Des femmes savantes & de leurs représentations
1On pourrait d’emblée être impressionné par l’ampleur de la thèse d’Adeline Gargam, soutenue en 2011 et publiée ici dans son intégralité. L’objet d’études, les femmes savantes, lettrées et cultivées, et la période étudiée, de 1690 à 1804, annoncent cette ambition, dont l’auteure se justifie en introduction. Il s’agit de recenser les femmes ayant faitla démarche d’acquisition de la culture écrite, et qui ont accédé à un plus ou moins haut niveau de connaissances intellectuelles ou scientifiques, à l’intérieur d’une vaste littérature des Lumières, dépassant les césures traditionnelles pour englober les dernières années du règne de Louis XIV et la période révolutionnaire. Ce que le titre ne dit pas en revanche, c’est que l’auteure entend à la fois analyser le personnage topique de la femme savante dans la littérature (objet de la troisième partie) et le parcours historique de ces femmes cultivées, dont le critère de sélection est la publication d’un texte au moins, qui ont réellement existé. Sont donc pris en compte aussi bien les textes écrits par des femmes que ceux qui les mettent en scène. Le corpus s’avère par conséquent impressionnant : près de 600 textes, repartis en trois grandes catégories, ceux qui émanent de femmes de lettres, les textes polémiques sur leur statut et les textes fictionnels. L’objectif consiste à comprendre le « caractère crucial de l’accès à la culture littéraire et scientifique » (p. 14) d’une population à la fois objet et sujet de la littérature.
Pour une histoire littéraire & culturelle des femmes savantes
2Par la démarche adoptée — la juxtaposition des trois grands corpus évoqués —, l’auteure entend faire le tour du sujet dans une optique à la fois littéraire et historique. Si ces trois ensembles pourraient êtres lus séparément, l’objectif ici est de les confronter pour restituer la multiplicité des discours traitant cette question. Il ne s’agit donc pas uniquement de travailler l’histoire culturelle des femmes à partir d’une approche unique (à partir de leurs productions littéraires, de leur place dans les salons etc.), mais de replacer l’intégralité de ce corpus dans une vaste « histoire des mentalités ». L’auteure, par sa méthodologie de constitution du corpus et d’analyse des textes, et par les références mobilisées, se rattache clairement aux études littéraires. Néanmoins, la volonté de recontextualiser précisément ces textes témoigne des récentes évolutions sur des sujets tels que celui-ci, nécessitant des approches transdisciplinaires. Dans cette perspective, l’auteure s’appuie sur des travaux d’historiens et d’historiennes spécialistes de la période, ceux de Martine Sonnet sur l’éducation des filles, d’Antoine Lilti sur les salons ou de Roger Chartier sur l’histoire de la lecture. En cela, elle apporte une contribution à une histoire sociale et culturelle des femmes sous l’Ancien Régime. L’entreprise est donc ambitieuse et révèle toutes les difficultés de faire fonctionner différentes approches méthodologiques et épistémologiques. Néanmoins, on perçoit au fil des textes présentés la diversité des représentations de la femme savante et les contradictions qui y ont trait, tandis que la multiplicité des parcours évoqués permettrait d’éviter de considérer les mentalités de l’époque comme une chape de plomb pour redonner leur place aux subjectivités. Les « mentalités », terminologie peut‑être un peu trop englobante, ne sont pas immuables ; travailler sur l’historicité des modes de penser, des savoirs, des mots spécifiques d’une époque incite au contraire à interroger la façon dont les catégories présentées se sont construites. L’auteure s’y attelle en entreprenant dans la seconde partie une généalogie des théories définissant la féminité depuis l’Antiquité pour comprendre la relation qui s’établit, au siècle des Lumières, entre femmes et savoir (p. 291). L’enjeu est de taille. On peut toutefois être surpris que l’ouverture de la deuxième partie, consacrée à « la recherche de fondements scientifiques » sur l’idée de « nature féminine » néglige notamment les travaux fondateurs de Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, et dont la première édition française remonte à 1992 (Gallimard, « NRf Essais »). Les fréquents allers-retours avec les périodes antérieures, Moyen Âge voire Antiquité, nous écartent alors quelque peu de l’enjeu initial de l’ouvrage, retrouver les femmes savantes, lettrées et cultivées des Lumières.
Portraits de femmes savantes & lettrées
3Car l’apport majeur de cette thèse se trouve dans cette entreprise de recension des femmes savantes, suivant une démarche quasi encyclopédique (ce travail devrait d’ailleurs faire l’objet d’une publication distincte sous la forme d’un dictionnaire bio-bibliographique) et présentée dans la première partie de la thèse. Soit 531 femmes ! La base de travail de départ — toute femme ayant publié au moins un texte littéraire, quelle qu’en soit sa nature — explique ce nombre, ainsi que l’hétérogénéité des situations présentées. Elles sont toutefois réparties en deux grands ensembles, les « femmes de sciences » (chap. 2, partie 1) et les « femmes auteurs » (chap. 3, partie 1). Tour à tour magiciennes, accoucheuses comme Angélique Du Coudray, férues d’observation anatomique comme Mme Thiroux D’Arconville, franc‑maçonnes ou attirées par l’occultisme, leurs portraits offrent un véritable panorama de la présence des femmes dans l’activité scientifique et littéraire de la France des Lumières. Les femmes de lettres sous l’Ancien Régime font déjà l’objet, depuis plusieurs années, de nombreux travaux dans une perspective renouvelée : en témoignent le projet « Revisiter la querelle des femmes » de la SIEFARet les diverses manifestations scientifiques et publications qui en sont issues1. En revanche, les femmes scientifiques sont demeurées pour la plupart inconnues et peu étudiées, ou reléguées au rôle d’auxiliaires : Madame Lavoisier, ou même d’Émilie du Châtelet, dans l’ombre de leur illustre mari ou amant, n’ont eu pendant longtemps qu’une postérité limitée. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, on apprend ainsi que Jeanne Baret (1740-1816), orpheline issue d’un milieu populaire, fut la seule femme naturaliste autorisée à naviguer autour du monde sur les vaisseaux du roi et prit part à l’expédition de Bougainville en 1760 ; encore dût-elle pour ce faire se déguiser en homme, et sa contribution scientifique à la botanique ne fût-elle reconnue par le roi qu’en 1785 (p. 145-149). Au-delà du caractère anecdotique, il y a un réel intérêt à présenter ces différents portraits. On comprend que les femmes de la noblesse n’avaient pas le monopole de l’accès au savoir, que les femmes savantes ne furent pas condamnées au célibat ; on y repère les différentes stratégies, comme le travestissement ou l’anonymat.Présentes sur de multiples fronts scientifiques – physique, médecine, botanique – elles n’exercent plus dans le secret de leur domicile, comme en témoignent leur rôle dans les réseaux épistolaires, de sociabilité, ou leur présence dans les académies. Ainsi de la mathématicienne Sophie Germain, qui entretient une correspondance européenne avec de célèbres scientifiques, notamment Carl Friedrich Gauss. Cela oblige à interroger la frontière public/privé, frontière décrite comme « infranchissable » en introduction mais qui apparaît finalement beaucoup plus poreuse. Les quelques cas de femmes évoqués furent longtemps présentés comme des exceptions, des figures exemplaires, confirmant la règle de l’incapacité intellectuelle des femmes ; on perçoit au vu de ce panorama qu’il s’agirait davantage d’une partie « émergée de l’iceberg ». On touche ici un point central : la stratégie rhétorique utilisée par les défenseurs de l’égalité des sexes au xviiie siècle (p. 414) le fut également par ses contempteurs au xixe siècle pour isoler les femmes auteurs dans l’histoire littéraire et scientifique2. Cette question agite les études littéraires et l’histoire des femmes et du genre depuis plusieurs années, et aurait mérité ici un plus long développement.
4La démarche d’A. Gargam permet toutefois, et c’est louable, de redonner une visibilité à une indéniable activité littéraire et scientifique de femmes dont nous avons pour la plupart oublié le nom. Dans cette perspective, l’auteure s’inscrit dans la lignée des travaux sur l’auctorialité féminine3, en les réinscrivant dans l’histoire littéraire et culturelle. Cette approche a toute sa légitimité : il s’agit moins d’écrire une histoire littéraire « féminine » que de présenter la diversité des formes d’écriture, des motivations, des résistances rencontrées. Cela nous conduit nécessairement à poser la question des raisons de cet oubli, à penser les enjeux identitaires, sociaux voire politiques de l’accès à la culture écrite. La période étudiée est en cela intéressante, englobant deux moments forts, de la fin du Grand Siècle, où la querelle des femmes se joue principalement sur la scène littéraire, à la Révolution française, moment de redéfinition des rôles sociaux des hommes et des femmes. On se rend compte que, si cette querelle des femmes (étrangement rebaptisée « querelle de la femme ») persiste tout au long de ce vaste siècle des Lumières, elle glisse d’un terrain au départ surtout intellectuel et théologique à une dimension sociale du sujet, quand elle se retrouve au cœur de débats éducatifs ou médicaux. Bien que ce ne soit pas l’objectif initial de la thèse, on aurait pu alors s’attendre à une réflexion plus poussée sur le caractère politique que prend ce débat sous la Révolution française, rupture certes, mais qui ne peut être présentée comme une fin en soi.
Pour ou contre les femmes savantes ?
5La troisième partie s’attaque de manière plus traditionnelle mais néanmoins réjouissante au personnage topique de la femme savante dans la littérature. Après l’acmé du Grand Siècle, l’auteure démontre, 112 textes à l’appui, que ce sujet fut loin de disparaître de la littérature des Lumières. La démarche de l’auteure est, au vu du corpus étudié, volontairement didactique, présentant les textes selon différentes typologies (par genre littéraire, par type de personnages féminins) et tableaux analytiques qui facilitent l’appréhension globale du propos. En suivant une démarche classique de présentation par types des femmes savantes, ce classement permet de prendre en compte les héritages et évolutions de cette représentation. La femme savante est‑elle un monstre ? Sort‑elle de son sexe ? Est‑elle condamnée au malheur ? Il n’apparaît guère étonnant, au vu de la querelle présentée dans la deuxième partie, que le ton soit majoritairement dépréciatif. Ainsi, l’étude des figures de la dérision reclasse chaque type de la femme savante dans un rapport au savoir particulier. Elle peut être tour à tour pédante quand elle met en scène son savoir, folle quand il est excessif, dévoyée quand elle s’écarte de la norme. Les conséquences néfastes — opprobre sociale, folie, perdition — peuvent alors être perçues comme une incitation à la modération par rapport à ce qui apparaît comme une caractéristique proprement féminine de rapport au savoir. On est plus réservé quant à l’analyse de cette littérature comme reflet du réel, certes ni « absolu » ni « uniforme » car « la réalité ne l’est pas » (p. 618). L’étude critique du contexte de réception de ces textes, et l’apport théorique des travaux issus de l’école de Constance, auraient apporté sans doute une nuance appréciable. De plus, analysés du point de vue du genre, on aurait pu y voir autre chose que le simple reflet des mentalités de l’époque : en revenant sur l’implication d’assigner un type quasi exclusif de lecture ou d’écriture aux femmes — principalement romanesque — on comprend qu’on ne peut se limiter à l’étude de ce corpus comme reflet des rapports de genre dans la société de l’époque, mais aussi lieu de leur construction.
6Pourtant, on perçoit les failles et les écarts possibles, quand sont présentées les figures apologétiques de la femme savante ou les textes qui apparaissent comme une première prise de position féministe. Car, évidemment, cette vaste question ne peut être réduite à celle d’une simple dichotomie, celle d’une aura positive de l’homme lettré contre l’image négative de la femme savante. Certes minoritaires, des voix d’hommes et de femmes interrogent au milieu du xviiie siècle le caractère social ou naturel de l’infériorité des femmes. Sans pour autant remettre en cause le dimorphisme sexuel, ils dénoncent l’enfermement des femmes dans une sphère d’activités et un domaine de compétences restreints, prenant appui, de manière rationnelle, sur les arguments d’une égalité de penser et d’agir des hommes et des femmes. Ainsi du texte anonyme Lettre à M. Fréron sur la question : si les femmes ont reçu de la nature autant de forces que les hommes pour agir et penser (1766, p. 418). On le savait, les débats sur l’égalité des sexes n’apparaissent pas à la Révolution française ; mais on en saisit mieux l’ampleur ici. Ils s’ancrent pleinement dans les débats philosophiques des Lumières et concernent l’éducation des filles, leur capacité à écrire, la valeur de leurs productions intellectuelles voire, au-delà, leur capacité à agir publiquement et à participer aux affaires de la cité.
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7Expression à la fois d’une crainte sociale durable et d’une réflexion sur le statut de la littérature, la question des femmes savantes peut s’étudier, on le voit ici, via de multiples entrées. Trajectoires biographiques, textes polémiques, fictions narratives ou théâtrales, l’auteure a choisi ici de les présenter conjointement puisqu’ils touchent à la même problématique, celle du rapport au livre et au savoir. Alors qu’on pourrait croire que le phénomène ne concerne qu’une infime minorité de femmes, l’auteure affirme que le xviiie siècle fut celui d’une première démocratisation du savoir et, à travers elle, d’un pas vers l’émancipation des femmes. Preuve en est l’importance numérique des parcours étudiés, le retentissement des débats et la permanence de la figure type de la femme savante, qui obligent à considérer que l’accès des femmes à la culture fut une question bien concrète pour les contemporains. En croisant les matériaux et les points de vue, cette thèse ouvre des perspectives intéressantes pour une approche transdisciplinaire du sujet, des études littéraires à l’histoire sociale et culturelle des femmes, et montre que les études sur le genre offrent les outils pour renouveler nos connaissances sur la question.