Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Octobre 2012 (volume 13, numéro 8)
Guillaume Peureux

L’Histoire comme inconscient de la théorie

Fredric Jameson, L’Inconscient Politique. Le récit comme acte socialement symbolique [The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act, 1981] traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes, Lyon : Questions théoriques, coll. « Saggio Casino », 2012, 474 p. EAN 9782917131039

1Cette traduction du classique nord-américain The Political Unconscious (1981) par Nicolas Vieillescazes arrive tard (le marxisme n’a pas bonne presse en France, pas même à gauche), mais cependant à point. Si au moment de sa parution, Fr. Jameson envisageait son ouvrage comme une réponse à la dés‑historicisation, à l’antihistoricisme des pratiques herméneutiques ambiantes (voir la présentation d’Olivier Quintyn, « L’Inconscient politique et l’herméneutique marxiste de Fredric Jameson : contexte, opérations, usages », p. 415‑462), L’Inconscient Politique conteste et invalide aussi ceux des rhétoriques ou formalismes actuels qui appauvrissent le travail interprétatif et enferment les textes en leur déniant toute extériorité — sauf à l’envisager naïvement comme « reflétée » par l’œuvre.

2« Historicisez toujours ! » demande Fr. Jameson dans sa préface (p. 7) : son projet consiste à dépasser l’opposition traditionnelle entre théorie et histoire littéraire par une approche marxiste qui « affirme un primat de la théorie qui est en même temps une reconnaissance du primat de l’Histoire même. » (p. 13) Des traces du passé survivent dans les œuvres. Celles‑ci sont prises dans l’Histoire et s’inscrivent dans une succession : elles racontent comme, et avec d’autres œuvres, l’Histoire. C’est là que gît l’inconscient politique. L’œuvre se forme de conflits, de tensions, ce qui fait dire à Fr. Jameson que « l’acte esthétique est lui‑même de nature idéologique, et la production de formes esthétiques ou narrative doit être perçue comme acte proprement idéologique, ayant pour fonction d’inventer des “solutions” imaginaires ou formelles à d’insolubles contradictions sociales. » (p. 97) Les textes seraient ainsi à la fois engendrés, façonnés par un hors‑texte face auquel ils seraient en réaction. Par là, ils sont des actes idéologiques.

3Partant de qu’on appelle couramment la théorie marxiste de la culture, en résonance avec les travaux de Walter Benjamin, de Terry Eagleton, de Pierre Macherey ou de Raymond Williams, tout en faisant une place essentielle à la psychanalyse, aux sciences humaines ainsi qu’aux études poéticiennes, L’Inconscient Politique élabore une théorie compréhensive du récit littéraire qui l’amène à aborder la Chanson de geste, Manzoni ou Stendhal, et à analyser en profondeur Balzac, Conrad et Gissing. Il s’agit de saisir l’idéologie, qui se niche précisément dans le langage, qui n’est jamais transparent.

4Fr. Jameson s’oppose à tout type de projection moderniste et à toute forme d’illusion qui consiste à croire qu’il est possible de restituer le passé. Il cherche au contraire à faire parler le passé (p. 17-18), auquel le seul accès que nous ayons se trouve sous forme textuelle, forme textuelle qui doit être, pour ainsi dire, (re)textualisée (p. 101), c’est‑à‑dire réécrite. Son premier chapitre, décisif, « De l’interprétation. La littérature comme acte socialement symbolique », explique comment la symbolisation littéraire fait de l’Histoire une cause à la fois absente et omniprésente de la narration : elle est un sous‑texte que le critique s’efforce de retrouver et réécrire. Envisagée comme une « expérience de la Nécessité » (p. 126), comme un code aliénant, l’Histoire n’est ni représentée ni représentable en tant que telle, encore moins simplement reflétée ; elle n’est pas une « force réifiée » (id.) mais est perceptible dans la forme de l’œuvre, cell‑-ci étant en quelque sorte « l’effet formel d’[…] une cause absente » (id.), « détectable seulement en ses effets » (p. 230).

5Le cœur du modèle jamesonien est l’inconscient, notion qui suppose l’existence dans les textes d’un sens latent, refoulé, et qui nécessite une réécriture, selon des procédés de nature allégorique. En effet, dans une perspective marxiste, les auteurs tiennent un « discours de classe » qui se manifeste par « idéologèmes » (« plus petite unité intelligible des discours collectifs, essentiellement antagonistes, des classes sociales » (p. 93) ou « résolution symbolique d’une situation historique concrète » (p. 145)), et qui configure leur inconscient. Fr. Jameson n’est pas cependant sans s’interroger sur la pertinence du modèle interprétatif offert par la psychanalyse (p. 74) — comment, sans cela, parler d’inconscient dans le texte quand cet inconscient est à la fois individuel mais premièrement de nature collective ? En difficulté quand il est question d’aborder le collectif, la théorie freudienne du désir est aussi contestée en raison de son incapacité à s’adapter historiquement (p. 82-83). Fr. Jameson trouve alors chez Frye et ses analyses de mytho‑critique une saisie du collectif en termes sociaux et en termes d’archétypes qui lui permettent d’établir qu’un texte littéraire doit être lu comme une « méditation symbolique sur le destin de la communauté » (p. 86).

6Dans le deuxième chapitre, Fr. Jameson mobilise beaucoup plus d’exemples de textes romanesques pour montrer comment des modes de productions antérieurs au capitalisme survivent dans les genres littéraires et peuvent ainsi révéler des conflits ou contradictions vécues que les textes restituent sous la forme d’antinomies révélées par le critique. Cette analyse s’articule à une compréhension de l’histoire des formes et des genres littéraires où travaillent concurremment des structures, des formes et des matériaux contemporains et anciens. Il observe par exemple dans la réinvention du genre romanesque entre le xixe et le début du xxe siècle des « processus de sécularisation et de renouvellement par substitution » (p. 164) et, tout particulièrement, le rejet des « contenus magiques » (qui réapparaissent dans des écritures plus marginales, dont le fantastique par exemple) au bénéfice de « positivités nouvelles » (p. 167) chéries par les classes bourgeoises. Dans Les Scènes de la vie d’un propre‑à‑rien d’Eichendorff, il analyse la coprésence de systèmes narratifs distincts (deux intrigues : l’une aristocratique, refoulée — ce que Fr. Jameson nomme aussi une « intertextualité négative » (p. 172) —, dans laquelle un jeune paysan courtise une aristocrate, et l’autre comique, dont le modèle est pluriséculaire et qui distrait le public de la première en déplaçant les motifs angoissants pour le public) comme un moyen répondre à « un dilemme historique » (p. 174) : la survivance d’une structure sociale de nature féodale dans l’Allemagne postrévolutionnaire.

7Dans les chapitres 3 à 5, Fr. Jameson analyse en profondeur des romans de Balzac, de Gissing et de Conrad. Jameson postule que le roman du xixe siècle et du début du xxe siècle se fonde à la fois sur ses paradigmes traditionnels et sur la prise en compte d’une « révolution culturelle bourgeoise » (p. 190) incluant un nouveau rapport au monde propre à l’élaboration du sujet moderne, qu’il scrute d’un chapitre à l’autre (selon l’ordre chronologique) et qui accompagne la mise en place progressive d’un véritable inconscient via la « réification de la vie sociale » (p. 48) et son corrélat, l’enfouissement de plus en plus net du politique. Dans ces trois chapitres, Fr. Jameson s’appuie sur le carré sémiotique de Greimas qu’il dynamise par l’utilisation de l’univers fantasmatique (entendu aussi comme codification du monde social) de leurs auteurs. Il montre ainsi en s’appuyant sur l’écriture de La Rabouilleuse et de La Vieille fille commentl’idéologie procède de l’« investissement libidinal » auctorial et en même temps, parce qu’il y est pris, d’un matériau idéologique collectif. Les romans de Gissing illustrent notamment, à travers le système des personnages, une forme de soustraction ou renoncement aux lois ambiantes du « désir de marchandise » (p. 259). Dans Lord Jim, mais surtout dans Nostromo, à travers l’impossibilité de dire toute la complexité de l’histoire collective de Costaguana, tout en mettant à mal les « catégories individuelles de la narration » (p. 356) ou storytelling, Fr. Jameson montre comment Conrad fait sourdre dans la forme de son récit l’émergence du capitalisme, « système synchronique qui, pour Fr. Jameson, une fois en place discrédite les tentatives d’histoire “linéaire” ou les habitudes d’un esprit diachronique cherchant toujours à se représenter ses commencements. » (p. 357)

8L’Inconscient Politique estincontestablement un livre exigeant et parfois déstabilisant, dont il est difficile de rendre compte tant il est dense et son auteur scrupuleux à l’égard de chaque concept qu’il mobilise, de chaque notion qu’il emprunte et s’approprie. Mais c’est aussi, surtout, un livre gratifiant pour qui fait l’effort de suivre Fredric Jameson.

9Plus encore qu’une déclinaison subtile de l’approche marxiste de la littérature ou de la culture (voir le chapitre 6, qui fait office de conclusion et dans lequel Jameson commente son propre rapport au marxisme dans son travail), c’est le lieu de riches discussions sur la nature et la fonction des gestes d’interprétation de la littérature, de l’écrit et de la narration en général, avec Althusser, Freud, Lacan, Frye, Lévi‑Strauss, ou encore, dans une moindre mesure, Derrida. C’est une réflexion sur les liens entre l’écriture et le réel, sur les différents degrés d’élaboration et différentes natures de ces liens. Précisément, c’est une théorie de la représentation narrative. Et c’est, enfin, une théorie de la littérature, de son statut et de sa fonction — il s’agit de rappeler que la littérature ne relève pas d’une pure sphère esthétique, qu’elle est une action dans et sur le monde, mais également une exploration et un moyen de connaissance de celui‑ci.

10Il n’y a pas lieu de noter dans cet ouvrage l’absence du lecteur, de la réception, et des appropriations qui peuvent être faites des textes. Fr. Jameson se pose résolument du côté de la production et des mécanismes fantasmatiques‑représentations sociales qui y sont à l’œuvre. En revanche, son approche socio‑historique de la littérature tend à ignorer les auteurs en tant qu’ils sont inscrits dans une société de manière plus complexe que par leur classe seule : s’il mobilise des éléments biographiques des auteurs qu’il étudie (voir ses justifications p. 224 et sqq), Fr. Jameson se réclame d’une théorie marxiste (assurément enrichie, comme on l’a dit plus haut) de la culture pour laquelle l’être social détermine la conscience. Certes, un auteur appartient à une classe et en tient le discours, en parle la langue ; mais il s’inscrit cependant de manière unique dans d’autres segments sociaux qui pourraient brouiller la lecture de l’Histoire proposée par Fr. Jameson.

11On l’aura noté, Fr. Jameson travaille sur des corpus modernes. Est‑ce que son approche pourrait être utilisée pour lire des textes d’Ancien Régime par exemple, où la question des rapports sociaux se pose de manière différente ? On imagine qu’en ces périodes où les bouleversements en termes de civilisation (révolution galiléenne, développement de l’imprimerie, guerres de religion…) étaient nombreux et brutaux, la violence sociale particulièrement forte et les effets de censure et autocensure variés et complexes, les effets de refoulements et de contentions étaient nombreux et sans doute révélateurs de conflits non nécessairement objectivés. Il ne reste qu’à en faire l’expérience.