Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Philippe Richard

Au noir génie de la poétique baroque

Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et Saturne, Paris : Classiques Garnier, coll. « Lire le XVIIe siècle », 2012, 988 p., EAN 9782812407963.

1Si l’école de Genève redécouvrit hier la richesse de la poésie baroque au xviie siècle, envisageant son déploiement lyrique à l’aune de l’alliance entre équilibre et polyphonie, l’école de Sorbonne en redécouvre aujourd’hui la résonance, comprenant son génie mélancolique à l’aune de l’alliance entre lyre et science, image et parole, savoir et représentation. Tissant fureur mélancolique et fureur poétique par la navette de la maladie atrabilaire, la thèse de Carine Luccioni, se mouvant au sein d’une culture remarquablement unifiée, relie ainsi les plans anthropologiques et esthétiques pour proposer une large vue de la production poétique de l’âge baroque sous le ciel de la mélancolie, du promontoire du modèle médico-philosophique magistralement circonscrit par Robert Burton à l’horizon du prisme poético-littéraire souvent mis à l’honneur par Patrick Dandrey. Le complexe atrabilaire possède alors les reliefs bigarrés du désordre de l’esprit abreuvant le corps des diverses complexions de la crainte, de l’affliction et de la folie ; il informe puissamment les poètes en fascinant leurs émotions et en épouvantant leurs expressions. Loin de la transparence classique, les auteurs baroques affectionnent en effet le faste de cette « humeur terrestre noire & luysante » qui réfléchit et contient la lumière (Jourdain Guibelet), parce qu’un tel état, « resverie sans fievre, accompagnée d’une frayeur & tristesse, sans occasion manifeste, provenant d’une humeur ou vapeur melancholique » (Nicolas Abraham de La Framboisière) ou « alienation d’entendement, insanie, ou folie, sans fievre » (Louis Guyon), sait définir l’homme par une singulière vision du monde entée sur un riche imaginaire littéraire (mundus furiosus), simultanément objectif (médical) et subjectif (lyrique). Se constitue ainsi une culture à la fois cérébrale et affective fécondant l’œuvre protéiforme des poètes du temps et superposant fable mélancolique et art poétique. Telles sont les rencontres d’Apollon et Saturne au cours des années 1580-1640. Imaginaire culturel et structures mentales forment alors un même geste critique capable d’entendre tant les anonymes que les célébrités (Pierre Forget de La Picardière, Gilles Durant de La Bergerie ou François Scalion de Virbluneau ; Théophile de Viau, Antoine de Saint-Amant ou Tristan L’Hermite).

Topique de la fiction

2Le poète endosse donc un masque pour exprimer l’esprit de son temps. Inspiration géniale et démence infernale demeurent dès lors inséparables et se diffractent rapidement en quatre lieux qui communiquent entre eux : le rêve familier, et près de lui l’exaspération délirante — le poète affectionne les endroits sombres où la vie n’est qu’un songe, prêtant sa voix au tourment mélancolique que lui révèle un monde irrémédiablement décadent (on passe d’une nature sympathique à un paysage maladif) — ; l’amour fou, et près de lui l’amour à mourir — la mélancolie érotique se révèle un mal suave particulièrement travaillé par les discours philosophiques ou médicaux et emporté jusqu’aux personnages classiques de Racine ou Molière (on passe des tourments de l’amour aux mythologies érotiques) — ; la foi mystique, et près d’elle l’élancée hystérique — l’angoisse métaphysique donne naissance à un profond lyrisme pénitentiel jouant sur les différents registres de la culpabilité et renouvelant l’expression des tourments de l’âme en registre élégiaque ou crypto-élégiaque (on passe de la maladie peccamineuse à l’ambiguïté religieuse) — ; l’inspiration foudroyante, et près d’elle le désert énucléant — le sujet baroque est désenchanté, ne croit plus à la mélancolie créatrice, sait qu’il peut se perdre en littérature et dévale lentement la pente toute moderne de la « crise de vers » (on passe de la classique misère du poète à la toute baroque inspiration capricante). Quatre visages du sujet lyrique changent ainsi ce qui est sombre en ce qui s’exalte grâce à la double conduite des cultures mélancoliques et poétiques. Le rêve et la foi, l’amour et l’inspiration, tous les emportements littéraires s’unissent désormais en ce noir génie qui caractérise un monde baroque fait de métamorphoses et de chatoiements, de prostration et d’excitation, de rencontres divines et d’alliances diaboliques. L’expression lyrique, que l’on séparera de l’acception restrictive que lui confère l’époque romantique et que l’on entendra comme expression rhétorique figurant un sentiment masqué aux résonnances musicales, se rapproche à ce titre de l’art théâtral et justifie le lien des analyses de C. Luccioni aux études pionnières de P. Dandrey. « Avec tes yeux je change comme avec les lunes ». Ce troisième mouvement des « petits justes » d’Éluard, daté de 1926, pourrait être l’exergue de l’ouvrage. Le délire atrabilaire et sa « resverie » confèrent justement un surcroît de réalité à l’expression poétique lorsque s’entrelacent l’art apollinien et le mal saturnien : jouer et représenter sa vie dans l’espace du poème reprend naturellement en écho la mise en abyme topique du baroque littéraire et permet de tout dire (le rêve et le délire, l’amour et la fureur, la foi et la terreur, l’inspiration et le mal) dès que l’on s’est abreuvé à la source de la noire humeur. Naît véritablement là une « topique historique » donnant au xviie siècle baroque sa cohérence et nous permettant de comprendre une partie de « l’âme occidentale » qu’avait par ailleurs méditée Curtius en de décisives formules. Saturne embrasse Apollon en un temps où l’imitation et la convention possèdent encore toutes leurs lettres de noblesse.

Topique de la création

3L’articulation entre médecine et poésie se serait pourtant teintée d’artifice si la catégorie de transposition n’avait su se substituer à celle de reproduction. L’exercice poétique ne mime pas simplement tel ou tel schème explicatif mais signifie puissamment une convergence et métamorphose un écho saturnien (pathologique) en un cri apollinien (poétique). Le corps, véritable opérateur de construction littéraire, occupe à ce titre une place importante en ce qu’il est sans doute le point de condensation de l’esthétique baroque : le xviie siècle ne regarde pas seulement l’âme navrée ou l’esprit évaporé mais aussi le corps contracté, larmoyant, emballé ou pétrifié (et parfois même les deux à la fois lorsque l’herméneutique du visage languissant se ramifie en un axe double — pâle à force de méditer pour les traités médicaux, pâle à force de rêver pour les poèmes contemporains). Pour saisir ces réalités concrètes, la méthode d’analyse suit un ingénieux mouvement hélicoïdal, revenant par vagues successives sur un même motif en diffraction. La lyre mélancolique peut alors osciller en son amplitude la plus grande, déployant toute la gamme des passions à partir des deux pôles matriciels de la langueur et de la fureur. Taedium vitae, la langueur se donne comme une passion d’affliction. Elle est définie par Burton :

Le chagrin est une torture cruelle de l’âme, une douleur inexplicable, un ver empoisonné […]. Indubitablement il est l’aigle qui, selon les poètes, ronge le cœur de Prométhée ; aucun abattement n’est égal à l’abattement du cœur. Toute perturbation et un tourment, mais le chagrin est un tourment cruel, une passion qui nous domine […]. Il dessèche les os, nous dit Salomon ; ceux qui en sont atteints ont les yeux creusés, ils sont pâles et maigres, leurs visages sont marqués, ils ont l’air morts, un front ridé, des joues hâves, des corps desséchés et un tempérament complètement perverti […]. Il empêche la coction, refroidit le cœur, perturbe le travail de l’estomac, enlève sa couleur au teint et détruit le sommeil, épaissit le sang, contamine les esprits vitaux ; détruit la chaleur naturelle, pervertit le bon fonctionnement du corps et de l’esprit ; les personnes qui en sont atteintes sont lasses de leur vie.

4Elle donne naissance au motif du corps penché dans les Meditations d’Étienne Durand :

Plût aux Dieux, qu’un moment ils voulussent venir
Assister aux discords que fait mon souvenir :
Ils me verraient tantôt au plus creux d’un bocage,
Le coude mi-caché dans la mousse et l’herbage,
Soutenir de ma main mon front appesanti,
Comme par la douleur en pierre converti :
Et tantôt contempler la gazouillante course
D’un ruisseau dont mes yeux semblent être la source.

5Mania dementiaque, la fureur se donne comme un transport de folie. Elle est définie par Burton :

La manie est donc définie comme un délire véhément ou furieux sans accompagnement de fièvre, bien plus violent que la mélancolie, plein de colère et de cris, de regards, d’actions, de gestes horribles, et qui trouble le corps et l’esprit des patients bien davantage ; elle est dénuée de tout sentiment de crainte ou de tristesse mais possède tant de force impétueuse et de hardiesse qu’il faut parfois plus de trois ou quatre hommes pour maîtriser le malade.

6Elle permet l’émergence du motif de l’appel terrorisé dans Complaintes de Flaminio de Birague :

Vous qui habitez l’orque noir
Laissez votre horrible manoir,
Sortez de la grotte Avernale,
Et venez tous ici haut voir
Ma peine qui n’a point d’égale. […]
Vous doncques esprits infernaux
Prenez pitié de mes travaux,
Faites que l’inhumaine Parque,
Tranchant ma vie et tous mes maux,
Me pousse en l’infernale barque.

7Or il semble que l’on pourrait approfondir sur ce point la notion rhétorique de lieu commun pour comprendre que l’imitation poétique du discours pathologique relève aussi d’un nouveau pacte de lecture fondé non seulement sur un substrat intellectuel commun mais encore sur un goût circonstanciel mondain : il conviendrait alors de déplacer notre regard d’une exploitation (variation) thématique à une réinvention (transposition) esthétique, en entendant de façon résolument littérale la formule de Béroalde de Verville selon laquelle un poème est le portrait d’une affection — « ut theatrum poesis » (p. 75). La double direction de la langueur et de la fureur s’appuie du reste sur l’activité d’un lecteur toujours convié à entendre les motifs mythologiques qui en soutiennent le discours. La Mesnardière l’énonce :

J’appelle Mouvement de Rage cette passion tumultueuse dont un esprit est agité dans les malheurs insupportables qui surmontent sa patience et lui font désirer la mort. Comme la fureur d’Ajax lorsqu’il fut vaincu par Ulysse, la frénésie de Didon sur l’éloignement d’Énée, le désespoir de Thisbé après la mort de Pyrame, et la rage de Prométhée attaché sur le mont Caucase. Les Sentiments de Tendresse sont ces langueurs affligeantes, et cette Pitié douloureuse dont une Âme est abattue par les insignes disgrâces qui arrivent à ceux qu’elle aime. Comme l’accablement d’Hécube sur la mort de Polyxène, le saisissement de Niobé sur le meurtre de ses enfants, la sensibilité d’Hémon sur le trépas d’Antigone, l’inquiétude de Pylade durant les souffrances d’Oreste, et l’affliction d’Achille à l’aspect du corps de Patrocle.

8Durand le transpose :

Voici des vers mourants et des plaintes de Cygne,
Qui sont de mon trépas et la borne et le signe,
Un cri de Philomèle, un langoureux ennui
Qui prend son origine aux cruautés d’autrui :
Bref un funeste amas de soupirs que je pense
Par les lois du respect être dû au silence,
Que ma plume affaiblie envoie à ta rigueur,
Ma bouche ne pouvant en décharger mon cœur.

Topique de la transposition

9Ces deux pôles fondateurs que sont la langueur et la fureur se cristallisent alors en divers lieux selon leur climat — baroque pour la rage tragique et maniériste pour la langueur élégiaque (p. 92). La figuration spatiale du locus melancholicus permet notamment à un paysage solitaire de gauchir le motif de la muse théologienne en figure de la muse élégiaque, la retraite silencieuse et sacrée de l’ermite réactivant la figure abandonnée et profane de Bellérophon (c’est le cas chez Pierre Gody : « D’où vient que pour nourrir mon humeur gémissante, / Je cherche les recoins, et l’ombre pâlissantes »). Le locus terribilis remplace en somme le locus amœnus et signe l’émergence d’une nouvelle sensibilité esthétique (si l’époque renaissante se voulait autrefois diurne, l’époque baroque se veut à présent nocturne, le discours médical lui‑même associant couleur de la bile éprouvée et couleur du paysage désiré). L’univers riant de la pastorale n’a plus qu’à endosser sa parure la plus funèbre et la claire campagne devenir sombre cimetière chez Tristan L’Hermite :

Séjour mélancolique, où les ombres dolentes
Se plaignent chaque nuit de leur adversité
Et murmurent toujours de la nécessité
Qui les contraint d’errer par les tombes relentes ;
Ossements entassés, et vous pierre parlantes
Qui conservez les noms de la postérité,
Représentant la vie et sa fragilité,
Pour censurer l’orgueil des âmes insolentes ;
Tombeaux, pâles témoins de la rigueur du sort,
Où je viens en secret entretenir la mort
D’une amour que je vois si mal récompensée :
Vous donnez de la crainte et de l’horreur à tous :
Mais le plus doux objet qui s’offre à ma pensée
Est beaucoup plus funeste et plus triste que vous

10or le thème amoureux ne rédime nullement ici la noirceur de la vision dans la mesure où l’amour ne se trouve pensé qu’en fonction du supplice de la mélancolie érotique et que le modèle ficinien de la contagion oculaire ne se trouve orienté que vers une physiologie passionnelle valant heurt et choc. Permettons‑nous de remarquer qu’un parallèle avec le courant romantique aurait pu permettre de spécifier encore les opérations proprement rhétoriques qui reviennent ici en propre au baroque poétique — le romantisme exploite en effet aussi une forme de discours médical dans la pensée du « spleen » (Nerval, Baudelaire) et affectionne de même la saison automnale comme atmosphère décadente et crépusculaire (on évoque bien un « mal du siècle » et un « complexe d’infériorité » des mélancoliques aux pages 562 et 787). Mais un monde toujours déformé par le « miroir obscur » de l’esprit mélancolique (Guibelet), par l’atra phantasia (p. 194) ou par le « style funeste » de son époque esthétique (Saint‑Amant), ne peut qu’être soumis à ce motif du cauchemar qui réforme l’espace et bouleverse l’esprit ; Charles Cotin a remarqué qu’en un horizon renversé « les plus pures parties du sang que les docteurs appellent esprits, étant fort corrompues, par une véhémente agitation du cœur qui les noircit et qui les brûle, remplissent l’imagination qui s’en sert en tous les songes d’obscures et de sombres images qui ne présentent à l’âme que des choses monstrueuses qui l’épouvantent, et lui donnent des pensées qui sont sans ordre et sans suite » ; Tristan L’Hermite a figuré ces songes en une crypto-hypotypose :

Destins, faites-moi voir une ville allumée,
Toute pleine d’horreur, de carnage et de bruit,
Où l’inhumanité d’une orgueilleuse armée,
Triomphe insolemment d’un empire détruit.
Faites-moi voir encore une flotte abîmée,
Par le plus fâcheux temps que vous ayez produit,
Où de cent mille voix dans la plus noire nuit,
La clémence du ciel soit en vain réclamée.
Ouvrez-moi les enfers : montrez-moi tout de rang
Cent ravages de flamme et cent fleuves de sang,
Et pour me contenter lancez partout la foudre.
Faites-moi voir par tout l’image du trépas,
Mettez la mer en feu, mettez la terre en poudre
Et tout cela, destins, ne me suffira pas

11La mélancolie amoureuse étant incurable, on ne peut pas même dire que la rencontre de l’autre est salvatrice, l’énumération des beautés de l’aimée ne sachant que reproduire le délire monomaniaque d’un mélancolique atteint par le narcissisme. On trouve à ce titre une juste remarque sur l’utilisation du lieu commun de l’ordre renversé, issu des catégories rhétoriques traditionnelles et exploité par le monde baroque avec une singulière expressivité (p. 202). Encore faut‑il noter que ce nouvel usage est précisément l’occasion d’une intime alliance entre la lyre et la science, plus engagée encore que les entreprises précédentes et rappelant, nous semble‑t‑il, le grand moment lucrétien — songeons au poème didactique et scientifique de Jean Auvray intitulé « Discours des Songes » ou au poème de Tristan L’Hermite intitulé « Les Plaintes d’Acante » et accompagné de ses « Annotations ».

Topique de la prospection

12On mesure sans doute l’immense travail d’érudition que propose en vérité C. Luccioni lorsqu’elle orchestre un semblable réseau de références pour révéler le climat profond des années 1580-1640. Le propos évolue bien sous forme de spirales : lorsque le mélancolique devient furieux, le paysage fantasmé est réformé en un espace dévasté puisque le furieux ne peut que rêver et ne peut même que rêver sa fureur, et l’amour désaxé ne distingue plus très bien les limites entre profane et sacré puisque la fureur seule ne peut rien discerner et que la fureur appesantie par les songes et la violence ne s’appartient même plus. Il faudrait naturellement compter sur d’autres découvertes pourtant inabordables dans les limites de ce propos — originales facéties des muses gaillardes (p. 311), perpetuum mobile d’une passion ovidienne vécue comme permanente métamorphose (p. 440), transformations de la lyrique religieuse passant de la notion médiévale d’acédie au syndrome contemporain de l’atrabile (p. 503). Mais autorisons‑nous à noter que le conflit herméneutique entre science et foi marquant les questions démonologiques est peut‑être ici ressaisi avec plus de délicatesse que chez P. Dandrey : dire que la pensée d’un égarement psychique remplace très rapidement la méditation d’une emprise démoniaque dans les cas de possession au xviie siècle nous semble en effet quelque peu schématique — si la mélancolie ne vide pas tout amour de son contenu, on voit mal comment il n’en irait pas de même pour la foi (Jacques d’Autun et son expertise théologique de 1671 à propos du procès de Dijon pour affaires de sorcellerie en ont apporté l’exemple le plus frappant, la progression de la connaissance psychologique de l’auteur ne remettant aucunement en cause la possible effectivité démoniaque) — et C. Luccioni a le grand mérite de poser non « la victoire de l’archange mélancolique sur le prince des ténèbres » mais la mélancolie comme « moyen dont dispose Satan pour corrompre et soumettre plus facilement les humains » (p. 506-507) — il ne s’agit ni de dire que le démon n’existe pas ni qu’il provoque ces états d’atrabile mais de songer qu’il peut jouer de leur survenue dans l’esprit pour abattre un sujet devenu vulnérable. La délicatesse et la mesure du passage, du balneum Diaboli au balneum Dei, ici comme en toute chose, confère selon nous un prix réel à l’ouvrage. L’être qui se sent abandonné par le monde peut vouloir s’abandonner à Dieu — le mépris de la vie mondaine se mue donc en désir d’élévation spirituelle chez Rosières de Chaudeney, Le Jau, Nervèze ou Chassignet, et la mélancolie se fait humeur à la fois noire et blanche en se transposant en un miroitement d’ombre et de clarté qui définira la lyrique baroque en son imaginaire religieux (« comme l’humeur mélancolique bien proportionnée produit des esprits angéliques, ainsi lorsqu’elle est par trop excessive, fait-elle les hommes hébétés, fols, et sans entendement, comme bêtes brutes » énonce ainsi La Framboisière, avant que les analyses de Jacob Boehme ne viennent dessiner un authentique « chemin pour aller à Christ », p. 552‑554, et que la notion de « pénitence mélancolique » ne dessine une vaste poétique du fantasmatique, p. 557‑562). On aurait simplement pu comparer le rapprochement baroque entre triste mélancolie et scrupule angoissé chez nos poètes au parallèle mystique entre nuit du désir et sécheresse du scrupule chez Jean de la Croix, l’Espagne ayant déjà théorisé ce que la France a ensuite exprimé, en ces psaumes davidiens précisément aussi apolliniens que saturniens, et la réécriture biblique par paraphrase, peignant l’obsession et la monomanie d’un héautontimorouménos nouveau, étant tout à fait semblable dans les deux entreprises. N’est-il pas hautement musical d’entendre Sébastien Hardy en prose :

Similis factus sum pelicano solitudinis : et factus sum sicut nyctiorax in domicilio. Vigilavi, et factus sum sicut passer solitarius in tecto. J’ai été tellement attristé, que la lumière même m’était désagréable. J’ai maintes fois désiré qu’une nuit éternelle eut de ses ailes sombres toujours couvert notre hémisphère. Je suis maintenant plus farouche que les pélicans et hiboux, qui font leur retraite ordinaire ès déserts écartés et lieux plus solitaires. La nuit coite et pleine de silence, qui devait par un gracieux repos soulager mes travaux journaliers, n’a fait que redoubler mes soucis et mes peines. Toute la nuit je n’ai point cligné l’œil, et n’ai pu reposer un moment. Je suis du tout semblable à la plaintive tourterelle, qui ayant perdu sa fidèle compagne, sans cesse se lamente et implore la mort pour faire finir d’un même coup ses soupirs et sa vie

13et Nicolas Le Digne en vers :

Je suis durant l’effort de cette inquiétude,
Semblable au Pélican qui suit la solitude,
Et semblable au Hibou, qui fuyant la clarté,
Se cache au lieux obscurs d’un désert écarté.
Je veille sans souci du repos nécessaire,
Et ressemble en veillant la Passe solitaire,
Qui dans une masure au plus haut d’une tour,
Toute la nuit lamente, et se plaint tout le jour.

14C’est que cette littérature est en vérité d’une étonnante proximité avec la petite musique du style de Jean de la Croix. À partir d’une dernière section d’étude très rhétorique passant de la fureur divine renaissante à l’artifice créateur baroque et d’une mythologie parnassienne à une physiologie saturnienne — la crise de l’esthétique est alors semblable à une mélancolie des muses —, indiquons enfin que l’angle analytique découvert par P. Dandrey au théâtre et approfondi par C. Luccioni en poésie pourrait à présent servir à comprendre sur nouveau frais les romans aussi vastes que déroutants qui furent également engendrés par la sensibilité baroque — pensons à Honoré d’Urfé ou à François de Rosset ; Gabrine déchirant son fils devant son amant dans les Histoires tragiques ne serait-elle pas engourdie de bile noire et Céladon parlant à son cordon devant sa maîtresse dans L’Astrée ne serait-il pas saisi par une noire complexion ?


***

15L’ample et belle étude de Carine Luccioni a donc fait miroiter avec un savoir remarquable cette multitude de visages et de postures littéraires qui font du monde baroque un univers où la vie est toujours un songe :

Parce que dire « je », c’est pour le poète se faire autre, les diverses facettes du héros mélancolique dévoilent la dimension dramatique de l’activité poétique. Sorte de théâtre du moi, la poésie retrouve sa vocation au « travestissement lyrique » dans les formes variées de ce Protée qu’est le délire atrabilaire. La mélancolie propose des personnages, des sentiments, des attitudes, mais aussi des lieux et des situations qui fécondent la re-présentation poétique. (p. 891)

16Clé herméneutique opérante, la mélancolie est bien le centre effectif d’une parole performative, clé hautement et profondément poétique.