Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Martina Della Casa

« J’étais chrétien » : Bataille & le christianisme

Per Buvik,Identité des contraires. Sur Georges Bataille et le christianisme, Paris : Éditions du Sandre, 2010, 178 p., EAN 9782358210355.

Nous sommes farouchement religieux…
Georges Bataille

1« Jo i ài crodùt in te1 », dit, s’adressant à Dieu en frioulan, le sujet lyrique de « Cansion » (« Chanson »), un des poèmes de jeunesse, écrit entre 1941 et 1953, de Pier Paolo Pasolini. L’écrivain italien, polyvoque et controversé, est aussi l’auteur d’un recueil d’essais titré Empirismo eretico2(Expérience hérétique). Parallèlement, dans L’Expérience intérieure, paru en 1943, Georges Bataille déclare : « j’étais chrétien3 ». Ces deux affirmations d’apostasie du christianisme — en particulier du catholicisme — de nature très similaire, témoignent de deux expériences dont l’issue a été une collision avec les fondements du système de croyance chrétien. Pourtant, et précisément en raison du rapport problématique que les deux écrivains entretiennent avec le christianisme, les abjurations éclatantes présentent en réalité une foncière ambivalence face à cette religion. En témoigne d’ailleurs la critique, tant pasolinienne que bataillienne, qui, de tout temps, a éprouvé une extrême difficulté à les métaboliser et à les accepter comme des abjurations fiables et univoques. Mais si Pasolini, comme l’indique le titre de son recueil, offre une clé de lecture claire sur cette question complexe que la critique, tout en poursuivant son exploration, s’est s’appropriée4, Bataille s’avère à l’inverse bien moins généreux en la matière.

Bataille & la critique du christianisme/la critique & le christianisme de Bataille

2Bien que déclarant incessamment, parfois haut et fort, son athéisme, parsemant ses œuvres de prises de distance de la religion chrétienne ainsi que de l’« espèce de Dieu5 »que sa théologie rationnelle offre à l’homme, Bataille a pourtant eu recours aux structures de ce système de croyance de façon insistante et souvent viscéralement ambiguë pour élaborer sa pensée et sa « théorie de la religion6 ». Celle-là même dont la clé de voûte est précisément cette expérience intérieure qu’il s’efforce sans cesse de présenter comme « libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit.7 » Cependant, le même Bataille admet parallèlement et tout aussi ouvertement : « le christianisme est nécessaire8 ». Bien que la religion le soit souvent par opposition, elle demeure en effet incontournable pour comprendre sa pensée.

3Il s’agit d’un enjeu dont la nature, tout à la fois contradictoire et féconde, est à l’origine de quantité de débats, commentaires et études plus ou moins approfondis ou prétendument résolutoires, dénotant un intérêt critique très vif aujourd’hui encore. Preuve en est, d’une part, quant à la théorie de l’expérience intérieure, ce recueil d’études de Georges Didi-Huberman publié chez Gallimard en 2007 et titré L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels9. En atteste, d’autre part, la parution en 2010 aux éditions du Sandre de l’ouvrage Identité des contraires. Sur Georges Bataille et le christianisme de Per Buvik10, qui, comme son titre l’indique, fait du rapport controversé de Bataille avec le christianisme, l’objet de son étude. Professeur de littérature comparée à l’Université de Bergen, P. Buvik propose une analyse dont l’objectif est d’explorer la réception critique de cette problématique, mais aussi, et avant tout, de « laisser s’exprimer Bataille lui-même, et plus amplement que d’habitude, sur sa conception de la religion catholique et sa position à son égard » (p. 10).

4P. Buvik nous fournit donc un panorama exhaustif des interventions hétérogènes de la critique, qu’il les conteste ou qu’il y souscrive, et parmi lesquelles prédominent celles du R. P. Jean Daniélou, de Pierre Prévost, Pierre Klossowski, Gabriel Marcel et encore Jean-Claude Renard. Ainsi faisant, et en les confrontant à des figures fondatrices du mysticisme chrétien comme Angèle de Foligno (p. 32-36) et Maître Eckhart, P. Buvik épargne à l’écrivain toutes qualifications figées possibles qui pencheraient vers un Bataille « chrétien » ou « athée ». Plutôt, il montre que Bataille fait véritablement éclater ces catégories. En effet, si l’approche bataillienne du christianisme est profondément contestée par son ami Klossowski qui parle en catholique (p. 111-140), cette critique est contrebalancée par celle du R. P. Jean Daniélou (p. 36-46) qui, tout en prenant ses distances de l’écrivain et de bon nombre des conclusions de sa pensée, parvient néanmoins à « approuve[r] la tentative de Bataille » (p. 46). Et si d’une part Gabriel Marcel, existentialiste chrétien, critique les prémisses de L’Expérience intérieure et son idée de Dieu (p. 55-63), de l’autre Jean Claude-Renard, poète, s’engage néanmoins, dans son commentaire du même ouvrage, à exprimer un doute foncier sur le prétendu athéisme de Bataille (p. 65-77).

5Face à cet écrivain qui déclare « je n’aime pas […] les définitions étroites11 », P. Buvik, au cours de l’analyse des œuvres théoriques et littéraires de Bataille et des textes de ses commentateurs, maintient un équilibre et montre un profond respect pour la position aussi ambiguë qu’ambivalente de Bataille. Poursuivant l’état d’esprit avec lequel ce dernier, en 1944, rencontre chez Marcel Moré un groupe étoffé de « philosophes, écrivains, érudits, ecclésiastiques, croyants et non croyants » (p. 14) parmi lesquels certains des plus grands du xxe siècle qui avaient publié de véhémentes analyses de L’Expérience intérieure, P. Buvik instaure un dialogue fourni. Il parvient ainsi à mettre en avant le fait que, même si le rapport de l’écrivain avec le christianisme implique un refus de cette religion dans sa « version moderne » qui, selon Bataille, se mêle avec « le rationalisme et l’idéologie de l’utile », celui-ci en récupère pourtant la « version médiévale », qui est elle « bien plus centrée sur le sacrée que sur la morale, et privilégiant la mystique et l’extase » (p. 10-11).

Étant donnée sa propre distanciation par rapport au christianisme, exprimée parfois pas des attaques irrespectueuses […], il serait, certes, impossible de placer Bataille dans la catégorie des croyants. Il n’empêche que sa pensée serait difficilement compréhensible à moins de tenir en compte son dialogue permanent avec le christianisme, dialogue qui n’est d’ailleurs pas seulement négatif […]. (p. 10)

De l’athéisme à l’athéologie : entre vie & mort, sommet & déclin

6Insatisfait de l’approche, « trop simplifiée » (p. 15) de la majorité des commentateurs de l’œuvre de Bataille, et dans un état d’esprit proche de celui de Jean-Luc Nancy dans Déconstruction du christianisme12, P. Buvik souligne dans son étude l’« aspect vitaliste » (p. 29)  inhérent au rapport de l’écrivain au christianisme :

Dire avec Foucault ou avec Bernard Sichère que pour Bataille, « Dieu est mort », comme Il l’avait été pour Nietzsche et, avant lui, pour Sade, ne me paraît pas satisfaisant en guise de solution au problème soulevé. (p. 15)

7En prenant ses distances de Foucault, de Sichère et de Klossowski, autant que de Blanchot et de Surya (p. 115), qui tous insistent sur l’aspect négatif du rapport de Bataille au christianisme, P. Buvik remarque, en revanche, que même s’il est vrai qu’« il serait absurde de qualifier la pensée bataillienne de “chrétienne”, quelle que soit l’acception conférée à cette épithète » (p. 36), il est pourtant tout aussi vrai que Bataille souscrit ouvertement, bien qu’« avec quelques réserves », au concept d’« hyperchristianisme »proposé par Nietzsche dans La Volonté de puissance13. Selon le critique, ceci démontre que l’écrivain, tout comme le philosophe dont il était disciple, « se sent proche d’un christianisme pour ainsi dire plus chrétien que le christianisme tel qu’il est devenu » (p. 16). Comme d’ailleurs Pasolini qui, dans le poème « L’enigma di Pio xii » (« L’énigme de Pio xii), fait déclarer au Pape en personne que le christianisme, celui qui s’est affirmé et institutionnalisé en s’appuyant sur la foi et l’espoir de l’homme, est devenu une « cattiva religione14 ». Bataille accuse le christianisme, pris chez lui aussi dans sa version moderne, d’être malade tant de rationalisme que de moralisme, voire d’avoir établi une « confusion du SACRÉ (du religieux) et de la RAISON (de l’utilitaire)15 ».

8Comme le suggère le titre de son recueil, Somme athéologique — plagiant le traité inachevé de Saint Thomas, Summa theologiae —, mais surtout comme le travail analytique de P. Buvik le laisse clairement apparaître, la pensée de Bataille n’est pas aussi purement athée qu’il n’y paraît, surtout, précise le critique, si l’on pense à un « athéisme de type sartrien » (p. 15) : elle est plutôt « athéologique ». Si Bataille s’acharne contre le Dieu chrétien, c’est avant tout parce qu’il s’oppose au procédé rationnel et discursif, utilitaire et autoritaire par lequel la théologie rationnelle le circonscrit afin de parvenir à ordonner l’existence et à donner un sens à la vie.

9En effet, comme le note P. Buvik, si Bataille critique, de manière souvent enflammée et blasphématoire, le Dieu de la théologie chrétienne, ceci démontre qu’il est profondément « hanté par la question du sens de Dieu » (p. 100). Dieu est toujours sous la plume de l’écrivain ou « dans [s]a bouche16 », pour le dire avec des mots du Malone meurt de Beckett. C’est pourquoi P. Buvik s’attache à démontrer que « ce n’est pas Dieu qui est mort » chez Bataille, mais plutôt « Sa récupération par les êtres humains désireux qu’Il les calme et les sauve qui L’a tué, en le réduisant à l’ordre du possible, voire en Lui assignant la volonté de ce rabaissement, et en faisant de Lui le gardien de cet ordre » (p. 83). Ce que Bataille conteste, dit le critique, est le processus objectivant et anéantissant auquel la théologie rationnelle soumet Dieu. D’après Bataille, en puisant dans les Écritures, le christianisme fait de Dieu, un « Dieu du désespoir17 », un « Dieu du Bien, dont la limite est celle de la lumière18 », celui du « Credo19 », chassé dans les cieux et conçu comme principe, fin et sens ultime du monde. C’est ainsi, selon l’écrivain, que cette religion offre aux fidèles un Dieu « conforme à l’homme » (p. 84), comme l’exprime P. Buvik à travers une des citations de son étude, c’est-à-dire un Dieu anthropomorphisé, rationnel et rationalisé, moral et moralisé, destiné à répondre aux inquiétudes humaines et à l’angoisse du non-savoir. Cependant il s’avère ainsi assujetti, et avec lui la vie, à l’autorité de ce système de croyance, à son finalisme discursif ainsi qu’au pouvoir de ses institutions, voire à tout ce qui renferme l’existence dans un rassurant bien qu’illusoire « mode d’existence du projet20 », comme le qualifie Bataille.

10Pour P. Buvik, c’est ce qui explique que le Dieu bataillien est « à la fois absent et intelligible, et non seulement inconnu, mais inconnaissable » (p. 84). À travers sa théorie de l’expérience intérieure (mystique, mais non confessionnelle), Bataille oppose au Dieu intellectuel de la théologie rationnelle, la manifestation sensible d’un sacré irrationnel et sauvage, apte à révéler l’angoissante absence de ce Dieu chrétien mais aussi l’envoûtante présence d’un divin diamétralement opposé, échappant à la pensée discursive et incluant même en lui le premier, sous forme de manque. Ainsi sur le fond, comme d’ailleurs l’avoue l’écrivain lui-même, sa théorie garde en soi un certain finalisme sauf, explique-t-il, que son « projet n’est […] plus celui positif, du salut mais celui négatif, d’abolir le pouvoir des mots, donc du projet21 ». Pourtant, la « contre-église de Bataille » (p. 119), son contre-projet, n’est pas aussi négatif qu’il le laisse entendre. En effet et bien qu’y parvenant avec une extrême violence, il a pour conséquence de libérer Dieu de la mosaïque discursive, finaliste et transcendante dans laquelle le christianisme moderne et sa théologie l’auraient contenu. Ainsi, si « Bataille arrache Dieu à Son Haut logocentrique » (p. 154), dit P. Buvik, ce geste auquel l’écrivain soumet Dieu implique de « Le faire ressusciter dans Son sens religieux originel » (p. 113). Grâce à l’analyse présentée dans Identité des contraires, il semble possible de dire, en reprenant les paroles pertinentes de Pasolini, que chez Bataille, Dieu « viene invocato e fatto rientrare nella vita, viene interpellato e aggredito […] viene insomma strappato dal suo futuro e inserito nel più tempestoso e incerto dei presenti.22 »

11Comme le répète à plusieurs reprises l’auteur d’Identité des contraires, Bataille ne nie pas Dieu : s’il réaffirme continuellement sa mort voire sa brutale absence, c’est pour l’extirper du discours théologique chrétien et le restituer à la vie. Telle est la position de P. Buvik. D’ailleurs, il n’est pas fortuit que le critique consacre l’un des premiers sous-chapitres de son étude à une des problématiques qui marquent le plus clairement la nature ambivalente de ce geste, d’un coté funéraire et de l’autre vivifiant, de Bataille à savoir son refus de toute opposition dichotomique, en particulier d’ordre chrétien, entre Bien et Mal, à laquelle il oppose en revanche la distinction amorale entre « le sommet et le déclin » (p. 18-32). Par « sommet », Bataille entend le lieu impossible mais sacré du « maximum d’intensité tragique » (p. 19), celui vers lequel tend ce moment, aussi ravissant qu’angoissant, qu’est l’expérience intérieure. Tout en impliquant une violente prise de conscience de la perte du Dieu chrétien et du système de croyance qui en découle, et en dépit de l’inquiétude qu’elle suscite, cette expérience, telle que présentée par Bataille, est pourtant apte à faire éclater la porte ouvrant sur le sacré et sur la vie réelle. De sorte que, par l’emploi du mot « déclin », Bataille fait au contraire référence au lieu rassurant, mais illusoire et anéantissant, où se fond l’homme avide de repos, celui de l’épuisement dans lequel s’enracinent la morale et la théologie chrétienne, édifiant ainsi les fondements de que Bataille appelle « le royaume de l’irréel23 ». De là — de cette évidente ambivalence que l’expérience intérieure assume dans ce contexte —, naît la proposition de P. Buvik : « par sa critique du christianisme », Bataille « a pour objectif de le revitaliser » (p. 100), non pas de le détruire. En ouvrant, par la formulation d’une expérience à la fois mystique et athéologique, une « brèche béante24 » dans son discours, au lieu de renier totalement le christianisme et avec lui Dieu, Bataille les libère plutôt de leurs contraintes dogmatiques. Et cette libération prend l’aspect d’une tentative de resacralisation du divin et de l’existence.

Pour une expérience non confessionnelle : l’éthique de la transgression

12Si Pasolini qualifie d’« hérétique » sa propre conception de l’expérience, P. Buvik fait de même, et de façon explicite, à propos de Bataille quand il affirme que ce dernier « persiste à concevoir un christianisme transgressant les dogmes de l’Église » (p. 94).

Bataille distingue entre ce qu’il appelle « la religiosité primitive » et ce qu’il nomme « la religiosité chrétienne ». Au cœur de la forme archaïque de religiosité Bataille relève « l’esprit de transgression », c’est-à-dire l’idée sous-jacente que les interdits sont là non seulement pour créer un ordre moral et social déterminé, mais pour être transgressés ou violés (sans possibilité de les supprimer). La religiosité chrétienne, en revanche « s’opposa à l’esprit de transgression » (p. 95).

13Cette observation permet à P. Buvik d’éclaircir un point : si le christianisme et son apparat dogmatique sont absolument nécessaires chez Bataille, c’est avant tout dans le but d’être transgressés. Sans cette rupture avec l’ordre des choses établies par le système de croyance chrétien, il n’y aurait aucune expérience intérieure, telle que l’écrivain la conçoit, à savoir une voie souveraine et libératrice d’accès au sacré. C’est cet éclatement que l’écrivain recherche avec insistance et qui fonde une expérience mystique non confessionnelle, permettant, quoique avec violence, d’accéder à une religiosité authentique, affranchie de toutes contraintes dogmatiques. En effet, l’exploration de Bataille est centrée sur la recherche de cette religiosité originaire, celle à laquelle se réfère P. Buvik dans l’extrait cité, la même que Bataille voit brutalement profanée par le christianisme en tant que une religion systématique et discursive, finaliste et utilitaire, assumant ce que Bataille reconnaît, dit son critique, comme « un des trait distinctifs de la modernité », soit celui « de s’efforcer de rationaliser la vie entière » (p. 151). Au cours de son évolution et son institutionnalisation, le christianisme aurait ainsi profané la nature irrationnelle et sensible du sacré et de l’expérience religieuse pour « s’accommoder à la réalité », pour s’adapter à une civilisation « de la discontinuité, du travail, du projet, du langage » (p. 96-97), celle-là même qui, dans cette perspective, n’a donc plus rien de sacré. Ainsi, en prônant une expérience intérieure, qui implique la manifestation d’un sacré irréductible à l’intelligence, faisant irruption dans l’expérience que l’homme a du monde et rompant brutalement avec cette logique rationnelle et utilitaire et ses filtres discursifs, Bataille ne fait que tenter de ré-sacraliser la vie et le sacré lui-même.

14Il s’agit d’un mouvement qui ne prend donc pas la forme d’une rupture totale avec le christianisme. Il s’articule plutôt, quand bien même de manière implicite, comme un retour vers un « christianisme originel » (p. 145), réconcilié avec cet esprit de transgression qu’évoque Bataille à propos des religions archaïques, celui-là même qui fonde toute véritable possibilité d’accès au sacré chez l’homme religieux. D’ailleurs, explique P. Buvik, Bataille reconnaît aussi, à la base du christianisme, la présence de ce même « désir de “continuité” » (p. 96), à savoir d’union intime avec le divin qui est, selon lui, le fondement de toute expérience religieuse authentique. Plus précisément, il reconnaît à la religion chrétienne une forme foncière d’authenticité religieuse dans l’« amour inconditionnel » (p. 96) qu’elle prêche dès son origine, c’est-à-dire dans cette charité et dans cette grâce (« carità », « grazia »25) qu’évoque aussi Pasolini dans « L’enigma di Pio xii ». Cependant, en dépit de cette concession au christianisme, Bataille, se rapprochant sensiblement de la position de Freud en la matière26, critique le fait que pour s’adapter à la civilisation moderne, le système de croyance chrétien a érigé des interdits infranchissables, dans le but d’amoindrir la « dimension transgressive » d’une forme originaire de religiosité et, par conséquent, d’en contrôler les aspects les plus violents : la « la mort et la sexualité » (p. 97). Ce sont donc précisément ces ceux derniers enjeux qui fondent les sources mêmes de l’expérience sensible, irrationnelle et transgressive, que propose Bataille. Pour le constater, il suffit de lire l’analyse de P. Buvik consacrée à Madame Edwarda (p. 156-159), dont le personnage, une prostituée, est ouvertement comparé à Dieu. Comme l’explique le critique, l’union avec Edwarda équivaut donc à une expérience mystique telle que la conçoit par Bataille — une restitution des personnages à leur « part maudite27 », à cette part obscure dont le christianisme les a privés et qui, comme l’écrit P. Buvik, peut être « apparentée au dionysiaque selon Nietzsche, au ça selon Freud, au réel selon Lacan et à l’abject, selon Julia Kristeva » (p. 158).

15D’où tout un vocabulaire de la religiosité chez Bataille : « péché », « extase », « feu », « soif », « brûlure », « nuit », « mort » (p. 33), tous les termes que Bataille puise dans la tradition chrétienne. En établissant une comparaison entre ses écrits et ceux d’Angèle de Foligno (p. 33), Sainte que l’écrivain lui-même cite à plusieurs reprises28 et dont la position est « éloignée de tout sentiment de tranquillité et de sécurité, et étrangère à toute spiritualité rigide » (p. 33), P. Buvik démontre que cette position est foncièrement proche de celle de Bataille. Ainsi, si d’une part l’écrivain prend clairement ses distances de la théologie rationnelle de cette religion, de l’autre, l’analyse de P. Buvik met bien en évidence combien il se rapproche de son mysticisme. L’expérience intérieure répond en effet, un par un, à tous les principes qui sous-tendent le mysticisme chrétien tels que résumés par Michel de Certeau, consistant

1. à s’en prendre radicalement aux principes fondateurs du système historique à l’intérieur duquel elles sont pratiquées ; 2. à autoriser une analyse critique par un espace (« mystique » ou « inconscient ») posé comme différent mais non pas distant de la configuration organisée par ces principes ; 3. à spécifier la théorie et la pratique par une problématique d’énonciation (l’« oraison » ou le « transfert ») qui échappe à la logique des énoncés et doit permettre la transformation des « contrats » sociaux en partant des relations structurant les sujets ; 4. à supposer que le corps, bien loin qu’avoir à obéir au discours, est lui-même un langage symbolique et que c’est lui qui répond d’une vérité (insue) ; 5. à chercher dans les représentations les traces des affects (« intentions » et « désirs », etc. ou motive et pulsion) qui les produisent, et à repérer les ruses (les « tours » d’une rhétorique qui construisent les quiproquos d’un caché et d’un montré […])29.

16D’après cette définition et à la lumière de l’œuvre de Bataille saisie dans sa globalité, il devient clair que l’écrivain, en dépit de ce qu’il essaie souvent de faire croire, reste profondément attaché à la logique qui fonde le mysticisme chrétien : il « est attiré et fondamentalement influencé par le catholicisme du Moyen Âge », écrit P. Buvik (p. 10). De sorte que même s’il parvient à rejeter le christianisme « par des attaques irrespectueuses », ce rejet n’implique pas qu’il le refuse complètement. En le considérant dans « son évolution historique » (p. 10), Bataille semble en effet reprendre comme base de sa pensée les éléments constitutifs du christianisme dans sa forme médiévale, mais en les poussant à un point tel qu’il les mène à leurs extrêmes conséquences, à ce point paroxystique où ils parviennent à outrepasser les dogmes et le système de croyance, voire le christianisme lui-même dans sa « version moderne ».

[…] j’ai suivi avec une rigueur plus âpre une méthode où les chrétiens excellèrent (ils s’engagèrent aussi loin dans cette voix que le dogme le permit). Mais cette expérience née du non savoir y demeure décidément. Elle n’est pas ineffable, on ne la trahit pas si on en parle, mais aux questions du savoir, elle dérobe même à l’esprit les réponses qu’il avait encore. L’expérience ne révèle rien et ne peut fonder la croyance ni en partir.30

17Comme le suggère clairement cet extrait, en approchant la question de la nature du rapport entre la pensée de Bataille et le christianisme, entre l’expérience intérieure et le mysticisme chrétien, il faut garder à l’esprit qu’étymologiquement le mot « expérience » signifie danger, limite, mais aussi traversée, passage, acte d’aller jusqu’au but31. C’est bien ce que fait Bataille par rapport au christianisme, dont il retravaille sans cesse le discours, le conduisant ainsi à un éclatement de l’intérieur. Cependant, d’après P. Buvik, ceci ne signifie pas que Bataille l’anéantisse complètement, mais implique plutôt un mouvement destiné à déclencher sa « déclosion », pour utiliser le mot titre d’un des tomes de la Déconstruction du christianisme de J.-L. Nancy, qui traduit parfaitement l’esprit vitaliste que le critique norvégien attribue à la pensée de Bataille.


***

18En guise de conclusion, soulignons que l’étude proposée par Per Buvik dans Identité des contraires. Sur Georges Bataille et le christianisme a le grand mérite, non seulement de nous présenter un Bataille quasiment inconnu — « vitaliste » —, mais surtout de le faire en parvenant à montrer jusqu’à quel point la pensée de l’écrivain échappe à la dichotomie athée/chrétien, tout comme l’homme lui-même échappe à celle du croyant/non croyant. À l’instar de cette expérience intérieure qui « pour le meilleur et pour le pire veut être jusqu’au bout jouée32 », l’œuvre bataillienne témoigne d’un travail qui mène ces catégories antithétiques à leurs propres extrêmes, vers ce que Pasolini appelle la « limite del contrario33 ».

  • 1  Pier Paolo Pasolini, Poesie a Casara [1941-1953], in Tutte le Poesie, t. I, W. Siti (éd.), Milan, Mondadori, 2003, p. 99. En français [C’est nous qui traduisons] : « CHANSON. […] J’y ai cru en toi ».

  • 2 Voir P. P. Pasolini, Empirismo eretico [1964-1971], in Saggi sulla letteratura e sull’arte, t. I, W. Siti (éd.), Milan, Mondadori, 1999, p. 1241-1639 ; P. P. Pasolini, L’Expérience hérétique : langue et cinéma, A. Rocchi Pullberg (trad.), Paris, Payot, 1976. Voir aussi à ce propos la synthétique mais très efficace présentation que Bazzocchi donne de ce texte dans M. A. Bazzocchi, Pier Paolo Pasolini, Milan, Mondadori, 1998, p. 107-110.

  • 3  G. Bataille, L’Expérience intérieure [1943], in La Somme athéologique I, Thadée Klossowski (éd.), Paris, Gallimard, 1973, p. 33. Pour un approfondissement sur la conversion de Bataille au christianisme (1914) et de sa dé-conversion de cette religion (1923) voir M. Surya, Georges Bataille. La mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 2012, p. 29-37, 52-64.

  • 4  À ce propos, voir l’incontournable analyse du sacré chez Pasolini, et de ses rapports avec le christianisme, proposée par Conti Calabrese. G. Conti Calabrese, Pasolini e il sacro, Milan, Jaca Book, 1994.

  • 5  G. Bataille, Sur Nietzsche. Volonté de chance, Paris, Gallimard, coll. « NRf », 1945, p. 10.

  • 6  Voir G. Bataille, Théorie de la Religion, Paris, Gallimard, 1973.

  • 7  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15.

  • 8  G. Bataille, Le Coupable, in La Somme athéologique I, op. cit., p. 382.

  • 9  Nous pensons en particulier à l’introduction et à la conclusion de cet ouvrage dans lesquelles Georges Didi-Huberman, en partant de l’Expérience intérieure de Bataille, etafin de formuler et d’expliquer sa propre approche à l’image,parvient aussi à montrer le rapport controversé qui lie la pensée de l’écrivain au christianisme. G. Didi-Huberman, L’Image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, coll. « Le temps des images », 2007, p. 25-62, 323-350.

  • 10  Voir aussi P. Buvik, Georges Bataille, Oslo, Gyndeldal, 1998.

  • 11  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15.

  • 12  Nous pensons en particulier à l’essai « Athéisme et monothéisme », recueilli dans La Déclosion. Déconstruction du christianisme I dans lequel le philosophe s’aventure à explorer l’appréhension, « révolutionnaire ?, libératrice ?, salvatrice ? » de la pensée contemporaine qui gravite autour du « soleil noir de l’athéisme ». Mais nous pensons aussi, plus généralement, à l’approche déconstructionniste adoptée par Nancy, d’après Derrida et Heidegger, et visant à « démonter, désassembler, donner du jeu à l’assemblage » qu’est le système de croyance chrétien afin de libérer les possibles dont il est à la fois issu mais qu’il « recouvre » en même temps. Il s’agit de la même attitude que celle de P. Buvik non seulement assume mais reconnaît aussi à Bataille lorsqu’il écrit : « Bataille me semble être un penseur de la “déconstruction” longtemps avant Jacques Derrida et Paul De Man ». Voir J.-L. Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme I, Paris, Galilée, 2005, p. 27-45, p. 215 ; et aussi P. Buvik, Identité des contraires. Sur Georges Bataille, Paris, Éditions du Sandre, 2010, p. 52.

  • 13  Selon les indications de P. Buvik, voir G. Bataille, « Discussion sur le péché », annexe 5 à La Somme athéologique II, in Œuvres Complètes, t. VI, Thadée Klossowski (éd.), Paris, Gallimard, 1973, p. 315 ; F. Nietzsche, La Volonté de puissance [1901], t. II, Henri Albert (trad.), Paris, Mercure de France, 1903, p. 374.

  • 14  P. P. Pasolini, Transumanar e organizzar [1971], in Tutte le Poesie, t. II, W. Siti, (éd.) Milan, Mondadori, 2003, p. 24. En français [C’est nous qui traduisons] : « mauvaise religion ».

  • 15  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 240.

  • 16  S. Beckett, Malone meurt [1951], Paris, Minuit, 2001, p. 150.

  • 17  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 48.

  • 18  G. Bataille, L’Érotisme [1957], Paris, Minuit, 2011, p. 131. Il est intéressant de noter à cet égard que lorsque Derrida s’interroge sur la façon de penser la religion aujourd’hui et sur l’origine et la nature du discours religieux, le philosophe souligne à travers des mots de Benveniste (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes) que l’origine de l’implication du concept de Dieu avec celui de lumière, est en réalité d’ordre linguistique : « alors qu’il ne disposait d’aucun terme commun pour “désigner, note Benveniste, la religion même, le culte, ni le prêtre, ni même aucun des dieux personnels”, le langage indo-européen se ressemblait déjà sur “la notion même de dieu (deiwos), dont le “sens propre” est “lumineux” et “céleste” ». J. Derrida, La Foi et le Savoir suivi de Le Siècle et le Pardon [1996-1999], Paris, Seuil, 2001, p. 15-16 et aussi É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, Paris, Minuit, 1969, p. 180.

  • 19  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 91.

  • 20 Ibid., p. 97.

  • 21 Ibid., p. 16.

  • 22  P. P. Pasolini, « Un poeta de Dio » [1948-1951],in Saggi sulla letteratura e sull’arte, op. cit., p. 1104. En français [C’est nous qui traduisons] : « il est invoqué, il fait rentrer dans la vie, il interpellé et agressé […] bref, il est arraché à son futur et inséré dans le plus incertain et tempétueux des présents ».

  • 23  G. Bataille, Le Coupable [1944], in La Somme athéologique I, op. cit., p. 379. Notons qu’à travers cette définition, Bataille semble témoigner à la lettre du principe selon lequel, comme l’explique bien Eliade dans Le Sacré et le profane, la problématique du sacré « se traduit souvent comme une opposition entre réel et irréel ». M. Eliade, Le Sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », p. 18.

  • 24  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 74.

  • 25  P. P. Pasolini, Transumanar e organizzar, op. cit., p. 24.

  • 26  Voir S. Freud, Malaise dans la civilisation [1930], A. Weill (trad.), Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2010.

  • 27  Il s’agit d’une expression titrant un des ouvrages de Bataille fondamental dans ce domaine, parmi lesquels il faut aussi conter l’essai intitulé La Notion de dépense. Voir à ce propos G. Bataille, La Part maudite [1949], précédé de La Notion de dépense [1933], Paris,Minuit, 2011.

  • 28  Voir à titre d’exemple G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 122-123.

  • 29  M. de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 17-18.

  • 30  G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 15-16.

  • 31  J.-L. Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme I, op. cit.

  • 32  G. Bataille, Sur Nietzsche, op.cit., p. 131.

  • 33  P. P. Pasolini, Interviste e dibattiti sul cinema, in Per il Cinema, t. I, W. Siti (éd.), Milan, Mondadori, 2001, p. 2893. En français [C’est nous qui traduisons] : « limite du contraire ».