Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Muguraș Constantinescu

Pour ne pas en finir avec Genette

Gérard Genette, Épilogue, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2014, 204 p., EAN 9782021142891.

Ludicité sur ultimité

1Au début de l’année est paru dans la collection « Fiction & Cie » des éditions du Seuil, un nouveau livre de Gérard Genette intitulé de façon surprenante et quelque peu ludique Épilogue, volume censé être, tout à la fois, la suite et la fin de la série « cahoteuse et désordonnée », nommée Barbadrac.

2C’est, en même temps, un livre atypique et typique. Il est atypique parce que ce n’est pas commun d’écrire passé quatre‑vingt ans un livre ainsi intitulé, mais il est typique pour G. Genette de le faire, en connaissant son plaisir d’« épiloguer » sur beaucoup de choses et de jouer sur l’ambiguïté et cela en commençant par le titre. « Cet appendice composite » (p.14) se propose,en apparence, comme épilogue de et réflexion sur la « trop longue triade bardadraque », comme la caractérise l’auteur avec son auto-ironie habituelle et avec un adjectif nouvellement forgé ; il constitue aussi une réflexion sur la fin de l’existence, dans un registre nommé de façon paradoxale « préposthume », qui va de l’élégiaque à l’enjoué, en passant par le grave, le plaisant et le satirique, dans l’esprit « barbadrac » que l’on connaît déjà. La ludicité avouée par G. Genette1 à propos de ses ouvrages théoriques est plus présente encore dans ces écrits « autobiographiques » dont Épilogue semble être l’achèvement et le couronnement par son jeu sur et avec la fin, considérée des points de vue narratologique, existentiel ou autre. Comme il le reconnaît dans un entretien2, G. Genette a écrit le livre avec un sentiment d’urgence car un « Un jour je me suis aperçu que je n’étais pas immortel » et, en conséquence de quoi, il a voulu donner une fin, publiée de son vivant, à son triptyque, contenant Bardadrac, Codicille et Apostille, tout en changeant de forme et de format.

3Malgré ce sentiment d’urgence, l’auteur des Figures prend son temps à éclairer au début de l’ouvrage quelques aspects théoriques, même s’il prétend le faire de façon cavalière, à propos notamment de la différence entre dénouement et épilogue, en soulignant que dans le dernier l’histoire est déjà finie et que « dans le champs de la littérature romanesque, il se distingue nettement de l’éventuel “dénouement” par l’interposition d’un laps de temps diégétique plus ou moins défini » (p.10).

4De tels éclaircissements théoriques sont, d’ailleurs, parsemés tout au long de l’ouvrage en donnant au lecteur le sentiment agréable qu’entre les différentes figures et les divers bardadracs, en passant par les deux œuvres de l’art, il n’y a pas de véritable solution de continuité et que l’esprit genettien garde ici toute sa rigueur taxinomique et son entière fraîcheur ludique. En s’autoparodiant, il constate, en utilisant des termes qu’il a lancés et qui ont fait déjà carrière dans le trésor narratologique, l’asymétrie entre « prolepse » et « analepse » dans son cas, où la première est beaucoup plus brève que la dernière ; il implique le lecteur, en l’avertissant, par un clin d’œil, que cela le concerne également :

J’en conclus que le temps est plus court en prolepse qu’en analepse, autrement dit qu’il ne pratique pas la symétrie, mais ça je le savais déjà et vous aussi. (p. 35)

5Dans son Épilogue, G. Genette, « saute et gambade », comme le dit si bien l’un des chroniqueurs de l’ouvrage3, avec une ludicité qui lui va si bien, même si elle se teinte parfois de railleries, en émaillant une matière riche et diverse de réflexions sur le « néant final », sur l’« instant fatal », sur « cette ultimité-là ».

L’art du fragment & de l’astérisque

6La fin de la série est aussi la fin d’une formule car, dès la première page, G. Genette annonce qu’il abandonne la formule « alphabêtisière » de dictionnaire, sorte de « cache-désordre » ; il adopte pour le présent ouvrage une formule fragmentaire plus hermétique et, apparemment, plus libre encore que celle d’un « dictionnaire à ma façon » qui suggérait, malgré tout, un ordre alphabétique et un (dés)ordre personnel, tandis qu’ici les fragments, plus ou moins longs, sont séparés par des astérisques, qui se présentent comme les seuls repères extérieurs d’organisation. Elle a l’avantage de l’achronie et de la discontinuité, elle permet plusieurs débuts (« il [Épilogue] “entre en matière” plusieurs fois, p. 25) et une fin improbable :

Je pressens que son terme n’adviendra pas beaucoup plus nettement, annonçant par une série tout aussi indécise d’amorces en paliers, une fin qui peut-être n’en finira de finir qu’avec son auteur, et encore. (Ibid.)

7La poétique du fragment, pratiquée et théorisée dans l’espace roumain par Irina Mavrodin4, la première traductrice (heureuse coïncidence) d’un livre de G. Genette en Roumanie, est préférée par l’auteur pour le rythme et la respiration qu’elle suppose :

Un nouveau mode de (dis)continuité s’y fera jour : si chaque passage d’une « entrée » à l’autre valait pour un point, ici l’astérisque vaut plutôt virgule ou point-virgule, et donc plus légère respiration, et chaque fragment pourra sembler, par addition, par correction, par libre association (« au fait... ») d’idées ou de mots, procéder du précédent. (p. 23)

8Le choix de l’écriture fragmentaire, rythmée par des astérisques, est inspiré par quelques‑uns de ses auteur favoris, parmi lesquels on compte notamment Stendhal et Valéry mais il est aussi recherché pour son « effet de lecture » : « même quand celle-ci en dispose (je veux dire : l’interprète) à sa guise, l’astérisque est toujours là qui propose, et le lecteur bénévole qui en dispose ne peut l’ignorer. » (p. 24)

9Voyons de plus près comment l’astérisque assure la respiration entre une idée et une autre, comment il réalise l’articulation d’un fragment avec un autre par associations et commentaires dans ces « pages finales » qui commencent par une sorte de boutade (« De fait, on ne sait jamais trop à quoi l’on met fin, si tant est qu’on sache l’y mettre », p. 9) et finissent par un proverbe détourné (« l’avenir, on le sait, n’est à personne », p. 204). Les premiers fragments portent sur les termes de « fin », « épilogue », « dénouement », en étroit rapport avec l’objet et le propos de l’ouvrage, dernier ou « après-dernier » de la série « verifictionnelle » ou « veridictionnelle » de Bardadrac, parce que le terme « autofiction » et son adjectif dérivé, sont évités comme étant très « fatigué(s) ». Assez vite le théoricien des Figures s’éveille et délimite, différencie, classe et illustre, les références littéraires surgissent — Aragon, Tolstoï, Balzac — et les incontournables — Chateaubriand, Stendhal, Proust. Dans la gestation du titre plusieurs termes ont, sans doute, défilé devant les yeux scrutateurs du poéticien-mémorialiste — « examen », « hors série », « hors texte » et même un terme familier ou personnel comme « allongeail » — mais seul « épilogue » remplissait la double condition d’être, à la fois, marginal et terminal. Réfléchissant sur la fin, narratologiquement parlant, les perspectives se multiplient car on peut envisager la fin d’un début et G. Genette de citer l’écrivain britannique David Lodge et sa question pertinente : où finit le début d’un roman ? Question à laquelle, malin, le poéticien verifictionnel en ajoute une autre, symétrique — « Où commence la fin d’un livre ? » (p. 25) — pour glisser ensuite vers les « notes fantômes », non jouées, du jazz et les comparer à l’astérisque qui, parfois, tient place de tout un fragment pensé mais non écrit. D’ailleurs, le jazz, la musique et le temps — sa bête noire — sont parmi les thèmes récurrents que G. Genette qualifie de « ritournelles » mais, en faisant une analogie avec ce terme en musicologie, il reconsidère son choix et conclut, ironiquement et en jouant sur les mots, que

[s]auf initiative malvenue d’un logiciel en goguette, mes refrains, qui tiennent plus de la marotte que du bégaiement, ne sont finalement en rien des ritournelles, mais bien des refrains, des anciennes, ou pour parler plus crûment, des rengaines, à rengainer sans faute et sans retard. (p. 156)

10Plusieurs fragments prennent pour objet l’écriture autobiographique, son rapport à la fiction et à la fictionnalisation, ce qui convoque des références littéraires à Montaigne, Chateaubriand, Sartre et des associations avec le temps, le « palimpseste de la mémoire », la notion de « souvenance », celle d’oubli, avec les idées de Bergson sur le temps et la mémoire, et la procastination, chère à Proust, l’« irrerabile » de Virgile, l’espace-temps « vécu ou rêvé », le rêve, le fantasme et le cauchemar répétitif.

11L’amour et l’esprit d’anticipation/improvisation, une nouvelle carte du tendre à partir de la cristallisation/décristallisation stendhalienne, certaines figures féminines assez fantasmatiques, le père et la mère et leur héritage d’ironie ou de tendresse, la relation affective et d’autres thèmes récurrents s’insinuent çà et là dans des fragments pour aboutir à des réflexions sur le rythme des uns qui peut faire l’enfer des autres et à une belle idée d’apprivoisement et de patience dans la relation à autrui :

Apprivoiser, entre autres, ces déphasages temporels suppose une sorte de patience à laquelle je m’exerce tant bien que mal, et dont l’autre nom, plus positivement engagé dans le (bon) rapport à autrui, est « confiance ». Ce mot peut sembler bien faible, mais l’état qu’il désigne, si difficile à atteindre et plus encore à tenir, est pour moi le meilleur de la relation affective. (p. 44)

12Un véritable réseau intertextuel est donné par la présence des œuvres et des auteurs cités ou mentionnés, venus d’arts et de domaines différents mais qui évoquent, d’une façon ou d’une autre, non pas seule la suite bardadraque mais tous les livres de G. Genette publiés avant le 15 juin 2013, date de la fin de rédaction de cet Épilogue, marquée sur sa dernière page. On y trouve, selon l’ordre/désordre des diverses associations, des noms qui traduisent bien une riche matière et un vaste horizon : Pascal, La Rochefoucauld, Stendhal, Chateaubriand, Sartre, Proust, Boulez, Klee, Goodman, Gide, Flaubert, Sacha Guitry, Stravinsky, Nijinski, Wagner, Uccello, Kandinsky, Crébillon, David Lodge, Germaine de Staël, Calvino, Freud, Husserl, Arthur Danto, Kafka, Paul Auster, Sainte-Beuve, La Fontaine, Tocqueville, Baudelaire, Verlaine, Diderot, Raymond Aron, Churchill, Marx, Lénine, Fauré, Saint-Saëns, Debussy, Magritte, Goethe, Chopin, Truffaut, Mozart, Hugo, Wayne Shorter, Curtis Fuller, La Bruyère, Nadeau, Barthes, Verdi, Henri Salvador, Clausewitz, Dickens, Joyce, Malraux, Michel Berger, Rousseau, Raymond Queneau… Cet inventaire incomplet montre déjà que le tome renvoie à toutes les œuvres antérieures de Genette, tout en montrant un appétit de réflexion et d’écriture, qui contredit son titre.

Jouer avec le temps & avec la fin

13Le thème de la fin, en bonne relation avec le temps, inspire de nombreuses réflexions à l’auteur d’Épilogue, en commençant par les remarques narratologiques déjà évoquées et en continuant par d’autres tenants de l’existentiel, où l’ironie et la dérision ne manquent pas. Déjà l’association avec le verbe « épiloguer » — que la sagesse populaire a bien résumé par l’impératif « N’épiloguons pas », chaque fois que des « suppléments inutiles » s’annoncent — va dans ce sens. Dans ce type de sagesse non pas populaire mais, en l’occurrence, personnelle, on pourrait inscrire la constatation/promesse de l’auteur en début de sa suite à Bardadrac : « tout à une fin, même les suites » (p. 16).

14L’association avec appendice et post-scriptum, pour essayer d’identifier la catégorie générique de l’ouvrage, mélange ironie et ludicité et permet l’insinuation de la fin comme « date de péremption », « instant fatal », qu’on « souhaite voir arriver par surprise », « car, si l’on veut bien faire une fin de temps en temps, à la fin des fins (à la fin de tout), on n’aime pas trop penser. » (p. 15)

15La réflexion sur le temps, avec lequel G. Genette a un gros problème depuis les Figures, induit aussi l’idée de jeu, de rapport de domination, envisagé avec humour et même une certaine, dirais-je, tendresse :

Le temps n’est pas exactement, ou pas seulement pour moi, ma bête noire, mais plutôt un compagnon que je subis sans pouvoir m’en débarrasser, sans espoir de le dominer, et avec quoi en compensation il m’arrive de jouer, quand ce n’est pas, plus souvent, lui qui se joue de moi. (p. 18)

16Les images et métaphores du grand âge et de la fin, fugitivement ou longuement évoquées, sont parfois d’inspiration littéraire, balzacienne comme celle sur « la peau de chagrin [qui] rétrécit dans toutes ces dimensions » (p. 200), beckettienne comme la pensée que « tout grand âge est [...] potentiellement beckettien » (p. 77 ) ou de réécriture adaptée du titre « Deux sur la balançoire », métamorphosé pour l’âge crépusculaire, en « Deux sur la civière », « Une civière pour deux » (p. 77).

17L’inspiration imagière de la vie courante peut s’avérer sombre et macabre comme celle des « déchets ultimes » qu’affiche un conteneur de salubrité, ou l’expression familière « au cas où » contextualisée par l’idée de la fin : « Son épilogue [du livre] pourrait donc être aussi, indirectement et “juste au cas où” celui de l’existence qu’elle aura évoquée » (p. 202).

18Le plus souvent les suggestions de fin sont fugitives et jouent sur l’ambiguïté car des mots comme final, crépusculaire, ultime, dernier, même « après dernier » peuvent envoyer aussi bien au livre ou la vie ou à d’autre chose. Le jeu avec les mots est partout présent et va dans l’esprit espiègle et bardadrac de l’auteur jusqu’à des mots chimères et quelque peu oxymorique comme « primultimité » et « prépsothume », qu’il propose avec un certain naturel.

Mémoire optimiste & minute(s) heureuse(s)

19Malgré le titre choisi et quelques touches sarcastiques ou même macabres, l’ouvrage de Gérard Genette, qui avoue se dédoubler en Frédéric, parce que le prénom donné par ses parents ne lui plaît pas, ne se laisse pas envahir par la tristesse et la mélancolie de la fin, l’ironie et la ludicité en constituant un important contrepoids.

20Ces traits qui l’accompagnent dans tout son parcours comme de bons compagnons, le font transgresser clichés et retourner dictons et proverbes avec fraîcheur et saveur. Ainsi, par exemple, montrant ses réserves envers l’idée de « pessimisme de l’intelligence », ou envers celle de « ne pas insulter l’avenir », G. Genette trouve‑t‑il que le passé mérite une attitude authentiquement respectueuse et il oppose « à un légitime pessimisme sur la durée et la qualité de mon propre avenir », un « étrange optimisme sur mon passé », découvrant qu’il dispose d’une « mémoire optimiste » (p. 36) qui l’aide à mieux supporter le futur. Si l’on ajoute à cette mémoire paradoxale, la « minute heureuse », évoquée dans le dernier paragraphe du livre, on pourrait dire que l’épilogue proposé par l’auteur pour sa triade ou pour toutes ses œuvres en est un, optimiste. Et, si c’est au lecteur de décider que l’Épilogue est une réflexion et un récapitulatif pour la série triénale de Barbadrac ou pour toutes les œuvres antérieures de l’auteur, je me range du côté de ceux qui pensent que c’est un épilogue pour toutes ses œuvres mais, vu le plaisir de Gérard/Frédéric à épiloguer sur toutes ses « continuités » et « discontinuités » passées et présentes, je crois que c’est un épilogue provisoire qui s’ouvre à d’autres textes et qui permet généreusement quelque post-scriptum, addenda ou appendix, propre à multiplier les « minutes heureuses » de l’auteur et de ses lecteurs.