Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Corinne Denoyelle

Pour une stylistique des personnage de roman

Vanessa Obry, « Et pour ce fu ainsi nommee ». Linguistique de la désignation et écriture du personnage dans les romans français en vers des XIIIe et XIIIe siècles, Genève : Droz, coll. « Publications romanes et françaises », 2013, 468 p., EAN 9782600017121.

1Par ce livre, Vanessa Obry met à la disposition de la critique un formidable outil d’analyse et l’on espère voir bientôt de nouveaux chercheurs se l’approprier. Ce travail de stylistique, véritablement au carrefour entre littérature et linguistique, propose une méthodologie finement travaillée pour aborder la notion de personnage et sa désignation nominative. La méthode est extrêmement pertinente, partant du plus près du texte pour aboutir à des conclusions remarquables sur l’histoire des figures littéraires.

2Cette étude se fonde sur un corpus de trois romans en vers des xiie et xiiie siècles, enrichi de comparaisons avec les autres récits longs ou courts de la même période. Le Conte de Floire et Blanchefleur, Ille et Galeron et de Galeran de Bretagne, textes aisément manipulables tant par leur taille que par le nombre de manuscrits dans lesquels on les trouve, présentent en plus l’avantage d’être situés dans un intertexte historiquement bien repéré qui permet des comparaisons fructueuses. L’ouvrage est composé de trois parties, complété par un index précis et une bibliographie dense. Mon compte rendu insistera sur la démarche suivie dans cet ouvrage que j’essaierai de présenter précisément car l’apport de cette thèse est avant tout méthodologique et cet outil d’analyse peut (et doit) être réutilisé par d’autres chercheurs sur d’autres époques littéraires. C’est une avancée remarquable dans l’étude du personnage qui, tout en synthétisant d’autres approches, propose de nouvelles pistes.

3L’introduction précise les différentes méthodologies mises en place par la critique littéraire pour aborder le personnel romanesque et en particulier celui du récit médiéval. Rappelant à la suite de Francis Corblin que le personnage de roman est « une suite d’expressions linguistiques qui réfèrent à la même chose », Vanessa Obry commente les particularités du personnage de roman médiéval : type statique souvent doté de toutes les vertus, il n’en manifeste pas moins, par l’évolution de son destin singulier, la prise de conscience de la notion d’individu. Elle évoque aussi la force symbolique au Moyen Âge du nom, censé contenir l’essence de l’être, si bien que le la nomination des personnages est souvent un des enjeux du texte. Le personnage est ainsi la porte d’entrée à une réflexion sur la personne, mais aussi à une réflexion sur le signe. C’est pourquoi V. Obry donne deux objectifs à son ouvrage : d’une part percer la nature du personnage médiéval à partir des désignateurs utilisés et leur évolution au xiie et xiiie ; d’autre part montrer les relations entre les mots et leur référent.

4La première partie, composée de deux chapitres, pose les fondements de l’analyse. V. Obry commence par un rappel littéraire de l’onomastique de chacun des ouvrages de son corpus, montrant la part de l’héritage littéraire et de la création originale dans chaque œuvre. Cette analyse classique se poursuit par une étude des relations entre les différents acteurs de chaque récit, insistant sur les effets de duplication et de gémellité qui caractérisent ce corpus ainsi que sur la quête de l’identité qui en constitue une des grandes thématiques. Cette analyse, bien menée et solide, qui servira de base à toute l’élaboration linguistique, se termine par une réflexion sur les titres des romans.

5Le deuxième chapitre est déjà beaucoup plus spécifique et nous fait entrer véritablement dans ce que l’ouvrage de V. Obry apporte de neuf à la réflexion sur le personnage. Rappelant le statut particulier du nom propre au sein des désignateurs des personnages, elle met en place une vaste enquête statistique qui montre le pourcentage de personnages nommés au sein de chaque roman. Elle constate ainsi une progression de la nomination dans les ouvrages les plus récents dans le cadre d’un personnel romanesque toujours plus large et toujours plus complexe. Elle interroge alors les raisons qui attribuent un nom à certains personnages, nuançant l’affirmation habituelle qui relie leur nomination à leur importance relative. Si, dans les textes les plus anciens en particulier, la nomination des personnages est strictement liée à leur hiérarchisation narrative, d’autres critères sont néanmoins à prendre en compte comme la tradition épique qui joue sur le plaisir stylistique des longues listes de noms de combattants. V. Obry revient sur l’augmentation de la proportion des personnages anonymes dans les romans de Chrétien de Troyes pour conclure que l’anonymat n’a pas à voir avec le genre romanesque en général mais essentiellement avec le sens symbolique que chaque roman accorde à la nomination : « un choix d’écriture en relation avec le degré de problématisation de l’attribution du nom » (p. 118) sans que l’on puisse mettre à jour une progression chronologique ou une dimension générique claire. Son étude permet ainsi de corriger quelques idées trop simples.

6La suite du chapitre présente une étude des groupes nominaux désignant les personnages et observe la répartition entre noms propres et substantifs et leur place en récit ou en discours direct. À partir de là, sont examinées successivement :

  • la fréquence d’apparition des désignateurs dans le texte en comptant le nombre de désignateurs par rapport au nombre de vers, établissant ainsi la hiérarchie des personnages dans le récit et leur place les uns par rapport aux autres.

  • puis, pour les personnages principaux uniquement, la part du nom propre au sein de ces désignateurs : comment son emploi est motivé par rapport aux autres désignateurs. Le premier enseignement qu’elle tire de cette analyse est qu’il n’y a guère d’évolution chronologique de l’emploi des noms propres, mais qu’ils sont à chaque fois légèrement moins utilisés pour les femmes. Le deuxième est que le nom propre trouve une place privilégiée dans le récit, alors que le discours direct donne plus d’importance aux substantifs sauf pour les personnages féminins dont les noms propres semblent situés majoritairement dans le discours direct.

  • enfin la dernière étude de ce deuxième chapitre compare la répartition des désignateurs selon leurs catégories d’emploi : V. Obry oppose en effet les emplois référentiels (c'est‑à‑dire les expressions qui réfèrent de manière anaphorique à des entités) et les emplois non référentiels (c'est‑à‑dire 1. les expressions prédicatives, attributs et appositions nominales ; 2. les expressions autonymiques, en mention, importantes puisqu’elles correspondent en particulier à tous les actes de nomination du type avoir nom, appeler ; et 3. les termes d’adresse). Cette étude permet de nuancer les conclusions précédentes : l’auteure remarque en effet que le nom propre est majoritairement employé en emploi référentiel en raison en particulier de son éviction quasi totale des termes d’adresse. On découvrira aussi avec intérêt qu’un certain nombre de personnages secondaires, s’ils échappent à l’anonymat, restent cependant limités à un emploi non référentiel (en mention). Le nom propre est ainsi réservé à la seule attribution d’un nom à ces personnages. Cette conclusion lui permet de préciser que si le nom propre semblait exclu des paroles de personnages, c’était uniquement en raison de son exclusion des termes d’adresse. Si l’on se limite aux emplois référentiels, le nom propre est réparti de manière assez identique entre discours direct et récit, sauf pour les personnages féminins toujours caractérisés par une sous‑représentation des emplois du nom propre et dont le nom est toujours plus volontiers employé en discours direct.

7La deuxième partie de l’ouvrage de V. Obry, regroupant les chapitres trois et quatre, prolonge ces études en étudiant le choix des mots qui participent à la construction des personnages. Le chapitre trois se consacre aux emplois référentiels alors que le chapitre quatre est consacré aux emplois non référentiels, les termes d’adresse, les emplois en mention et en prédication.

8Le chapitre trois est peut‑être le plus passionnant de cet ouvrage, tant la minutie des analyses linguistiques ouvre des perspectives nouvelles. Il est consacré essentiellement aux choix lexicaux qui composent les groupes nominaux et à leurs expansions. V. Obry entame ainsi une étude systématique des substantifs en les classant en quatre catégories.

  • D’abord les termes qui décrivent le personnage dans sa relation aux autres : le situant dans le cadre familial et affectif (fils/fille, ami, etc.), étude affinée par une analyse des déterminants possessifs et des compléments déterminatifs du nom qui permettent de voir comment les désignateurs relient les personnages entre eux.

  • Ensuite les termes qui décrivent le personnage selon sa fonction politique et/ou son statut social (roi, reine, chevalier…), étude là encore complétée par celle des déterminants de ces substantifs permettant de constater la construction formulaire de ces groupes nominaux.

  • Puis les termes qui les décrivent selon leur âge et qui mettent en scène un personnel romanesque divisé entre monde des adultes et celui des enfants.

  • Et enfin les termes axiologiques décrivant les personnages au sein d’un système de valeurs (souvent adjectifs substantivés, li biaux, li gens…)

9Elle conclut de ces études successives au petit nombre de termes utilisés et élabore ainsi une progression chronologique entre ses trois romans. Le Conte de Floire et Blanchefleur, le plus ancien, se caractérise pas la stabilité des désignateurs : les mots qui décrivent les jeunes héros n’évoluent pas et font de ceux‑ci des types. Dans Ille et Galeron, les désignateurs suivent les transformations des personnages dans le déroulement de l’intrigue en insistant sur leur statut politique. Enfin Galeran de Bretagne présente un système de désignation beaucoup plus complexe dans lequel aucune désignation n’est stable, signe de l’évolution des personnages romanesques et d’un conception plus problématique du rapport des mots aux choses.

10La suite de ce chapitre trois est consacrée à l’emploi du nom propre en emploi référentiel et à sa relation avec son entourage (apposition, surnom ou groupe nominal). Dans la mesure où cet entourage est rare (le roi Marc, bele Blanceflor…), son utilisation est significative et a une dimension formulaire. On y retrouve, en particulier dans Ille et Galeron, l’héritage de la chanson de geste (Illes li ber…) qui donne aussi au nom une dimension rythmique. Cet entourage est plus fréquent en discours direct ou lors de la première citation du personnage dans le récit et correspond souvent à ce qui est dit de lui, sa réputation, ce qui participe ainsi à sa caractérisation. Cette étude amène à la conclusion capitale que, dans cette période, le nom propre perd peu à peu son statut particulier par rapport aux autres désignateurs en même temps que le rapport essentiel entre le nom et son porteur fait place à un rapport évolutif et contingent.

11Le chapitre 4 prolonge la réflexion en s’intéressant aux emplois non référentiels des désignateurs sous l’angle plus précisément de la continuité et de la discontinuité des référencements au fil du texte. V. Obry étudie de manière systématique tous les désignateurs selon leur type d’emploi non référentiel. L’analyse commence par les termes d’adresse pour lesquels on sait que le nom propre est peu utilisé (un peu plus pour les personnages féminins). À partir de sa valeur bien connue comme marqueur d’énonciation, V. Obry cherche à voir si le terme d’adresse contribue aussi à construire les personnages. Elle étudie les autres valeurs et les autres emplois du terme d’adresse : elle montre tout d’abord qu’il ne sert que peu à construire le personnage dans la mesure où il a peu de marges lexicales, étant figé dans des formules. L’emploi du nom propre en terme d’adresse est régi par des codifications sociales strictes qui lui donnent une connotation familière pertinente dans l’intimité mais impolie avec un supérieur. C’est dans ce cadre que le nom propre féminin trouve un emploi particulier : employé in absentia, il relie le monologue du personnage amoureux à la tradition lyrique : « le nom propre en apostrophe souligne l’absence plutôt qu’il ne noue le contact avec un interlocuteur » (p. 239) avec une évolution notable au xiiie siècle, où le nom propre perd progressivement sa forte prégnance symbolique pour être utilisé de manière plus neutre et plus banale.

12La suite de ce chapitre est consacrée au mode de présentation du personnage, associé à l’emploi de son nom en mention. En se fondant sur l’opposition établie par Michèle Perret entre « l’extraction indéfinie » du personnage et sa « nomination abrupte », V. Obry montre les effets de sens induits par ces choix stylistiques. L’extraction indéfinie qui repose sur des formulations du type « avoir a nom X » permet de repérer la manière dont la chaîne de références est mise en place et cède peu à peu sa place face à la nomination abrupte.

13V. Obry s’intéresse enfin aux emplois prédicatifs des désignateurs, en particulier les attributs, emplois qui permettent tout particulièrement de dire le changement du personnage. L’objectif est de repérer si le personnage est présenté « comme un individu fictif singularisé et apte au changement » et d’évaluer le rôle des expressions prédicatives dans le changement du personnage c'est‑à‑dire dans ses recatégorisations. Cette approche permet de confirmer les conclusions précédentes : entre le xiie et le xiiie siècles, les personnages ne sont plus conçus de la même manière. Alors que les jeunes héros de Floire et Blanchefleur étaient immuables, figés dans leur stabilité, ceux de Galeran de Bretagne comme ceux d’Ille et Galeron sont susceptibles d’évoluer, tendance plus marquée pour les personnages masculins. Elle note cependant une autre tendance qui explique l’emploi du nom propre dans le texte : sa dimension poétique qui intègre le nom à une tradition verbale.

14La troisième et dernière partie se centre précisément sur la relation du désignateur avec son référent dans une approche sémiologique plus générale. Le chapitre cinq interroge notamment la manière dont les désignateurs distinguent les personnages les uns par rapport aux autres. Sont dégagées les spécificités de l’emploi des désignateurs en ancien français qui ne servent pas uniquement à désambiguïser le contexte référentiel quand il y a plusieurs personnages (c'est‑à‑dire dans les cas de concurrence référentielle). Si l’hypothèse de la désambiguïsation explique pour une large partie l’emploi du nom propre ou des substantifs pouvant fonctionner comme surnom dans les situations d’affrontement (scènes de combat où le nom du héros se charge d’une portée symbolique qui contribue à le construire comme une figure valorisée), un grand nombre de cas d’emploi du nom propre ou du syntagme nominal ne sont pas liés à ce contexte de concurrence référentielle : en effet, dans la littérature médiévale, ces désignateurs sont souvent employés d’une manière qui nous semble redondante, c'est‑à‑dire sans qu’il y ait rupture de la distribution valentielle. V. Obry interprète ce phénomène comme un signe de l’emploi du désignateur comme marqueur du récit. D’une part il permet la construction du personnage en tant que membre d’un couple : le nom féminin par exemple est en général attiré par les autres noms propres, alors que les noms masculins sont plus indépendants dans un emploi plus fonctionnel que poétique. D’autre part, l’emploi répété des désignateurs en contexte de continuité thématique quand il n’y a aucune rupture dans la distribution montre qu’ils servent aussi à l’organisation textuelle en délimitant par exemple le discours direct à la fin d’un dialogue ou en marquant les étapes spatio‑temporelles de l’intrigue ou les différentes strates énonciatives. Ainsi cette étude montre que les désignateurs ne servent pas avant tout à distinguer les personnages entre eux ; s’ils font aussi cela, ils ont surtout une fonction poétique c'est‑à‑dire à la fois de marqueur de l’organisation narrative et de poids rythmique dans le texte.

15Cette fonction narrative est cependant plus dévolue au nom propre qu’au substantif et plus aux noms propres masculins qu’aux noms féminins, sauf Fresne de Galeran de Bretagne, unique personnage féminin qui puisse égaler le héros à ce niveau. Cette différence d’emploi du désignateur tient au marquage sexuel de l’action. Les héros ont pour but la lutte militaire et politique ou la quête de leur amie alors que cette dernière est plus souvent associée aux discours et aux pensées. V. Obry termine ce chapitre en montrant l’emploi formulaire du désignateur avec l’adverbe or. Le nom du héros masculin associé à cet adverbe sert non seulement à délimiter des épisodes mais permet aussi d’introduire à l’intériorité des personnages dans Galeran de Bretagne au xiiie siècle.

16Le denier chapitre prend du recul avec la question des désignateurs que V. Obry replace dans une réflexion plus vaste sur le signe. Moins immédiatement linguistique, et par là peut‑être moins pertinente que les autres, cette analyse sémiologique montre la mise en cause progressive d’une adhésion immédiate aux signes dans ces œuvres. Alors que les images de Floire et Blanchefleur témoignent de la confusion confiante entre le signe et son référent, le personnage et son simulacre, Galeran de Bretagne ne cesse d’insister sur la mauvaise adéquation de l’image à la chose représentée ou du nom au personnage, qu’il s’agisse de la manche brodée de Fresne, du nom de sa mère Gente ou de sa sœur jumelle. V. Obry déduit de cette évolution du statut du signe une différence de conception du personnage passant des figures stables de Floire et Blanchefleur, semblables aux images qui les représentent, aux jeux de miroir imparfaits qui se multiplient dans Galeran de Bretagne, autour du personnage de Fresne, jamais assimilable à un type. Elle conclut à une vision du langage qui a évolué, « passant d’un signe rendant toujours compte de la nature de son référent au point coïncider avec lui dans le Conte de Floire et Blanchefleur, à un signe qui se cherche sans vraiment affirmer son adaptation dans Ille et Galeron, et enfin à un signe qui ne correspond jamais parfaitement à son référent dans Galeran de Bretagne » (p. 386). Cette mise en cause de l’artifice du signe contribue à complexifier le système des désignateurs des personnages.


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17Ainsi, Vanessa Obry permet avec une rigueur extrême de confirmer un certain nombre d’intuitions de la critique médiévistique : elle montre de manière irréfutable l’évolution du personnage romanesque, passant d’un type stable, plus symbolique que mimétique, à un individu singularisé à l’itinéraire à nul autre pareil, évolution qui s’accompagne d’une réflexion sur le rapport entre les signes et les choses. Elle offre à la communauté non seulement une base de travail remarquable qui promet de nombreuses études à venir dans tous les domaines, mais aussi une approche renouvelée de l’histoire des idées et des concepts au Moyen Âge. Cet ouvrage a sa place dans toutes les bibliothèques des chercheurs, quelle que soit l’époque littéraire sur laquelle ils travaillent.