Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
Emmanuelle Sempère

L’Inde, terre du syncrétisme

Madhu Benoit, Sir William Jones et la représentation de l’Inde, Grenoble : Ellug, 2011, 280 p., EAN 9782843102141.

1Le premier mérite de cet ouvrage est d’offrir une vue nuancée et très argumentée de l’apport de William Jones. Si l’auteure ne cache pas son admiration pour le grand orientaliste anglais, elle veut aussi analyser ses erreurs, afin de mettre en évidence le poids de ses convictions idéologiques et politiques sur le développement ultérieur de l’Inde d’une part et sur la représentation de l’Inde en Europe d’autre part.

2L’ouvrage est composé de neuf chapitres, qui restituent précisément le parcours de l’orientaliste et le contexte de ce parcours. Les ouvrages de Jones sont mis en relation et en regard avec ceux de ses prédécesseurs comme de ses contemporains, de sorte que se voie entièrement justifié le terme de « représentation » employé dans le titre : il s’agit d’une analyse et d’une archéologie de la représentation de l’Inde, à partir de Jones — le premier à avoir eu, selon M. Benoit, une véritable « vision » de l’Inde. Très documentée, cette étude articule la précision monographique à une réflexion sur l’histoire de l’orientalisme et de ses enjeux.

3Le premier chapitre, que l’on pourra trouver un peu sévère pour les prédécesseurs de Jones, dresse un bilan des représentations de l’Inde avant ce dernier. Selon M. Benoit, le regard porté sur l’Inde est alors empreint de « merveilleux » et souffre du double handicap de la méconnaissance de la langue et de l’inexactitude des sources :

Avant l’entrée en scène de Jones, l’Orient, sans même parler de l’Inde, n’était pour l’Europe que matière à commerce et à récits merveilleux hautement fantaisistes, et les rares auteurs à s’y intéresser dans leurs écrits s’appuyaient principalement sur les récits de voyage et sur les lettres des missionnaires. (p. 44)

4Parmi les nombreux exemples de contresens sur l’Inde, M. Benoit cite la fameuse théorie du « despotisme oriental », née de la plume de Bernier, qui fut médecin d’Aurangzeb pendant huit ans ; cette conception, qui conforta les Anglais dans leur entreprise de colonisation, s’est vue contestée au xxe siècle par les historiens.

5Le rapport entre l’intérêt personnel de Jones pour l’Inde et les circonstances de cette rencontre est analysé : Jones est à la fois « entre deux mondes » (selon H. Momma) et « entre deux époques ». Par un double paradoxe, c’est un démocrate « intimement convaincu du bien‑fondé de la colonisation » (p. 52) et un homme de culture, profondément européen, convaincu de la nécessité d’une régénération des arts et de la littérature européens. L’auteure, pour faire mieux comprendre le contexte dans lequel Jones arrive en Inde, explique avec précision ce qu’est le Raj, cette « période de domination britannique du sous‑continent indien (regroupant l’Inde britannique et les États princiers », et retrace l’histoire de la colonisation. Selon elle, « même les Européens les plus acquis à la cause indienne, comme Burke, ou anticolonialistes, comme le comte Modave, adhèrent à l’image stéréotypée de l’asiatique décrit « comme un homme de couleur dont on doit se méfier » (p. 60), exception faite d’Anquetil‑Duperron. Savoir si ce préjugé tient davantage à la perception de l’Inde ou à l’inquiétude des Européens confrontés à ce que M. Foucault a nommé l’« érosion » de leur culture (Les Mots et les choses, 1966, cité p. 64), c’est ce que le commentaire de M. Benoit ne tranche pas. Il semble que pour elle, « l’ambivalence » de Jones fut en définitive positive, puisqu’elle lui a permis de jouer « le rôle délicat de médiateur entre l’Orient et l’Europe » (idem).

6La naissance de l’orientalisme est ensuite associée à un double geste, à certains égards symétrique, des Indiens et des Anglais : l’empereur moghol de l’Inde, le 12 août 1765, fait de l’East Indian Company son diwan pour les provinces — c'est‑à‑dire lui en délègue le gouvernement et l’administration —, et les administrateurs anglais que sont Hastings et Jones apprennent les langues indiennes et proclament l’unité de doctrine des religions hindoue et chrétienne. Avec Hastings la découverte de l’Inde se fait dans l’« euphorie » (p. 73) ; des artistes anglais sont appelés en Inde et réciproquement Hastings milite pour la création d’une chaire de persan à l’université d’Oxford. M. Benoit analyse ici deux textes révélateurs de la transformation de la représentation de l’Inde : les Mémoires du comte de Modave et les Sketches of the mythology and customs of the Hindous de George Forster ; le premier, anticolonialiste enthousiaste, n’est pas toujours bien documenté, au contraire de Forster, lequel cherche à justifier la présence anglaise en Inde et se montre convaincu de la responsabilité de l’Islam dans la décadence de l’Inde. « Forster fait du brahmanisme le point central de toute sa recherche sur la culture de l’Inde » (p. 73) mais « cette primauté donnée à un aspect d’une des religions de l’Inde — pays multi religieux par excellence — devait avoir des conséquences très graves pour la société indienne par la suite. »

7Dans ce contexte, le premier apport de Jones fut de promouvoir un travail collectif sur l’Inde ; en fondant la Société asiatique du Bengale le 15 janvier 1784, il ouvre la voie à la publication des Asiatick researches qui influenceront la culture européenne tout au long du xixe siècle. L’enthousiasme de Jones porte aussi bien sur les langues indiennes que sur la religion hindoue et la littérature, au point que, selon M. Benoit, son « intégration culturelle » puisse apparaître comme une véritable « acculturation » (p. 81).

8L’itinéraire intellectuel de Jones se fonde sur l’étude de l’astronomie, de l’histoire (sur la base des chronologies hindoues), de la médecine, ainsi que de la philosophie et de la religion. M. Benoit précise les erreurs de Jones, ou les points encore discutés de ses interprétations, tout en insistant sur sa vision syncrétique, qui lui permet d’intégrer son amour de la culture indienne à ses convictions européennes — en aménageant parfois ces dernières, en particulier certains dogmes chrétiens. Par ailleurs, Jones traducteur rendrait, selon M. Benoit, mieux justice à la littérature indienne que Galland lorsqu’il traduit les Mille et une nuits, ce qui me paraît plus discutable. Sans remettre en cause l’analyse qui est faite, très minutieusement, des principes de traduction de Jones, il faut, me semble‑t‑il, évoquer les travaux récents qui ont permis de corriger le préjugé selon lequel Galland aurait déformé le texte arabe (voir à ce propos l’édition qu’en ont fournie A. Chraïbi et J.‑P. Sermain, GF Flammarion, 2004). Les traductions de Jones ainsi que les travaux de la Société asiatique du Bengale, diffusés via des traductions dans toute l’Europe, ont alors profondément modifié la perception de l’Inde. M. Benoit montre très bien qu’il s’agit d’une perception orientée par des conceptions culturelles situées et datées. Non seulement « Jones applique les codes culturels du xviiie siècle à l’Inde » (p. 99), mais il avait aussi pour objectif « de codifier l’Inde pour la rendre intelligible à l’Occident » (p. 101). Dans un troisième temps M. Benoit analyse l’apport intellectuel de Jones concernant la philologie et la linguistique, en évoquant l’hypothèse d’une langue « mère », source commune au sanskrit, au grec et au latin. Certains des outils qu’il a élaborés pour comparer et étudier les langues sont encore utilisés de nos jours (tels l’alphabet phonétique international). Cependant, M. Benoit remarque en conclusion que Jones a, par sa culture européenne, surestimé la part écrite de la culture indienne, et par là même la part sanscrite, ce qui le conduisit à des « raccourcis intellectuels malheureux » (p. 110).

9Cette remarque introduit les deux chapitres suivants, qui sans verser dans la charge entendent regarder sans détour les erreurs et les partis‑pris de Jones.

10Ainsi est examiné le malentendu concernant le droit indien, dont Jones a cru qu’il était tout entier contenu dans Les Lois de Manu, sans tenir compte ni de leur ancienneté ni des spécificités régionales de l’Inde. L’erreur s’aggrave du fait que la conception même du droit était très différente en Inde et en Europe : alors que « le mot loi n’existe pas en sanscrit » (p. 129), ce qui explique le rôle du juge et l’importance de son jugement personnel, la compilation des lois hindoues par Jones, achevée par Henri Thomas Colebrooke et publiée sous le titre révélateur de Digest of Hindu Law en 1798 a conduit à figer la société indienne. « La momification de l’Inde avait commencé », écrit M. Benoit (p. 132).

11La même survalorisation de l’Inde sanskrite ancienne a prévalu dans tous les domaines. De façon très suggestive, M. Benoit épingle les points aveugles de la recherche sur l’orientalisme aujourd'hui, en écrivant, à propos de la vision de l’Inde musulmane en particulier, que « les critères sous‑jacents aux choix des orientalistes, à leurs sélections et préférences, n’ont quasiment jamais été interrogés » (p. 145). Plus particulièrement, la présence musulmane, pourtant ancienne de plusieurs siècles, fut considérée comme une occupation par les Anglais, qui se targuèrent de rendre l’Inde aux Indiens, c'est‑à‑dire aux Hindous. M. Benoit souligne que cette exclusive ne concerne pas seulement la culture musulmane indienne : la « sacralisation du sanskrit » frappe d’aveuglement les Orientalistes envers les autres langues et cultures de l’Inde, qu’il s’agisse de la très importante littérature tamoule, de la culture persane, qui a donné naissance à l’ourdou, ou encore des traditions orales et du théâtre contemporain, très vivants en cette fin de xviiie siècle. Au‑delà de la vision figée de l’Inde qui en découle, M. Benoit souligne l’incidence de ces mécanismes coloniaux dans la constitution des idéologies du xixe siècle : « l’organisation de la société indienne par le système des castes devient l’inévitable corollaire de la thèse de la race aryenne » (p. 139). Elle montre aussi comment cette perception étrangère a influencé la société indienne, en favorisant l’élite brahmanique, et a pesé dans l’histoire de l’Inde :

La culture brahmanique, que les Anglais avaient choisie pour unifier la société indienne, s’est finalement avéré plus facteur de division que de cohésion. Car, contrairement a au sramanisme, le brahmanisme est fermé à toute idée de culture syncrétique. (p. 155)

12M. Benoit fait ainsi porter son analyse du cas indien au crédit de la thèse de F. Fanon, selon lequel la fermeture culturelle serait le corollaire de toute colonisation.

13La responsabilité de Jones dans la montée « d’une hégémonie exercée par des voix britanniques et leur culture, qui va perdurer en Inde durant tout le xixe siècle, jusqu'en 1947 — et, pour une part, au‑delà » (p. 168) est ensuite dégagée, en particulier par le biais de son invention littéraire, qui fait parler des voix pseudo‑indiennes, tout en insistant sur le tournant « indophobique » des autorités britanniques, de plus en plus méfiantes envers la culture indienne. L’heure n’est plus à l’enseignement des langues et de la culture indiennes pour l’administration indienne, mais au contraire à la diffusion de l’anglais et à l’évangélisation chrétienne des populations. Et si les orientalistes, devenus minoritaires, divisés d’ailleurs entre sacralisation du sanskrit et ouverture aux langues vernaculaires de l’Inde, réussirent tout de même à ouvrir la première bibliothèque moderne indienne, à Calcutta, pour y rassembler nombre de manuscrits, le fait qui eut le plus de retentissement et d’influence sur l’Inde et sa perception par l’Occident fut la publication de l’History of British India par Mill en 1817. Ce texte, malgré son évidente partialité, en dépit même de l’analyse critique qu’en produisit Wilson en 1840, devint « “le“ grand texte hégémonique pendant près d’un siècle » (p. 179). On comprend alors mieux la ligne politique de l’administration anglaise — la « Minute » de Macaulay (1835) est éloquente :

Il nous faut à présent faire de notre mieux pour former une classe dont les membres puissent se faire les intermédiaires entre nous et les multitudes que nous gouvernons, une classe de personnes, indienne par le sang et la couleur, mais anglaise en matière de goût, d’opinions, de morale et d’intellect. (cité p. 180)

14Dans le même temps et contre l’Angleterre, plusieurs pays d’Europe s’enthousiasment pour l’indianisme : « la pensée orientaliste peut être considérée comme ayant anticipé le ”sublime romantique” » (p. 182) ; après l’ouverture de l’École des langues orientales à Paris en 1795, V. Cousin intègre l’Inde dans son cours sur l’histoire de la philosophie en 1835 et en Allemagne, Schlegel, Goethe, Herder s’imprègnent de culture et de philosophie indiennes.

15Les Européens romantiques ont donc lu avec passion les écrits de Jones : M. Benoit entend non seulement analyser la façon dont Jones a influencé les œuvres romantiques, mais aussi montrer l’originalité même de son œuvre dans ce courant. Elle veut défendre l’idée que « Jones […] était non seulement pourvoyeur d’une imagerie novatrice, de mythologies et de systèmes de valeurs nouveaux, mais qu’il était également précurseur de la théorie littéraire romantique, rompant sciemment avec les canons poétiques du xviiie siècle » (p. 188). Les analyses sont alors particulièrement riches et stimulantes ; parmi elles on retiendra l’étude de la filiation qui va de la pièce de Dryden, Aurang‑Zebe (1676), « seule pièce de la fin du xviiie siècle qui utilise l’Inde comme décor » (p. 216), à « The Indian Serenade » de Shelley (1819), en passant par la Gita‑Govinda traduite par Jones en 1799. À l’impression d’étrangeté qui ressort de la vision de Dryden succède la recherche d’authenticité de Jones ; le texte romantique de Shelley apparaît alors comme une synthèse en même temps qu’une recréation, proposant une vision fascinée de l’accord entre l’érotisme et le mysticisme. Tout en reconnaissant la perte marquée par le tournant romantique pour la compréhension de l’Inde — M. Benoit fait sienne la remarque de R.‑P. Droit selon laquelle « la démarche de l’indomanie est l’exact inverse de celle de l’indianisme » (cité p. 193) —, l’auteure rend compte avec beaucoup de finesse de la richesse des œuvres de Coleridge ou de Shelley, sur le double plan littéraire et spirituel. Après ce chapitre consacré à la littérature, l’auteure nous invite à prendre la mesure de « l’héritage culturel » de Jones : une « représentation de l’Inde » qui en fait le haut‑lieu du syncrétisme. Preuves à l’appui, M. Benoit montre comment les écrits de Jones, mais aussi les publications de la Société asiatique, ont nourri l’œuvre des plus grands auteurs romantiques — de Michelet à Irving — sans oublier la peinture d’E. Moor et, dans une moindre mesure, de Turner. Elle conclut ce panorama sur un regret : « si ce courant intellectuel n’avait pas été aussi fermement rejeté par Macaulay et Mill, le dialogue entre l’Orient et l’Occident aurait peut‑être pris un autre cours » (p. 245).

16L’ouvrage lui‑même préfère se clore sur un épilogue que sur une conclusion, rappelant ainsi sa méfiance envers toute vision tranchée de l’apport de Jones. Notant la « polémique ardente » (p. 248) que suscite encore l’orientaliste anglais, M. Benoit considère que les « erreurs » de Jones — préjugé contre Anquetil‑Duperron, valorisation exclusive de l’Inde antique et du sanskrit —, parce qu’elles résultaient d’une certaine manière de sa conviction syncrétique, ne peuvent être mises au compte de l’orientalisme « 2 », tel qu’E. Saïd l’a dénoncé, à savoir une vision hégémonique de l’Orient. Trois annexes, une bibliographie et un index complètent cet ouvrage et en font un outil de travail accompli.