Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Petya Ivanova

Quand les émotions prennent chair : pour une histoire de l’émotion médiévale

Médiévales, n° 61, automne 2011 : « La chair des émotions : Pratiques et représentations corporelles de l’affectivité au Moyen Âge », dossier coordonné par Damien Boquet, Piroska Nagy & Laurence Moulinier-Brogi, 218 p., EAN 9782842923372.

1Les contributions recueillies dans le volume de la revue Médiévales consacré aux émotions s’inscrivent dans le cadre d’un élargissement du champ de l’histoire des émotions médiévales, pour lequel les travaux des deux éditeurs, Damien Boquet et Piroska Nagy, ont été pionniers au cours des dernières années dans la recherche francophone1. Les éditeurs situent d’emblée ce type de recherche étudiant l’émotion en tant qu’objet historique comme une « anthropologie historique de l’affectivité, entendue comme l’histoire de l’ensemble des façons de vivre et d’user de l’affect en société » (p. 13). En même temps, parler des émotions — événements fuyants d’un vécu corporel — en tant qu’objet historique, ne va pas de soi. La raison de la complexité épistémologique de l’émotion en tant qu’objet d’étude historiographique ne provient pas, contrairement aux postulats du vieux paradigme de l’anthropologie occidentale opposant « raison » et « émotion », d’une prétendue « irrationalité de l’émotion ». Cette dernière, soulignent Boquet et Nagy, a été définitivement démentie par nombre d’approches scientifiques2, qui ont démontré le rôle des émotions dans les processus de connaissance, de motivation à l’action et de communication interpersonnelle. Les émotions informent la manière dont nous faisons sens du vécu :

Loin d’être des parasites de la rationalité, les émotions en sont les sentinelles : elles nous renseignent sur ce qui est conforme à nos valeurs et aux attendus sociaux. (p. 7)

2En tant qu’objet concret d’étude, l’émotion se caractérise par plusieurs composantes, qui reposent autant sur les découvertes récentes en sciences cognitives que sur les théories antiques (notamment aristotélicienne) de l’affect : « l’implication corporelle, les dispositions cognitives, l’évaluation morale et l’orientation vers l’action », ici observables dans un discours affectif, « qu’il soit de nature textuelle ou figurée » (p. 13). Les défis d’une étude historiographique de l’émotion tiennent donc à l’inaccessibilité d’une « émotion psychologique » pour l’historien, qui a pour objet d’étude « une construction médiatisée par le document et ses modalités d’élaboration » (p. 8). L’émotion en histoire est inséparable du dispositif culturel qui la produit, mais aussi du développement des autres aspects connexes à sa connaissance, notamment la conceptualisation du corps. La question qui réunit les articles de ce volume — à savoir le lien entre émotion et corps — contribue à démontrer au travers des analyses couvrant l’étendue de la période médiévale que, loin d’être déterminé, ce rapport se construit et s’élabore en continu dans des situations d’interaction interpersonnelle ou au sein d’une communauté, reflétant des enjeux communicatifs et rhétoriques variés.

3Quel pourrait être donc l’apport spécifique à l’interrogation interdisciplinaire des phénomènes affectifs d’un champ d’étude comme l’histoire des émotions ? Pour les éditeurs de ce volume, il se situe entre les deux tendances dominantes dans l’étude des émotions aujourd’hui : d’un côté le socioconstructivisme et de l’autre côté une approche universaliste qui « tend à induire des déterminismes biologiques de l’émotion des règles psychologiques et comportementales universelles » (p. 8). Il s’agit bien de signaler le danger de réductionnisme inhérent à ce dernier type d’approche, en soulignant l’absence de déterminisme dans l’expression corporelle des émotions et en éclairant leur caractère d’« objet culturel tout entier contenu dans le signe et l’échange » (p. 15), vocation reprise par la majorité des articles du volume (voir en particulier les contributions de B. Rosenwein, D. Boquet et G. Bolens).

4Dans le contexte du Moyen Âge, le survol historique de la pensée de l’affect proposé dans l’introduction du volume offre un cadre efficace à la compréhension de son rôle et des vecteurs de conceptualisation extrêmement variés et souvent contradictoires qui coexistent et fusent dans différentes configurations durant cette période riche en développements autour de la relation corps‑émotion. Les contributions individuelles du volume pour leur part se focalisent sur des témoignages textuels (et iconographiques, pour ce qui est de l’article de R. Marcoux qui ne sera pas traité ici) spécifiques afin d’interroger différentes facettes de la problématique de l’émotion dans un espace qui va de l’antiquité tardive jusqu’aux derniers siècles du Moyen Âge, dans des contextes linguistiques et culturels divers — monastique, judiciaire, littéraire, courtois ou encore celui de la prédication. Si le rapport corps‑émotion est une question à forte valeur heuristique dans ce volume, il permet d’aborder une large palette de problématiques méthodologiques et conceptuelles tout en ouvrant le champ en construction sur d’autres domaines de recherche comme l’analyse littéraire, l’histoire de l’art, la philosophie, l’histoire juridique etc.

5Le caractère spécifique de l’interrogation historique de l’émotion présente des défis épistémologiques et méthodologiques qui émergent à travers les sujets traités par les différents articles. Ils tiennent des rapports non‑transparents entre langage et émotion, des spécificités de la mise en récit de l’émotion ; du lien, loin d’être nécessaire, entre l’émotion et son expression corporelle ; du jeu imprévisible entre l’émotion présentifiée dans un texte et les codes de son contexte historico‑culturel. Ces rapports complexes renvoient à la fois à une lacune et à la revitalisation d’une expérience corporelle :

L’émotion historique, telle qu’elle est construite et transmise par les sources, renvoie à un frémissement de la chair, à jamais perdue. […] Pourtant sa tension dynamique reste présente, au creux des sources, comme un tressaillement mystérieux. (Boquet et Nagy, p. 14)

6La métaphore ne renvoie pas seulement à un effort de revitalisation d’un objet textuel et historique, mais à une manière de comprendre le phénomène affectif ; il s’agit d’un événement corporel qui, loin d’être déterminé par des paramètres immuables, s’inscrit d’emblée dans une facture culturelle, à commencer par la dénomination de ce vécu (peur, joie, honte) et son inscription dans une causalité physiologique (rougir, pâlir, trembler, pleurer) jusqu’à l’attention portée à ces manifestations : « L’émotion est l’un des dispositifs par lesquels dialoguent le corps, le monde reçu et l’expérience » (p. 15).

7En traçant des lignes d’interaction entre ces pôles, les contributions du volume nous semblent dessiner trois axes majeurs d’investigation : le rapport entre l’expression corporelle et gestuelle de l’émotion et sa codification culturelle ; les questions spécifiques à la mise en récit de l’émotion et le rôle de l’affect en tant que vecteur d’un éthos communautaire.

Geste & codification

8Si les évocations directes d’états affectifs peuvent être rares dans certains textes et à certaines époques, comme c’est le cas pour l’époque alti‑médiévale, ou au contraire, extrêmement complexes et dynamiques, comme dans un texte littéraire écrit à la fin du xive siècle par Geoffrey Chaucer, plusieurs auteurs mettent l’accent sur l’importance centrale d’une lecture des signes somatiques pour comprendre la tessiture émotionnelle véhiculée par les textes (N. Pancer, G. Bolens, Kl. Oschema). L’attention aux gestes corporels en tant que vecteurs expressifs d’émotion permet d’une part d’actualiser la trace textuelle dans un acte de lecture qui présentifie ses enjeux interprétatifs, et d’autre part d’ouvrir l’espace délicat entre la codification culturelle des émotions et l’écart qu’elles opèrent dans ces structures conventionnelles.

9L’article de Nira Pancer démontre que l’étude de la fonction du geste somatique dans l’expression des émotions permet d’interroger un espace dynamique qui s’ouvre entre codification rituelle d’une part et interaction personnelle et sociale d’autre part. Elle observe des gestes expressifs d’émotions dans la littérature alti-médiévale (vieviiisiècle) sous un double aspect : d’une part les émotions lapsus corporis, ou des expressions non‑contrôlées intentionnellement, et d’autre part leur opposé — des expressions affectives ritualisées, dont la performance relève d’une mise en scène visant à modifier les rapports de force entre interlocuteurs. Cette approche permet de dénicher des « signifiants physiques tapis dans la trame de la narration », qui renvoient souvent à « des signifiés ou à des non‑dits émotionnels » (p. 39). À plus forte raison, ces gestes somatiques participent d’un « système de communication extrêmement complexe et nuancé » (p. 52). L’auteure relève cette complexité dans son analyse des signifiants somatiques dans un épisode narré par Grégoire de Tours dans son Histoire de Francs, qui met en scène la reine Frédégonde fondant en larmes et prosternée en supplication devant son mari le roi Chilpéric (p. 47‑52)3. En relevant les aspects rituels des gestes de Frédégonde, l’auteure montre qu’à travers une situation en apparence d’humiliation et d’impuissance, la reine offre une performance qui use de ces signes conventionnels pour faire passer son propre message — lequel, loin d’affirmer faiblesse et soumission, démontre sa supériorité et son pouvoir de décision vis‑à‑vis de son royal mari. L’analyse proposée par N. Pancer des expressions du visage, des larmes, des postures signalant la supplication et la soumission ainsi que des verbalisations qui les accompagnent démontre brillamment l’accès, par l’attention au geste, aux enjeux interprétatifs du texte, permettant d’étudier « les performances individuelles plutôt que des scénarios standardisés » (p. 47). Cette analyse s’inscrit dans une visée épistémologique, déjà suggérée par Gary Ebersole4, qui cherche à « restituer les motivations personnelles des acteurs et rendre à ces pratiques interpersonnelles leur dimension transgressive, productive et performative » (p. 47).

10Dans son article, Guillemette Bolens pousse la question de la lecture des signes corporels plus loin, en mettant en lumière le rôle indispensable que joue la réactivité du destinataire dans la construction d’un sens émotionnel. L’analyse kinésique que G. Bolens propose5, focalisée ici sur plusieurs sections des Contes de Canterbury, écrits dans la deuxième moitié du xive sièclepar l’auteur moyen anglais Geoffrey Chaucer, porte l’attention sur une pratique narrative qui « met délibérément à l’épreuve l’agilité interactionnelle de son destinataire » (p. 98). Ici, afin de saisir le jeu textuel et transgressif de l’auteur, le destinataire a besoin aussi bien de connaître les codes gestuels des conventions culturelles et littéraires que d’activer son « intelligence kinésique », ou sa capacité de produire du sens à partir des signes expressifs corporels en temps réel (p. 105). Ce mode de lecture permet de porter attention aux processus d’élaboration d’un sens affectif engagés par le texte. Dans Le Conte de l’Ecuyer, montre G. Bolens, Chaucer joue des codes gestuels et littéraires afin de créer des attentes interprétatives chez le lecteur pour aussitôt les décevoir. En évoquant le nom de Canacé comme protagoniste, Chaucer suscite de puissantes associations intertextuelles d’inceste et d’infanticide6 dont il suspend le fil pour insérer à la place un scénario d’évanouissement par chagrin d’amour. Le code courtois ainsi activé est à son tour subverti : son protagoniste est une oiselle dont la plainte amoureuse provoque chez Canacé un pathos exagéré car immotivé, pour ensuite donner lieu à un geste de compassion raté — les jupes de Canacé tendues en anticipation pour accueillir l’oiseau défaillant se trouvent au mauvais endroit au moment de la chute et ratent l’oiseau qui s’écrase au sol (p. 102‑105). Cet événement kinésique d’une chute à côté (p. 104) est au cœur de la technique narrative de Chaucer, qui brouille les attentes interprétatives du lecteur pour le pousser au dérapage du sens : il s’agit là d’un « art du lapsus feint » (p. 99) qui sous‑tend la dynamique expressive de l’œuvre. Le style kinésique de la narration chaucérienne sollicite le destinataire, d’une manière inédite à son époque, à être présent comme co‑auteur du sens :

De la même manière que cet auteur change de posture et se déplace continuellement, le lecteur, s’il veut le suivre, doit également bouger. Et ce qu’il découvre en définitive n’est pas un sens herméneutique mais son propre mouvement interprétatif. (p. 115)

11L’analyse kinésique développée par G. Bolens ajoute à la force de proposition de l’étude du geste une nouvelle dimension d’extrême importance pour l’analyse de l’émotion incarnée en tant qu’objet culturel — notamment l’attention au présent perceptif d’un destinataire « au profil historique et personnel nécessairement variable » (p. 116) — qui ouvre un espace interactif fertile non seulement pour l’interprétation de la trace textuelle, mais aussi pour l’élaboration critique d’un sens émotif.

12Le geste émotionnel comme lieu d’un événement d’interaction imprévisible est pour sa part mis en évidence par Klaus Oschema dans sa discussion des gestes de conciliation dans les duels judiciaires. En procédant à la reconstruction historique du déroulement du duel juridique qui oppose en 1386 deux nobles normands7, Kl. Oschema se focalise sur un moment du rituel, codifié de manière particulièrement précise. Il s’agit des trois serments que les adversaires prêtent en public afin de souligner la légitimité de leur cas : les deux premiers serments prévoient un contact tactile indirect avec des objets sacrés, tandis que le troisième est remarquable par le contact physique entre adversaires qu’il prescrit. Kl. Oschema démontre que les approches limitées à l’histoire du droit ne suffisent pas à rendre compte de la présence et de l’insistance dans le protocole cérémonial sur ce curieux geste de proximité physique. La lecture de sa valeur affective permet à l’auteur d’y déceler un geste de « pacification (ou de réconciliation) potentiel qui pourrait amener [les adversaires] à ne pas en venir à la confrontation armée » (p. 161). L’auteur appuie d’une part sa lecture sur les témoignages historiographiques du xive et xve siècle qui révèlent une attitude culturelle attentive à l’affectivité et d’autre part sur les « mécanismes empathiques » évoqués par la science contemporaine (p. 156). Loin d’être symboliques, ces gestes de proximité physique sont compris comme ayant une efficacité performative et donc susceptibles d’opérer le renversement d’une situation hostile — ceci dans un contexte social valorisant la grâce comme instrument d’harmonie sociale (ibid.). L’analyse de la valeur émotionnelle du geste proposée par Kl. Oschema démontre non seulement la pertinence de cette approche pour compléter l’étude de l’histoire juridique, mais permet aussi de comprendre le détail gestuel en rapport avec un aspect central du lien corps‑émotion, à savoir ce que William Reddy désigne par le terme « émotif », « un énoncé particulier, qui transforme l’état affectif de la personne qui le dit ou fait, ainsi que celui de son interlocuteur » (Boquet et Nagy, p. 13). Le détail gestuel prévu par la cérémonie est ainsi un point tournant possible, capable d’en transformer complètement la teneur dans un sens à la fois implicitement souhaité et activement démenti par l’exécution du duel. Cette analyse, même en absence de cas avéré de tel retournement, a le grand mérite d’amener l’attention sur la capacité du geste émotif à suspendre les trames culturelles codifiées au sein desquelles il s’opère.

La mise en récit de l’émotion

13Si l’étude du geste émotif comme élément central du lien corps‑émotion ouvre un espace interprétatif de l’intervention de l’affect dans les codes et normes culturels, l’analyse de la mise en récit et la représentation des états affectifs met en lumière les processus de construction du sens à travers l’émotion narrée.

14Dans son analyse des récits autour d’un crime d’honneur monastique survenu vers 1165 au couvent de Watton dans le Yorkshire, Damien Boquet présente les enjeux communautaires de la mise en récit des émotions liées à un crime passionnel. Il s’agit du scandale qui éclate dans ce monastère double (qui réunit chanoines et moniales) fondé par Gilbert de Sempingham, où une jeune moniale tombe enceinte en raison de sa liaison avec un chanoine du monastère. Les sœurs prises de fureur molestent la nonne coupable, et la forcent ensuite à émasculer de ses propres mains son amant. L’événement se clôt par un miracle au cours duquel la sœur est pardonnée et son enfant disparaît, emporté. L’événement prend place au moment où la congrégation gilbertine connaît une grave crise, qui met en question les structures d’organisation de ce monastère double et l’efficacité de la clôture féminine (p. 82). Il est relaté par l’abbé anglais Aelred de Rievaulx qui intervient à la demande de Gilbert. L’analyse de D. Boquet montre comment Aelred se sert dans son récit d’une rationalisation morale des émotions de la communauté afin de légitimer une série d’actes de violence atroces dans un lieu conventuel et d’affirmer le retour en grâce du monastère. Le propos d’Aelred vise à donner une orientation des événements qui ôte la responsabilité du scandale au chef de la congrégation, fasse de la castration de l’amant une vengeance légitime et éloigne tout soupçon d’infanticide (p. 79). Dans son analyse, D. Boquet souligne d’un côté les défis pour l’argumentation d’Aelred, et de l’autre côté la manière dont il réussit, par le récit des émotions qui ont épris la communauté des nonnes, à parvenir à ses fins rhétoriques. Il est à noter que, dans cette démarche, Aelred est lui‑même poussé par des motivations d’ordre affectif — il répond à cette mission rhétorique par un sentiment d’amitié pour Gilbert et pour son prédécesseur Henri Murdac — sentiment qui le pousse à taire ses réticences au sujet de la cohabitation des sexes sur un même lieu conventuel (p. 79‑83). Le récit de l’émotion est la clé qui aide Aelred à allier la logique séculière de la vengeance et la logique religieuse de la disparition de l’enfant, en présentant la violence collective féminine envers le corps du chanoine comme la vengeance d’un crime porté à l’honneur du Christ. Ainsi la castration devient prémisse au miracle, une condition sine qua non de la miséricorde (p. 87). L’analyse de D. Boquet démontre brillamment la finesse des nuances dans le traitement rhétorique d’Aelred des concepts affectifs, qui s’appuie sur les axes de la pudeur (pudor), de la vergogne (verecundia) — l’émotion de honte, voire la crainte de la honte —, et du zelus — émotion d’ardeur excessive proche de la jalousie et associée à une colère, dans ce cas justifiée (p. 88‑89)8. En fondant son argumentation sur l’affect, Aelred impose une valeur vertueuse de l’action, orientant sa lecture dans une causalité bien cohérente avec les conceptions anthropologiques du xiie siècle qui relient émotion, raison et volonté dans un désir d’action (p. 93). Orienté vers une finalité louable, le zelus des sœurs castratrices lié à l’attachement passionné au Christ devient le fondement du jugement moral : « Je ne loue pas l’acte mais l’ardeur », écrit Aelred (p. 90‑91). Cette rationalisation morale des émotions dans leur mise en récit élaborée par Aelred constitue un tour de force rhétorique qui insère les évènements problématiques dans un scénario positif : « Ainsi, les émotions narrativisées, loin d’être l’écume bouillonnante d’un règlement de comptes impulsif, posent les conditions mêmes d’une restauration de l’honneur de la communauté » (p. 94). La discussion proposée par Boquet est extrêmement lumineuse du point de vue de la complexité des concepts émotionnels qu’elle révèle et de la construction narrative de leur valeur et de leur sens communautaires. La conclusion de l’auteur souligne le rôle des émotions dans les processus cognitifs qui renseignent sur notre environnement et nos expériences : « elles nous informent sur nos valeurs et notre niveau de conformation aux normes sociales dans la mesure où le ressenti positif ou négatif nous fait prendre conscience de l’adhésion ou du rejet que nous établissons par rapport à la situation vécue » (p. 92‑93). C’est ce rôle d’« évaluations pratiques et des jugements axiologiques » (p. 94) que les émotions jouent aussi pour les contemporains d’Aelred, où leur sens est construit, négocié et orienté pour renforcer un lien social et communautaire.

15Le rapport des expressions émotionnelles avec leur contexte culturel est éclairé d’une autre manière par le concept lapsus corporis proposé par N. Pancer : il s’agit d’expressions involontaires telles que le rougissement, le pâlissement, le tremblement dont l’auteure présente quelques-uns des rares exemples dans la littérature de la période alti‑médiévale. Mais un glissement semble s’opérer dans le traitement du terme entre les faits corporels mis en récit dans les textes et la structuration narrative et culturelle de ces derniers. Lorsqu’elle discute des expressions somatiques en tant que révélation des « secrets de la vie intérieure » (p. 45), notamment dans les récits hagiographiques, l’auteure omet de relever les stratégies narratives et même disciplinaires de ces récits qui mettent en garde contre le péché en dressant une extravagante et absolue lisibilité du corps humain. L’examen du lien entre l’expression corporelle et son interprétation au sein d’un discours normatif ne peut ainsi pas se passer du questionnement des stratégies narratives par lesquelles des axes d’« authenticité » et d’« intériorité » (p. 46) sont construits.

16L’analyse de la mise en récit des émotions dans les textes littéraires de Geoffrey Chaucer proposée par G. Bolens ouvre une perspective sur les enjeux plus vastes de la production culturelle au sein d’une société. Ici, la mobilité cognitive que l’auteur Chaucer exige de son destinataire afin de le rendre attentif à la manière dont il investit de sens ses perceptions émotives, correspond plus largement à un mouvement de positionnement culturel. La tessiture affective de la narration est liée à une stratégie d’écriture qui invite le lecteur à se rendre complice d’un jeu textuel et qui met en question et transgresse aussi bien les conventions culturelles que les autorités narratives, y compris la persona narrative de Chaucer lui‑même. De cette manière, souligne G. Bolens, Chaucer donne « voix à une nouvelle version de l’auctor [médiéval] », et en même temps « change la place du lecteur en le sollicitant » (p. 115). L’espace narratif ainsi ouvert fait de l’acte de lecture un « geste expressif en réponse au geste expressif dont l’œuvre est la trace » (ibid.). Ici, la mise en récit des évènements émotionnels et de leurs expressions corporelles est la clé des actes cognitifs qui transforment les repères culturels et les systèmes interprétatifs mêmes qui génèrent leur signification. L’espace narratif mis en évidence par G. Bolens est « l’espace d’un échange interpersonnel à la fois précis et fortuit » (p. 116), et c’est entre ces deux pôles que l’actualisation et la construction culturelle du sens émotif se produit.

Le sens du corps émotif en communauté

17La construction communautaire du lien corps‑émotion est présentée dans trois contextes différents par Barbara Rosenwein, qui évoque trois « communautés émotionnelles » selon le degré d’adhésion à ce lien. L’auteure n’interroge pas les prémisses de ce découpage théorique (d’où un certain schématisme dans son analyse) ; il s’agit plutôt d’une discussion des différents degrés d’expression somatique de l’émotion en fonction d’un contexte socio‑culturel spécifique. L’article a le mérite de souligner justement que le lien « corps‑émotion » ne relève en aucun cas d’une donnée déterminée et qu’il est compris et vécu de différentes manières dans divers contextes culturels et religieux du Moyen Âge. Dans son analyse du style émotionnel prédominant à la cour de Neustrie (viie siècle), B. Rosenwein évoque une cour « désincarnée », dont les témoins textuels laissent voir « une communauté émotionnelle qui reconnaît la potentialité de l’émotion à s’incorporer, mais qui salue en même temps la vertu de ceux qui dominent cette tendance » (p. 61). La proposition de lire dans des textes épistolaires de cette communauté des gestes de réticence par lesquels « l’émotion incarnée est tenue à distance » (p. 59) est tentante, pourtant l’analyse textuelle peine parfois à convaincre. Ainsi par exemple, dans la lettre de Didier, évêque de Cahors (630‑655) adressée à l’évêque Dadon au début des années 6409, B. Rosenwein lit la teneur d’une « lettre d’amour », dont l’intensité serait atténuée par des expressions ayant pour effet de « désincarner l’affection que [l’auteur] désire exprimer » (p. 59). Cependant, rien dans l’analyse ne prouve que les mêmes indices textuels qui permettent à l’auteure de construire l’argument d’une émotion forte que l’écriture cherche à désincarner ne pourraient être lus comme des émotions médiocres, habillées à des fins rhétoriques, d’autant plus que l’auteur de cette lettre se montre plus spontanément émotionnel ailleurs10.

18En revanche, l’auteure offre une présentation lumineuse du syncrétisme culturel de l’émotion dans la communauté héritière de la pensée de Thomas d’Aquin, où la conception stoïcienne et chrétienne d’un côté tient les émotions à l’écart de la sphère charnelle tandis qu’une conception aristotélicienne les relie étroitement au corps (p. 64). En concluant avec la communauté émotionnelle valorisant l’expressivité exubérante d’une femme mystique comme Margery Kempe, B. Rosenwein prouve l’existence au sein d’un même contexte culturel, celui de l’Occident chrétien, d’une évolution au cours de la période médiévale qui voit le corps investi d’une importance grandissante. Son analyse souligne que les conceptions du corps influencent non seulement les modalités d’expression émotionnelle, mais aussi l’expérience même des émotions, « la manière dont elles sont ressenties » (p. 74).

19Le lien communautaire est envisagé sous un autre angle par Dionysios Stathakopoulos (p. 25‑38) qui se focalise sur les représentations des mendiants touchés par la lèpre dans un corpus de sermons écrits par des évêques du ive siècle de l’Orient méditerranéen. L’article analyse les stratégies rhétoriques qui cherchent à établir un lien fictif entre les mendiants et leur auditoire, en attirant l’attention sur leurs corps mutilés, les identifiant avec le Christ ou encore en incitant les congrégations à la compassion et à la charité à travers le système régulateur des émotions sociales de la honte et de l’honneur. Ici, l’émotion est activée en tant qu’instrument social d’une part de l’intégration des lépreux dans la communauté, et d’autre part de l’encouragement à la pratique de l’aumône, bénéfique, selon l’analyse de Peter Brown, à l’institution ecclésiastique dans son intégralité11.

20L’émotion narrativisée apparaît ainsi comme un instrument d’intervention et de transformation sociale tout au long de la période médiévale et dans les contextes les plus variés. Le traitement donné aux émotions historiques dans ce volume — du point de vue de leurs expressions corporelles et de leurs divers ancrages culturels — contribue à comprendre l’événement affectif comme un phénomène de cognition et d’interaction qui nous renseigne à tout moment sur le rapport que nous maintenons avec des valeurs et des normes culturellement construites. En même temps, décortiquer les manières dont ces normes se construisent et fonctionnent dans une grande variété de sources textuelles permet de souligner le rôle actif du destinataire de ces normes, capable de les employer, de les déjouer ou de les transformer. Si le lien corps‑émotion est loin d’être immuable, la connaissance des manières dont nous concevons et interprétons ce lien ouvre un espace d’interaction entre un ensemble de données culturelles, textuelles, normatives et un acteur au présent, dont le corps sensible est autant agi par les émotions qu’il en est leur agent.