Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Jérémie Majorel

Échos de Jean-Pierre Richard

« Comment la force, la dérive, la déliaison désirante et déchirante du sauvage peuvent-elles se conjoindre aussi à des formes fixes, limitées, équilibrées, réconciliées en somme, tout en continuant cependant à y faire sentir — car sans cela ce serait ennui, léthargie ou simple conformisme — l’écho, le rythme de leur battement incoercible ? »
Jean-Pierre Richard, Pêle-mêle (2010)

1La revue Littérature entreprend depuis 2006 une remarquable généalogie de la critique littéraire entamée avec Charles Du Bos, poursuivie avec Albert Thibaudet, puis Jean Starobinski1. Le dernier en date à recevoir cet honneur est Jean‑Pierre Richard. Cette revue fondée à Vincennes en 1971 fait pour l’instant uniquement retour sur de grands représentants de la tradition herméneutique. Le numéro spécial consacré à Richard se distingue des autres : il ne rassemble pas des études à visée universitaire2. À l’instigation de Jean-Claude Mathieu, il est conçu comme un recueil de témoignages d’écrivains contemporains sur qui Richard a écrit, voire avec qui une osmose s’est établie durablement. Il est aussi composé de trois études inédites du thématicien et d’un ancien entretien très éclairant3.

2Il n’est pas inutile de revenir sur l’ensemble de ce travail qui se déploie depuis les années 50 et s’est nourri de plus en plus de la fréquentation des écrivains contemporains, qui pour la plupart l’ont eux‑mêmes découvert avec Littérature et Sensation (1954) ou Poésie et Profondeur (1955). Toutefois l’essentiel de notre propos tiendra en ceci : rappeler que le développement de la critique thématique n’est pas allé sans polémiques stimulantes avec des approches critiques qui se sont détachés de la tradition herméneutique (Derrida, Genette) ou qui ont su la renouveler de l’intérieur (Starobinski, Poulet). J.‑P. Richard a‑t‑il pris en compte ces critiques ? Plus largement, quel sens peut‑il y avoir aujourd’hui à pratiquer encore un tel type de lecture ?

Hermès, Theuth, Écho

3J. Starobinski, dans « La Relation critique », met en garde contre le risque de paraphrase mimétique qu’encourt le critique fasciné par l’œuvre qu’il tente de commenter. Il s’agit pour lui de ne pas « restreindre la critique au rôle d’écho sensible [...] docile à la séduction singulière de chaque lecture4 ». Chaque terme ici pourrait s’appliquer à la démarche de J.‑P. Richard : modestie, écoute musicale, attention aux sensations, attirance pour le singulier et l’érotique d’une écriture, œuvre prise pour guide, réticence à lui imposer une méthode toute tracée, don de transmission du plaisir lisant, méfiance envers les généralisations théoriques...

4Nous frappe chez J.‑P. Richard la tentation d’une lecture échoïque qui traverse le risque soulevé par J. Starobinski, l’assume, et à son extrême pointe, celle qui fait la saveur et la valeur de cette approche qui n’est ainsi critique qu’in extremis, altère l’écho qu’elle est apparemment. Dans Enfances Narcisse (2009), Claire Nouvet réhabilite la nymphe Écho, trop souvent négligée par les commentateurs du mythe, même chez les plus pénétrants comme Blanchot, qui la réduisent à un pur et simple son répétant de l’extérieur la parole d’un autre. Cl. Nouvet montre au contraire qu’Écho altère la parole de l’autre qu’elle itère. Elle est source d’altération plus que de désaltération. La nymphe détourne insidieusement les paroles de Narcisse pour y immiscer l’expression de son propre désir : elle change leur intonation, joue sur l’amphibologie de certains termes, tronque des morceaux de phrases, en accompagne certaines de gestes évocateurs... Si Hermès est le patron de l’herméneutique, Theuth le dieu tutélaire de la déconstruction5, la nymphe Écho pourrait être le double mythique de la critique thématique.

5Simple constat, J.‑P. Richard ne cesse d’employer le terme d’« écho », avec les multiples variations que la langue française lui permet : nominales (« structure, parallélisme d’écho »...), verbales (« faire écho », « mettre en écho »...) ou adjectives (« écho moderne, léger, approfondi, médiéval, intérieur, consonantique, exact, modulé, contracté, diffusé, inversé, supplémentaire, subtil, substantiel, lointain, phonique »...). Chaque texte lu par J.‑P. Richard devient une singulière chambre d’échos où allitérations, assonances, anagrammes, thèmes, motifs, se répondent : « Lire, c’est sans doute provoquer ces échos [...]6. » Sa propre écriture tend à n’être qu’un « écho sensible », au sens de J. Starobinski, et c’est sa modestie, de l’écriture qu’elle tend à épouser, suscitant un effet de brouillage énonciatif que Christophe Pradeau résume ainsi :

L’attrait singulier de l’art du commentaire tel que le pratique [...] Jean-Pierre Richard, tient à ce qu’il enveloppe l’une et l’autre voix [la sienne et celle de celui qu’il commente], et nous avec elles, démultipliant ainsi les effets d’échos [...]7.

6Mais, par une secrète mésentente qui justement permet l’entente, J.‑P. Richard sait passer insidieusement d’un écho appauvri à un écho créateur, au sens cette fois de Cl. Nouvet. Ce glissement s’opère souvent par le biais d’une périphrase. Ainsi, pour prendre deux exemples récents d’un trait de style présent dès ses débuts, dans l’étude inédite sur Maryline Desbiolles l’« écume » devient une « poussière blanche à la surface d’une mer tempétueuse8 » ; dans l’étude inédite sur Proust, les « fauteuils » sont redéfinis en « petites intimités portatives, [...] à la fois soutiens et enveloppes, sortes de coquilles se refermant de trois côtés9 »... À partir de Proust, à partir de Desbiolles, ces périphrases manifestent comment deux timbres différents, celui du critique et celui de l’écrivain commenté, se retrouvent sur une même longueur d’onde. On se souvient peut‑être que Michel Deguy avait entrepris une réhabilitation de la périphrase en poésie. La fonction de cette figure chez J.‑P. Richard pourrait être éclairée par ses analyses10.

7Pas d’écho sans creux, sans distance, fût‑elle minimale, entre le commentaire et le texte commenté. J.‑P. Richard, dont le penchant vers la fusion avec l’œuvre lue est si évident, a eu l’occasion de reconnaître cette nécessité dans son propre parcours. « [M]ême si elle a toujours été soutenue par un mouvement d’adhésion », il parle d’une « distance », d’un « écart propre à la “relation critique” [on constate que le texte de Starobinski lui est familier] », qui « a varié » au cours de ses productions : du « panoramique » des années 50 aux « portraits littéraires » d’aujourd’hui, en passant par la « myopie » des années 70‑8011.

8L’écrivain qui a la chance de lire de son vivant un article de J.‑P. Richard sur sa propre œuvre peut donc éprouver à la fois une satisfaction narcissique bien compréhensible et la relance d’un désir d’écrire dû à cet écho altérant qui évite d’être un miroir complaisant. Ainsi, on apprend qu’en envoyant à Pierre Michon une lettre manifestant son projet d’écrire une étude sur Vies minuscules, J.‑P. Richard lui aura permis au cours des échanges qui ont suivi de faire son deuil de ce livre, à l’époque en déshérence de reconnaissance, et de débloquer l’écriture d’une commande de Jean-Bertrand Pontalis : Rimbaud le fils. Dès le début, puis aux chapitre III et IV, Rimbaud le fils serait même sous‑tendu par un dialogue avec le thématicien autour du tiraillement de Rimbaud entre son père disparu et sa mère aimée et détestée, et de la confrontation de Rimbaud à Banville, c’est‑à‑dire à une figure métaphorique de la Critique.

9J.‑P. Richard écrit donc sur une ligne de crête entre la parole de Narcisse et son renvoi par Écho : « je ne peux écrire, c’est ma loi, qu’à partir de l’écriture de l’autre, j’ai besoin de ce détour par l’altérité, même, et surtout peut-être, pour évoquer le plus personnel12. » Il épouse et n’épouse pas l’écriture de l’autre, car l’épouser complètement, ce serait la fin du désir, une mort en somme. C’est ce que l’on perçoit dans ses études les plus réussies.

Critique de la critique thématique

10À l’heure des hommages rendus à un des grands critiques du xxe et du xxie siècles, n’oublions pas que Derrida, Gérard Genette mais aussi Poulet ont su émettre à son égard des critiques stimulantes quoique radicales. G. Genette s’est interrogé : « Bonheur de Mallarmé13 ? ». Derrida lui aussi a écrit « La double séance » tout contre L’Univers imaginaire de Mallarmé (1961)14. Même un proche comme Poulet, dans La Conscience critique (1971), ouvrage très hégélien — une phénoménologie de l’esprit appliquée à la critique littéraire — n’a fait de l’empathie critique de J.‑P. Richard qu’un moment positif à nier par la distance critique de Blanchot, deux positions que la relation critique de Starobinski synthétiserait, s’approchant ainsi davantage du véritable esprit critique15.

11Cela n’empêchait pas l’admiration :

Il s’agit de marquer la nécessité la plus rigoureuse de l’opération « critique » et non d’engager quelque polémique, encore moins de chercher à discréditer, si peu que ce soit, d’admirables travaux. Tout lecteur de Mallarmé sait aujourd’hui ce qu’il leur doit

12précisait Derrida16. Richard ne lui en a pas tenu rigueur17. G. Genette a publié J.‑P. Richard dans sa collection « Poétique » et a participé au recueil d’hommages Territoires de l’imaginaire. Dans l’entretien repris dans Littérature, le thématicien a tenu à dire sa « dette », malgré la distance, envers « la poétique-esthétique de Gérard Genette18 ».

13Résumons la teneur de ces critiques : en tension avec une lecture échoïque où le même s’altère, la tentation d’une fusion avec l’œuvre commentée a toujours guetté J.‑P. Richard. Qu’on pense tout d’abord à sa recherche éperdue d’un « bonheur », d’une « paix », d’un  « repos », d’une « prophylaxie », d’une « euphorie », d’une dimension « apotropaïque », d’une « guérison », d’un « équilibre »... Celle‑ci prend parfois les apparences d’une logique implacablement dialectique, d’autant plus surprenante pour une lecture si attentive au corps, au sensible, à la matière. Si on glisse de la logique à la méthode, Richard n’hésite pas non plus à appliquer un cercle herméneutique le plus traditionnel qui soit, avec un va‑et‑vient entre la partie et le tout. Et si on s’enfonce maintenant dans le fondement pulsionnel de son approche — il nous le permet en convoquant discrètement mais continûment la psychanalyse — on trouverait un désir de régression à l’état zéro, primaire, neutre, celui auquel aspirent en sourdine les pulsions de mort. Jean-Claude Mathieu, revenant sur la période des microlectures, remarque :

Là encore l’appui discret sur Freud, sur Mélanie Klein, sur Winnicott, Bion, Green, Bellemin-Noël, et d’autres, est aimanté par ce qui va dans le sens du continu ou du fusionnel, le « bon sein », le fantasme de « parents combinés », les objets et espaces « transitionnels », etc.19

14Il n’y a pas chez J.‑P. Richard d’intérêt marqué pour le schizo (Deleuze et Guattari), le masochiste (Deleuze), le fou (Foucault), le sadique (Blanchot), le mélancolique (Starobinski). Au privilège de la dialectique dans le champ logique correspond celui de la « sublimation » dans le champ pulsionnel : « passage du délié au lié20 ».

15Certaines études de J.‑P. Richard pourraient être lues comme de merveilleux tombeaux des écrivains qu’il commente, où ceux‑ci retrouvent enfin le bonheur, la paix, le repos... qui parfois les ont fuis ou qu’ils ont volontairement fui (tel Baudelaire, qu’il faut imaginer heureux). Une telle critique de la réconciliation sensible peut parfois donner lieu à un sentiment d’écœurement et de saturation — ce n’est pas un hasard si J.‑P. Richard s’est intéressé à la nausée de Céline — face à telle monographie, par exemple la somme consacrée à Mallarmé, et bloquer à son corps défendant le désir à nouveau de relire ou de récrire ces œuvres autrement, indéfiniment. J.‑P. Richard projette parfois ce tropisme régressif autant qu’il ne le trouve en elles. Au contraire, une critique qui assume sa violence intrinsèque, par sa force de division, rejoint ce qui dans l’œuvre elle‑même est pouvoir de division : elle l’avive au lieu de l’attiédir dans la reconstitution d’un giron confortable.

16La sensation semble donc sans histoire. J.‑P. Richard fait usage d’une phénoménologie pure où la donation du sensible se ferait hors de tout conditionnement historique et politique. Cependant, toute phénoménologie est impure : notre perception est conditionnée par un crible historico-politique qui recouvre le monde sensible. Le Réel ne déchire que rarement le tissu du Symbolique sans qu’il y ait un traumatisme provocateur, jouissif ou révolutionnaire. Chez J.‑P. Richard, nos sens traversent comme magiquement cet enveloppement du sensible par le politique et l’historique, comme s’ils pouvaient être dissociables. Dans le « partage du sensible » que présuppose chaque société et chaque époque, il nous place d’emblée du côté de ceux pour qui savourer la matière du monde n’est pas un luxe21. Chr. Pradeau, à propos de l’étude par J.‑P. Richard du Centaure de Maurice de Guérin, observe :

Affranchi des servitudes de la subsistance, comme des solidarités astreignantes de l’Histoire, le Centaure est tout entier occupé à jouir du monde sensible, à explorer les infinies nuances de la sensation. Aussi, de tous les héros de la littérature, est‑il peut-être le plus « richardien », lui qui ne connaît pas d’autre aventure que de s’arranger du séjour qui lui est échu, de plus haute ambition que de comprendre les configurations sensorielles dans lesquelles il lui revient de reconnaître sa donne22.

17Lorsqu’il s’attache à dénouer chez les écrivains, même les plus rétifs au bonheur, un conflit, celui‑ci est toujours d’ordre intérieur, au sein d’un temps aboli, mettant en jeu soit ce que Deleuze nommait « la petite affaire familiale », soit les grandes figures élémentaires ou cosmiques, court-circuitant ainsi toute médiation historico-politique.

18Autre problème, épistémologique cette fois, la référence aux avancées les plus actuelles de la psychanalyse est venue s’associer avec la référence aux ouvrages de Bachelard sur les quatre éléments, eux‑mêmes héritiers d’une conception antique de la médecine qui fit autorité au moins jusqu’au xixe siècle : la santé du corps serait régie par quatre humeurs (bile jaune, pituite, bile noire, sang) en correspondance avec les quatre qualités (sec, humide, chaud, froid) et les quatre éléments (eau, air, terre, feu). Cette conception humorale du corps qui s’attarde sous la plume de grands critiques de notre époque se fait au nom d’un transfert qui va du plan scientifique au plan imaginaire, de la médecine à la littérature. On pourrait montrer que chez certains écrivains du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui commentés par la critique thématique, l’imaginaire cosmique et corporel a passé le stade copernicien et humoral vers la relativité einsteinienne, l’exorbitant, le galactique, le désastre, le corps sans organes, métamorphique, prothétique, greffé, spectral... Tout un pan de la littérature est ainsi passé sous silence par ce type de critique qui aura tendance d’ailleurs à ne lire de Baudelaire que ce qui peut être éclairé par son sonnet des « correspondances », à ne retenir de Mallarmé que sa rêverie autour du « défaut des langues », ou du mot « jour » un peu terne et du mot « nuit » un peu trop éclatant...

19Prenons un exemple précis. J.‑P. Richard s’intéresse à la figure du chiasme. Merleau-Ponty y avait consacré une partie, « L’entrelacs — le chiasme », dans Le Visible et l’Invisible (1964), ouvrage posthume qu’il n’a malheureusement pu achever. Le phénoménologue en faisait la figure du « sentant sensible », phénomène fondamental, voire le transcendantal de la phénoménologie elle-même, par lequel si je touche avec l’autre ma main qui touche un objet, non seulement j’ai la sensation de toucher cet objet mais aussi celle de me toucher touchant cet objet, de me sentir sentant, d’avoir la sensation de la sensation. La figure du chiasme a donc la vertu de réunir sens et sensible, rhétorique et perception. Cela explique l’intérêt de J.‑P. Richard, jusque dans le titre d’un de ses recueils (Chemins de Michon), puisque la critique thématique est précisément à la recherche de cette réunion.

20Cependant, J.‑P. Richard a tendance à ramener le chiasme au cercle, à le refermer sur lui‑même, à taire son aspect disjonctif : celui d’un entrecroisement qui est à la fois croisement et décroisement des deux branches de la figure. Merleau-Ponty mettait en garde contre cette tendance qu’il éprouvait lui‑même :

Il est temps de souligner qu’il s’agit d’une réversibilité toujours imminente et jamais réalisée en fait. Ma main gauche est toujours sur le point de toucher ma main droite en train de toucher les choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence23.

21Vivre une aggravation de cette non-coïncidence, c’est faire l’expérience, quasiment invivable, du membre fantôme, que le même Merleau-Ponty avait si minutieusement décrite dans La Phénoménologie de la perception (1945). À l’inverse, combler en imagination cette non-coïncidence et rêver d’une auto-affection pure, c’est s’enfoncer dans une entropie mortifère.

Le thème fait-il la différence ?

22J.‑P. Richard a pris en compte ces critiques sans se renier. L’inflexion opérée ou non par le changement d’échelle des microlectures dans les années 70 peut prêter à discussion. Michel Collot, dans « Thématique et psychanalyse », montrait que Richard avait su ainsi passer d’une logique de l’identité à une logique de la différence24. De manière aussi convaincante, pour Florian Pennanech, dans « “Tout peut être dit”. Critique et totalisation dans Microlectures et Pages Paysages », elle n’aurait fait paradoxalement que renforcer une herméneutique de la totalisation25. Nous touchons ici un point de division que je me garderai de trancher. Il permet justement la relance de la critique thématique qu’une vision trop simpliste de sa démarche paralyserait en méthode figée.

23Il ressort que la déconstruction, la dissémination (ce substantif et le verbe « disséminer » apparaissent très souvent sous la plume de J.‑P. Richard à partir des microlectures), la grammatologie (il commence à parler de « grammatique » au même moment), aura été sa tentation :

J’y résiste d’autant mieux, ou moins, que j’éprouve moi aussi dans les textes la force de la déliaison [...] ; car rien ne semble limiter, dans une écriture véritable, la labilité des échos thématiques, ni la diffusion des musiques littérales. Rien, sinon peut-être [...] la réciproque retenue de ces deux instances : le glissement du thème se laissant arrêter par le poids des intensités allitératives, la volatilité de la lettre se soumettant au cercle d’un réseau organisé d’obsessions26.

24Soutenu par un idéal de correspondance entre le signifiant et le signifié, le cercle herméneutique est là pour contenir les débordements potentiels de la dissémination. Au moment où la démultiplication des anagrammes disperse le texte étudié au point de faire vaciller ses limites, de faire trembler sa stabilité philologique, de l’ouvrir à un délire que l’interprète partagerait, où la langue se parlerait autant qu’elle serait parlée, J.‑P. Richard, sans doute par une réaction de défense, fait un pas en arrière, instaure une butée au déchaînement indéfini des allitérations, en faisant appel au thème. Inversement, dès qu’un emboîtement vertigineux de thèmes s’enclenche, J.‑P. Richard le contrôle par une dominante allitérative censée indiquer quel est le thème qui serait plus recteur que les autres. La possibilité d’un délire de la langue reste circonscrite par un besoin de maîtrise et de cohérence. Sans cesse l’herméneutique contient, à tous les sens de ce verbe, comme on contient un cri notamment, une dispersion tentatrice.

25Telle est la singularité de la cicatrice : elle garde en elle les traces de la blessure à vif au lieu de son colmatage. J.‑P. Richard le précise :

En termes kleiniens, la réparation [...] ne peut réussir qu’en conservant en elle quelque chose de la violence, de la douleur de ce qui avait été primitivement blessé : j’ai cru du moins comprendre cela à travers l’œuvre de Céline27.

26Telle est aussi la gageure de ce qu’il nomme « informité »28. Chr. Pradeau va jusqu’à affirmer :

La critique richardienne n’aura eu de cesse de reconnaître dans l’œuvre d’un Balzac, d’un Flaubert, d’un Proust, d’un Céline, d’un Bergounioux ou d’un Michon, une réponse à la reconnaissance en soi, autour de soi, de l’insinuation destructrice, annihilante, des figures de l’informité29.

27En fait, il s’agit plutôt de deux mouvements qui coexistent chez J.‑P. Richard depuis ses débuts : d’un côté, une dialectique résolutive qui dissipe l’informe en une figure rassurante, de l’autre, une dialectique plus nuancée qui préserve davantage la part maudite des œuvres. À partir des années 70-80, c’est le second qui a pris le pas sur le premier. Toutefois celui‑ci est toujours présent en filigrane : dans l’étude inédite sur Daniel Guillaume, tout comme il l’avait fait avec le sec et le tendre chez Stendhal, J.‑P. Richard persiste à vouloir montrer comment « deux états de désir reconnus comme inconciliables, en viendraient pourtant à coexister, sans heurt, dans le cadre, sensoriel, d’un même paysage30 ».

28J.‑P. Richard souligne ainsi son évolution par rapport à la dialectique résolutive de ses débuts :

Par la suite, la cohérence souhaitée a pris davantage la forme d’une complexité synchronique, d’un système à entrées multiples31.

29Davantage que les microlectures, assimilables pour une grande part à des explications linéaires de texte telles qu’on les trouve dans la tradition herméneutique, Proust et le monde sensible (1974) est exemplaire de cette évolution : les essences concrètes sont regroupées en paquets qui finissent par former des « constellations32 » et les notes de bas de page, où apparaît pour la première fois une référence soutenue à la psychanalyse, appellent une lecture parallèle à celle du texte principal. La linéarité est donc rompue au profit d’un parcours tabulaire, assez proche des dispositifs et des analyses que Derrida ou Barthes expérimentaient dans le même temps33.

Nécessité de la critique thématique aujourd’hui

30J.‑P. Richard n’est pas exempt d’une tendance secrètement polémique. Son obstination à creuser le même sillon depuis les années 50, en y imprimant quelques courbures, et son opiniâtreté à chercher ce qui dans chaque écrivain touche au bonheur, de sorte qu’il peut faire du bonheur un sujet de discorde, en sont deux indices. Nous pensons surtout ici à son choix de plus en plus affirmé du contemporain : la sélection qu’il opère d’œuvres en instance de reconnaissance publique et/ou institutionnelle fait qu’il participe à l’élaboration et à la légitimation d’un canon.

31Michon, celui dont les Vies minuscules ne trouvaient encore « aucun écho34 », en témoigne. À moins d’être les deux en même temps, rares sont les exemples d’une relation aussi féconde entre un critique et un écrivain que celle entre Richard et Michon : pas de détestation d’un côté, ni d’arraisonnement de l’autre, mais une véritable osmose. Pour la qualifier, Gérard Farasse file une métaphore où l’on retrouve le motif maternel, ombilical, cher à J.‑P. Richard :

Le critique n’est plus ce vampire exsangue qui vient sucer le sang des textes et développer une œuvre parasite : il est, au contraire, celui qui les nourrit et les enrichit35.

32Pour en faire ressortir la spécificité, on pourrait lui comparer la relation entre J. Starobinski et Yves Bonnefoy : un poète, un romancier ; un écrivain déjà reconnu, un autre que le critique a contribué à faire reconnaître ; deux hommes de la même génération, deux autres dont l’un a joué le rôle d’aîné bienveillant.

33Si on peut qualifier J.‑P. Richard de « critique », c’est bien en ce sens de découvreur d’écritures en passe de reconnaissance, d’exercice d’une faculté de discernement au sein du fourmillement des publications annuelles — ce qui présuppose un jugement même s’il n’est pas explicité —, tout en évitant en même temps de tomber dans la critique journalistique à qui est dévolue cette fonction sélective souvent dévoyée, mais en se tenant au contraire dans l’exigence d’une lecture, au nouage de la phénoménologie, de la psychanalyse et du formalisme, et dans l’élégance d’une écriture, au plus près de la labilité des sensations, qui fait que l’on peut aussi le qualifier d’écrivain à part entière, du moins de critique écrivain. Tel est bien le geste d’hommages rendu par le numéro de Littérature : celui d’écrivains à un autre écrivain. Au fil des hommages, s’élabore ainsi une lecture stylistique de l’œuvre critique de J.‑P. Richard, comme on la pratiquerait sur une œuvre littéraire proprement dite : substantivations d’adjectifs ou de verbes, néologismes, périphrases, tournures passives du verbe « aimer », italiques, appositions construites avec un tiret, allitérations, paronomases, ré-ancrage de l’abstrait dans le concret36...  

34On voudrait pointer ce paradoxe : alors que Derrida, G. Genette et Poulet ont reproché à J.‑P. Richard un manque de violence, de différence, de distance, autrement dit de ne pas être véritablement « critique », celui‑ci est pourtant un des rares à oser choisir et étudier des écrivains contemporains avec un soin analogue à celui qu’il déploie sur des œuvres canoniques. Dominique Barbéris y est sensible :

Il applique à des débutants, avec une remarquable impartialité, une extrême générosité — ceci mérite d’être dit — la même méthode, la même, immense, culture, la même prose de haute volée, qui ont servi à éclairer Stendhal, Mallarmé, Proust37.

35J.‑P. Richard affirme :

Je n’ai aucun doute sur [la] qualité [des auteurs que je commente], et le seul fait de les prendre pour objets d’étude constitue déjà comme une première preuve externe de celle-ci38.

36Le numéro de Littérature prend également acte de ce choix en donnant la voix aux principaux intéressés et en publiant trois inédits du critique dont l’un, certes, revient sur Proust, mais dont les deux autres portent sur L’Arbre transformé (2010) de Daniel Guillaume et sur La Scène (2010) de Maryline Desbiolles. La critique thématique s’est donc renouvelée non seulement intérieurement mais aussi extérieurement, en s’appliquant à des œuvres actuelles, et non plus seulement aux œuvres déjà reconnues.

37On peut être ou non convaincu par la qualité intrinsèque des écrivains contemporains auxquels s’intéresse J.‑P. Richard, force est de louer le risque qu’il prend, lui qui n’a plus rien à prouver, d’affirmer ce choix, alors que ce devrait être une des tâches de la critique universitaire et non un quasi-monopole laissé à la presse. Cependant, gardons à l’esprit que les œuvres auxquelles il s’intéresse sont tributaires de ses présupposés de lecture. Leur richesse n’est pas épuisée par le côté en elles qui attire une lecture thématique. Celle-ci n’a pas son pareil pour restituer le paysage sensible propre à chaque écrivain et pour accrocher ce qui reste cratyléen dans leur rapport au langage. Elle donne ainsi plus de goût à la lecture.

38Mais on peut reconnaître une nécessité supplémentaire de la critique thématique, davantage en résonance avec notre époque, où l’écologie et l’économie, l’oikos même, sont bouleversés de part en part : elle qui s’est toujours intéressée à la manière dont chaque poète rend le monde habitable pourrait être indispensable quand tout est fait pour le rendre inhabitable. Dans Bardadrac (2006), G. Genette fait cette remarque, avec un humour qui soulève un point essentiel :

Bachelard a bien raison de soutenir la « suprématie de l’eau terrestre sur l’eau marine », et que « la rêverie naturelle gardera toujours un privilège à l’eau douce, à l’eau qui rafraîchit, à l’eau qui désaltère ». On peut donc être un tantinet thalassophobe sans être le moins du monde hydrophobe, mais je crains seulement qu’un jour prochain plus aucune rivière ne soit propre à désaltérer qui que soit39.

39Avant que la matière ne devienne plus qu’imaginaire en effet, il est temps que la critique thématique se tourne résolument vers le réel que pourtant elle ne cesse si intensément de chercher, mais dont elle a eu tendance jusque‑là à nous consoler de ses déchirures. C’est sans doute un des défis qu’elle aurait à relever pour ne pas se reposer sur ses acquis.