‑genres) de la littérature antique, médiévale ou moderne, appartenant essentiellement à la tradition occidentale. Chaque notice, d’une dizaine de pages environ, est écrite par un spécialiste du genre. Suivies d’une courte bibliographie (de 3 à une vingtaine de titres), elles sont pour les deux tiers d’entre elles découpées en sections (et parfois en sous‑sections), problématisant le genre en question selon une perspective historique (« Ode », « Poésie scientifique »), historico‑géographique (« Oraison funèbre »), thématique (« Chanson de geste »), ou, comme c’est le cas de beaucoup d’entre elles, à la fois définitionnelle et historique. Le cas échéant, elles s’intéressent aux déclinaisons du genre en question dans la pratique littéraire contemporaine (« Ballade », « Dialogue philosophique », « Églogue », « Épopée », « Maxime », « Salon », « Traité de savoir‑vivre »). Chaque notice fournit ainsi un panorama définitionnel et historique permettant au lecteur d’avoir une représentation relativement précise du genre, de son âge d’or, de son déclin, de sa survivance éventuelle.

8De manière attendue, la forme de présentation de chaque genre tient compte de la familiarité supposée du lecteur du Dictionnaire. Ainsi, les entrées « Épopée » ou « Dialogue philosophique » sont très théoriques et problématiques, tandis que des notices relatives à des genres oubliés (« Épyllion »), exotiques (« Renga ») ou possiblement fictifs (« Audengière »), s’attachent davantage à la description des traits génériques. C’est évidemment l’une des qualités principales de ce Dictionnaire, que de présenter des formes dont on n’a parfois tout simplement jamais entendu parler (« Ana », « Greguería », « Pont‑neuf », « Tenson », « Rireracque », « Thrène », « Xénie »), ou de permettre au lecteur de se faire une idée précise de genres dont il connaît les noms sans en pouvoir définir précisément la nature ou en retracer le développement historique (ce qui est le cas de tout le monde, en fonction de ses propres objets d’intérêt).

9Si beaucoup des contributeurs prennent leurs précautions au moment de définir le genre, en problématisant l’usage du mot lui‑même (« Épyllion », « Physiologie »), l’identité générique (« Greguería »), en questionnant l’unité du genre (« Roman épistolaire ») ou ses frontières (« Lai narratif »), les notices peuvent aussi proposer des définitions formelles précises, lorsque les genres s’y prêtent, comme c’est souvent le cas pour les formes poétiques (« Ballade », « Fatrasie », « Pantoum », « Renga », « Rondeau », « Triolet »). D’autres, à l’inverse, se demandent si leur objet est même un genre (« Roman d’aventure »). En fait, les différents genres ne sont pas des genres pour les mêmes raisons, ou pour reprendre le vocabulaire de J.‑M. Schaeffer dans son essai de 1989, ils répondent à des « logiques génériques » variées. On comprend d’autant mieux l’intérêt d’avoir fait commencer l’ouvrage par l’essai de D. Maingueneau, qui se proposait justement d’explorer par l’angle de la pragmatique les différentes manières d’être un genre. Mais c’est également une limite du Dictionnaire, qu’il nous semble nécessaire maintenant de souligner.

Théorie ou histoire des genres

10En effet, l’introduction soulignait la nécessité de refuser une approche essentialiste du genre, et l’essai de D. Maingueneau récusait pour cette raison de définir un genre par la description des « procédés formels ». Mais comment présenter autrement les formes poétiques dont la forme est extrêmement codifiée ? Ainsi, la notice relative au « Pantoum » se finit sur la liste de procédés de composition datant de Banville, et peu compatibles avec les nouvelles exigences de la linguistique pragmatique :

Pour revendiquer à juste titre l'appellation de pantoum, un poème doit répondre aux deux exigences énergiquement formulées par Banville :
1) Reprise régulièrement décalée de vers déterminées
2) Double isotopie juxtaposant deux thèmes disparates. (p. 598)

11Dans le même souci anti‑essentialiste, alors que l’introduction a souligné, en citant Schaeffer, que la compétence générique ne saurait être celle des textes eux‑mêmes (mais seulement, dans une perspective pragmatique, celle des auteurs ou des lecteurs), la notice relative à l’épopée, écrite par S. Neiva lui‑même, souligne la possibilité d’un élargissement du concept d’épopée avec Hugo ou Whitman, « à condition de garder à l'esprit le besoin de tenir compte des modifications que le genre connaît grâce justement à ces textes qui le transmettent en même temps qu’ils le transforment. » (p. 283, je souligne). N’est‑ce pas là réintroduire la « compétence générique des textes » ?

12En fait, il ne s’agit pas ici, nous semble‑t‑il, d’une contradiction entre l’introduction et la notice, mais plutôt d’un véritable différend entre les deux genres (justement) de discours : la théorie littéraire peut refuser, avec raison, l’ontologie et la métaphysique des essences, mais l’histoire littéraire n’est‑elle pas obligée de faire au moins comme si le genre (et non seulement des auteurs et des lecteurs) existait (sans quoi c’est son objet même qui disparaîtrait) ? C’est la coexistence d’une ambition théorique et d’une ambition historique dans le Dictionnaire qui produit cette dissonance — un peu comme si un essai sur l’impossibilité de traduire était placé en introduction d’un dictionnaire français‑anglais. Car si, comme l’a écrit Schaeffer, il existe des logiques génériques diverses, s’il n’y a pas quelque chose comme « le genre » littéraire, comment écrire les notices d’un dictionnaire des genres ? Réciproquement, c’est l’intérêt de l’analyse rétrospective que de pouvoir saisir enfin l’essence d’une chose — comme la chouette de Minerve. Si la caducité des genres ne nous renseigne pas sur leur essence, quel sens spécifique cela a‑t‑il d’en faire le dictionnaire ? Et si l’on tient que les genres n’ont ni essence ni développement propres, qu’ils sont des classes (au sens logique) constituées par le sens commun pour des raisons diverses et contradictoires, comment en faire le dictionnaire raisonné ?

Dictionnaire ou boîte à outils

13De la même manière que le Dictionnaire fait coexister des réalités génériques assez hétérogènes, du court poème à procédés jusqu’à la forme archétypale ne possédant pas de traits formels stables, les notices qui le composent ne semblent pas non plus entendre toutes de la même façon l’expression « caducité des genres littéraires. » Ainsi, la plupart d’entre elles proposent une histoire du genre jusqu’à ce qu’il tombe en désuétude, mais ne font pas de cette caducité et de ces formes l’objet spécifique de leur enquête : il s’agit plutôt d’un Dictionnaire des genres (caducs) que de la caducité (des genres). Certaines ne s’inquiètent d’ailleurs pas de thématiser particulièrement cette caducité. Mais S. Neiva semble au contraire s’intéresser davantage à la caducité qu’aux traits caractéristiques, et même aux théories de la caducité d’un genre (« Détrônée du sommet du système générique, l’épopée perd de son importance, connaissant un processus de marginalisation vis‑à‑vis du canon littéraire après y avoir joué un rôle central […] » (p. 280)), pour en conclure à la caducité des théories de la caducité :

De cet effort d’ouverture résulte tout d’abord un constat de caducité qui ne porte pas tant sur le genre lui‑même, en tant que pratique littéraire — mais plutôt sur l’esprit de toute démarche d'analyse faisant appel à une conception excessivement « restreinte » de l’épopée. (p. 284).

14Une telle polyphonie ne doit pas être simplement considérée comme une limite de cet ouvrage très riche : on peut comprendre que, de même que la prise en compte des diverses « logiques génériques » jette à raison le soupçon sur la catégorie même de genre littéraire, la lecture des différentes notices suggère la possibilité d’une pluralité de « logiques de caducité » hétérogènes. Causes intrinsèques ou extrinsèques, essoufflement ou redéfinition des règles, dissolution inter‑générique ou ingestion par un genre plus large, modification géographique ou changement de paradigme historique, les raisons avancées pour la caducité des genres peuvent être très différentes, et ce dictionnaire a le mérite d’avancer tout un bouquet d’explications.


***

15Si une telle polyphonie trouble, relativement au genre du « dictionnaire », c’est alors plutôt parce qu’elle donne plus que moins que ce que ce genre d’ouvrages propose habituellement. Car dans cette pluralité des genres de discours (entre théorie et histoire) mais aussi des logiques génériques (selon les notices) et même des types de caducité, l’ouvrage dirigé par S. Neiva et A. Montandon offre beaucoup à penser au lecteur. Le reproche porte alors moins sur son fond que, paradoxalement, sur son « étiquetage générique » : tout autant et davantage qu’un dictionnaire (qui donne à son lecteur un produit fini dont il n’a qu’à apprendre le contenu), cet ouvrage doit être considéré comme une véritable boîte à outils (qui déploie de larges perspectives problématiques à un lecteur qu’il dote d’une multitude d’outils).