Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Marie‑Noëlle Brogly

Ulysse aux mille visages

Corinne Jouanno, Ulysse. Odyssée d’un personnage d’Homère à Joyce, Paris : Ellipses, 2013, 576 p., EAN 9782729875916.

1Ulysse. Odyssée d’un personnage d’Homère à Joyce propose l’étude, à travers un corpus sélectionné mais exhaustif, des reprises du personnage d’Ulysse de l’Antiquité au courant du xxe siècle. Une justification de la délimitation du corpus est proposée en introduction : le domaine d’expertise de l’auteur se situant en lettres classiques, l’antiquité gréco‑latine et la littérature française sont prises en compte, ainsi que, dans une certaine mesure, la littérature comparée. En dehors des œuvres littéraires, l’auteur aborde l’image d’Ulysse dans d’autres supports, mais de façon plus aléatoire. Les représentations d’Ulysse dans la peinture, la sculpture ou la musique ne sont pas étudiées pour elles‑mêmes, ce qui n’empêche pas l’auteur de se livrer à un commentaire occasionnel sur un portique d’église présentant Ulysse ou sur ses représentations sur des vases antiques. Les nombreux films prenant Ulysse pour personnage principal ou secondaire ne sont pas inclus dans l’étude, mais le dessin animé pour enfant Ulysse 31 y figure tout de même. La grande absente de ce programme est sans doute la philosophie, dont, si elle ne tombe évidemment pas sous les prérogatives d’une spécialiste de lettres classiques, le lecteur pouvait espérer néanmoins qu’elle soit mentionnée de façon plus substantielle qu’à travers une simple mention à Levinas et à Nietzsche (p. 370). Une présentation de L’Irréversible et la Nostalgie de Jankélévitch par exemple aurait été bienvenue dans cette exploration des relectures du mythe odysséen1. La critique littéraire, quant à elle, est représentée sous la forme d’une bibliographie très fournie en fin d’ouvrage.

Une myriade de sources

2L’emprunt d’une démarche chronologico‑thématique permet à l’essai d’offrir une exploration raisonnée de l’évolution du portrait du personnage au lecteur, tout en proposant un éclairage indirect sur la manière dont une œuvre en appelle une autre, se constitue en écho ou en réaction contre une autre. Il est intéressant de voir par exemple que l’Antiquité, et plus particulièrement l’Odyssée, ne représente pas la source de toute réécriture du mythe d’Ulysse. Les Aventures de Télémaque d’Aragon par exemple, comme le titre le suggère, ont tout à voir avec Fénelon et ne travaillent pas avec la matière antique (p. 294). De même, l’Énéide est une source particulièrement créatrice pour le portrait qu’Ovide fait d’Ulysse dans les Métamorphoses (p. 91). Les accointances entre une nouvelle œuvre et la source choisie ne s’organisent pas autour d’une question d’authenticité qui, comme le rappelle l’auteur, n’avait pas de sens avant la Renaissance, mais plutôt d’après les qualités prêtées à Ulysse dans l’œuvre de départ et la façon dont elles peuvent s’inscrire dans le projet de l’œuvre nouvelle. Dante, qui s’intéresse plutôt à la curiosité prêtée au personnage, s’inspire ainsi tout particulièrement des réflexions de Cicéron sur les sirènes, et de la critique de la curiosité par Saint Augustin, projetant ainsi un éclairage chrétien sur les sources antiques résumées qu’il a consultées (Ausone, Dictys, Darès) faute d’avoir eu connaissance de l’Odyssée (p. 366).

3Une réflexion sur la forme peut s’esquisser pour le lecteur. Il est assez évident que les ouvrages de grammaire et d’éloquence s’intéressent plutôt aux qualités d’orateur d’Ulysse, qui y figure ainsi fréquemment. Or les qualités potentielles prêtées à son personnage ne préfigurent pas pour autant de la fréquence de son apparition dans un genre donné. Ainsi, son statut privilégié de diplomate durant la guerre de Troie ne présage pas de la fréquence de son apparition dans un genre dialogique : comparé aux autres genres, le théâtre est sans doute celui où il est le moins représenté. Le roman, en revanche, semble un terrain privilégié à l’exploration des potentiels du personnage : Ulysse est en effet l’un des tous premiers héros — personnage héroïque et personnage principal — de l’épopée, dont il est communément suggéré que le roman découle. Les pistes ouvertes dans cet ouvrage sur l’individualisme et l’héroïsme d’Ulysse poussent à s’interroger sur la manière dont le personnage tel qu’il est représenté dans l’Iliade, dans le Satiricon et les premiers récits de fiction participe à l’émergence de la chanson de geste centrée sur un personnage et de l’évolution du personnage principal dans ces diverses formes. Corinne Jouanno ne se livre pas à une réflexion transversale sur les questions de forme liées à l’utilisation du personnage dans le théâtre, la poésie, l’essai ou le roman, mais la façon dont le lecteur voit se succéder les apparitions dans tel ou tel genre encourage à se poser la question des liens particuliers que le personnage entretient avec chacun et à la façon dont ils s’enrichissent mutuellement.

Portrait d’Ulysse, absence d’ethos ?

4Le portrait du personnage tel qu’il apparaît à travers ses différents avatars est tout en nuances et extrêmement attentif à rendre à chaque œuvre son dû, de façon à suivre avec une extrême précision l’évolution des caractéristiques prêtées à Ulysse. Plusieurs lignes de force émergent. La première est celle de la nécessité d’une différenciation entre le portrait d’Ulysse dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Dans l’Iliade, Ulysse, roi de puissance et de richesse médiocre, est par ailleurs bon guerrier, loyal à la cause achéenne, et sait faire preuve d’héroïsme (chant II, VII, X et XI). S’il est également coupable de lâcheté (chant V et VIII), ce manquement aux valeurs héroïques est à mettre en perspective avec le portrait des autres guerriers qui ne sont pas non plus exempts de faiblesses occasionnelles. L’accent est mis sur les qualités d’endurance et d’intelligence ingénieuse du héros, laquelle lui vaut la protection d’Athéna, et est désignée sous le terme de mêtis : l’un des mots‑clefs de l’ouvrage qui permet de suivre les développements ultérieurs du caractère d’Ulysse. Une autre caractéristique‑clef du portrait du personnage est le rôle de diplomate et d’orateur qu’il joue fréquemment dans l’Iliade : il est capable de surprendre son auditoire, sait faire preuve d’une grande souplesse pour adapter son discours aux circonstances et à son public et apparaît comme un modèle d’éloquence.

5L’Odyssée, qui s’inscrit dans la suite de l’Iliade dont elle reprend des anecdotes, hisse Ulysse au rang de personnage principal et lui associe une nouvelle épithète : polutropos qui peut renvoyer à la fois à l’agilité de l’esprit d’Ulysse ou à la « mobilité de son être‑au‑monde » (p. 28), concentrant ainsi en un terme les deux problématiques au cœur de ce personnage. L’Odyssée marque sa différence avec l’Iliade, dont la gloire héroïque est l’un des axes principaux, en soulignant l’oubli dans lequel Ulysse a sombré, absent même des quatre premiers chants du recueil. Le péril d’amnésie guette tout aussi bien la famille d’Ulysse et son royaume, que le héros lui‑même qui, à force de navigation, en pourrait venir à se perdre, à oublier qui il est comme le passage chez Calypso en représente la tentation. L’Odyssée inaugure ainsi une nouvelle réflexion sur l’héroïsme, si les exploits accomplis le sont sans témoin, si la valeur guerrière elle‑même ne compte plus face à certains monstres. Être connu est une tentation qui se révèle dangereuse pour Ulysse et qui, dans l’épisode de Polyphème, lui vaut ses épreuves ultérieures. C. Jouanno suggère ainsi que le trajet de l’Odyssée peut ainsi être celui d’une « problématique restauration d’identité héroïque » (p. 38). L’auteur met également à jour d’autre fils mineurs dans l’Odyssée, appelés à prendre leur importance dans les réécritures ultérieures : une propension d’Ulysse à l’affabulation, visible dans le récit d’Ulysse aux Phéaciens ou à Eumée ; à faire porter la responsabilité des échecs sur les autres, comme dans l’épisode des bœufs du soleil ; mais aussi, de façon plus positive l’attachement d’Ulysse à ses hommes, sa curiosité pour les terres nouvelles qu’il découvre. Concluant sur la duplicité langagière au cœur de la personnalité d’Ulysse, l’auteur achève cette première partie en émettant l’hypothèse que c’est dans le déguisement et le mensonge qu’Ulysse outis‑mêtis est le plus lui‑même (p. 69).

6Ce noyau initial dont découle en majorité le mythe d’Ulysse se voit ensuite développé, amendé et revisité par les auteurs ultérieurs. Plusieurs directions d’évolution du personnage sont ainsi présentées dans l’ouvrage. Le rapport privilégié d’Ulysse avec le ventre, le gastêr sert évidemment de réservoir à plusieurs développements comiques, tels que Le Cyclope d’Euripide ou Le Satiricon d’Apulée. Les talents d’affabulateur d’Ulysse permettent à son personnage de servir de modèle, mais aussi de sujet dans l’apprentissage de l’éloquence. Sa capacité d’adaptation peut le faire évoluer vers un pragmatisme cynique voire cruel et corrupteur tel qu’il transparaît dans le Philoctète de Gide. Au contraire, il peut être pris pour modèle de l’héroïsme et de la morale dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon. Une dimension plus élégiaque peut également être développée dans l’articulation de son exil forcé à la nostalgie, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Séféris, de Fondane, de Du Bellay ou d’Ovide. Celle‑ci peut donner lieu à un portrait d’Ulysse en explorateur enthousiaste dans la Jérusalem délivrée du Tasse.

7À travers ces différents avatars, il apparaît que le personnage d’Ulysse est marqué du sceau de l’ambivalence, que son identité elle‑même est en dérive, entre plusieurs lieux. L’auteur ne tente pas de proposer une image conciliatrice du héros, qui lui attribue un centre focal ou permette de déterminer où se trouve Ulysse, au moins pour un public moderne. L’être d’Ulysse semble varier de réécriture en réécriture. C. Jouanno suggère l’idée d’une « permanence du dedans » (p. 78), mais cet être profond n’est pas cerné. Il peut s’agir là d’une façon de suggérer que l’éthos d’Ulysse est précisément de ne pas en avoir, d’être un être de potentiels qui s’actualisent différemment selon la situation dans laquelle il se trouve, question qui aurait pu faire l’objet d’une mise au point intéressante en conclusion. Or c’est dans cette béance de l’être que la modernité d’Ulysse apparaît le mieux.

Le héros de la modernité ?

8Au fil des descriptions des réécritures du personnage semble émerger l’idée qu’Ulysse peut être le héraut d’un nouvel idéal héroïque, notamment à travers l’épisode de la nekuia où Achille lui‑même affirme la supériorité de la vie sur un trépas héroïque. L’Odyssée inaugure ainsi la possibilité d’un héroïsme plus moderne, où la gloire n’est plus nécessairement liée à la mort, d’un héroïsme qui se prête à l’émergence d’un « art de la survie » (p. 45) dont Ulysse serait le représentant. Diverses remarques au fil de l’ouvrage semblent aller dans ce sens, bien que la question de la modernité d’Ulysse ne fasse pas l’objet d’une mise au point. Son second lien avec la modernité tient à la façon dont, pouvant être un avatar de l’auteur ou offrir une mise en abyme de la création littéraire, il représente très tôt une occurrence non négligeable d’autoréflexivité dans la littérature. Ulysse, par ses talents d’affabulateur, de diplomate, par sa capacité à conter lui‑même son histoire et à créer sa légende, entretient une relation privilégiée avec l’écriture, tel que cela apparaît dans l’Odyssée sous la forme de cinq récits mensongers (chants XIII, XIV, XVII, XIX, XXIV, et XIX) ou dans l’ouvrage de Giono Naissance de l’Odyssée que Corinne Jouanno qualifie de « vaste allégorie sur l’imagination créatrice et la naissance de l’écrivain » (p. 454). L’auteur rappelle également qu’à l’époque moderne, Ulysse était le patron des romanciers (p. 159). Or cette accointance particulière entre Ulysse et la fable ou l’écriture demande peut‑être à être davantage explorée par l’auteur qui tient là une idée originale, pouvant à la fois justifier du succès et de la fertilité impressionnante de ce personnage au fil des siècles, et également interroger sa mise en scène littéraire.