Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mars 2012 (volume 13, numéro 3)
Geoffroy Brunson

Mondes possibles & univers fictionnels

La Théorie littéraire des mondes possibles, sous la direction de Françoise Lavocat, Paris : CNRS Éditions, 2010, 315 p., EAN 978227106672.

1Le collectif dirigé par Françoise Lavocat réunit les actes d’un séminaire1 organisé en 2005‑2006, dont l’objectif était d’examiner les aspects principaux de la théorie des mondes possibles afin de les confronter aux textes. Ce séminaire s’était démarqué par la qualité des contributions proposées autant que par celle des débats qui en avaient résulté ; aussi la publication du premier ouvrage de référence en français sur la théorie des mondes possibles appliquée à la littérature, qui comble une lacune importante dans les études littéraires, était‑elle très attendue.

La théorie des mondes possibles

2Les « mondes possibles », dont la paternité est traditionnellement attribuée à Leibniz, ont connu dès les années 1950 une reviviscence dans la sphère anglosaxonne avec les développements de la sémantique des mondes possibles, influencée par la théorie modale de Saul Kripke. Les tentatives visant à réunir logique modale et théorie littéraire se sont alors multipliées, à telle enseigne qu’il est devenu classique, comme le note Fr. Lavocat, de se demander « dans quelle mesure on peut considérer que les mondes fictionnels sont des mondes possibles2 ». Les années 1990 se sont montrées particulièrement fructueuses, comme en témoignent les publications majeures de Marie‑Laure Ryan (1992), Ruth Ronen (1994) ou encore Lubomir Doležel (1996), qui articulent étude de la fiction et sémantique des mondes possibles.

3Cette problématique s’est développée plus tardivement3 en France, méfiante vis‑à‑vis de la philosophie analytique et peu intéressée par « ce qui se passe au‑delà de [ses] frontières » (7) : comme le remarque Richard Saint‑Gelais4, c’est la parution d’Univers de la fiction (1988), initialement publié en anglais, qui jouera un rôle de déclencheur.

4L’ouvrage dirigé par Fr. Lavocat propose donc de faire entrer de plain‑pied la théorie des mondes possibles dans le domaine francophone, en interrogeant sa dimension heuristique dans le cadre des études littéraires. Le volume, qui désavoue d’emblée une conception monolithique de l’articulation entre théorie des mondes possibles et analyse littéraire, réunit autour de trois axes complémentaires les contributions d’une quinzaine de chercheurs, parmi lesquels plusieurs figures majeures de la sémantique des mondes possibles.

Qu’est-ce qu’un monde possible textuel ?

5Un premier versant de l’ouvrage, le plus théorique, examine la problématique des mondes possibles, en particulier les conditions permettant de « parler de monde possible à propos des œuvres littéraires » (8). Il s’ouvre sur les contributions de Fr. Lavocat et Marie‑Laure Ryan, qui aboutissent toutes deux à des propositions typologiques des univers fictionnels.

6Après avoir introduit les concepts principaux de la théorie des mondes possibles, Fr. Lavocat propose un tour d’horizon des approches pionnières d’Umberto Eco, Thomas Pavel et M.‑L. Ryan, et met en lumière les difficultés qu’engendrent les propositions de typologie des fictions basées sur l’homologie entre monde actuel et monde fictionnel. L’article propose alors une typologie dans laquelle le monde du texte est considéré comme « point de départ » de la référence à d’autres mondes possibles, ce qui permet d’identifier plusieurs «genres de la fiction selon les mondes auxquels elle réfère de façon constitutive et nécessaire» (29).

7Après avoir examiné la question de la référence fictionnelle, Fr. Lavocat étudie la possibilité de « classer la population fictionnelle » (43) selon différents degrés de fictionnalité. Si cette perspective permet d’articuler fructueusement autonomie et complétude d’un univers fictionnel, Fr. Lavocat en souligne les limites : une telle typologie entraîne notamment une conception de la fiction comme monde possible et permet « de conclure à l’infériorité, voire au caractère contre‑nature des fictions qui définissent un monde impossible » (49). Or, comme le montre bien Fr. Lavocat, rien ne permet de penser que la fiction doive se caractériser par l’autonomie d’un monde cohérent, consistant, « fortement narrativisé et habité de personnages denses et pleins ».

8M.‑L. Ryan met en perspective les « mondes possibles » envisagés par la théorie de la fiction et la physique théorique. Discutant dans un premier temps la spécificité du « monde possible » fictionnel, la chercheuse estime, à l’instar de Fr. Lavocat, que respecter une logique stricte lorsqu’on aborde la fiction en termes de mondes possibles s’avère insatisfaisant : esquissant une typologie, M.‑L. Ryan montre en effet qu’il existe des textes à mondes cohérents, mais aussi des textes à monde « en fromage suisse » et des textes sans mondes. Les mondes fictionnels se caractérisent en outre, montre M.‑L. Ryan, par leur statut problématique. À cet égard, contrairement à nombre de théoriciens, M.‑L. Ryan s’oppose à l’hypothèse de l’incomplétude des univers de fiction, arguant que, pour le lecteur, les blancs du texte ont une valeur épistémologique, non ontologique.

9Dans un second temps, M.‑L. Ryan envisage deux domaines qui mettent en jeu la pluralité des mondes : la théorie littéraire et la physique théorique. Après avoir initié le lecteur aux mondes pluriels de la physique quantique, M.‑L. Ryan examine les différences — axées sur la notion d’actualité — entre ces derniers et les mondes possibles de la fiction, entendue comme « recentrement imaginatif dans un monde possible ». La chercheuse décrit ensuite différents modèles cosmologiques dont elle propose, exemples à l’appui, la contrepartie fictionnelle. Cette démarche lui permet de rendre compte avec élégance des fictions incohérentes ou paradoxales, bien qu’il existe, rappelle l’auteur, d’autres interprétations de la contradiction dans un univers narratif.

10L’horizon de ces deux articles liminaires est enrichi par un tryptique qui articule la théorie des mondes possibles à des domaines plus spécifiques : la fiction historiographique (L. Doležel), les récits métaleptiques (R. Saint-Gelais) et le processus de nomination des entités fictionnelles (Ruth Ronen).

11L. Doležel propose d’étudier l’opérativité de la théorie des mondes possibles dans son articulation à l’historiographie, et d’explorer « la relation entre fiction littéraire et écriture de l’histoire dans la perspective des mondes possibles, en privilégiant les récits contrefactuels du passé » (83).

12Après avoir défini les principes de la pensée contrefactuelle et examiné la formalisation qu’en a proposé David Lewis, L. Doležel remarque qu’on ne peut isoler hermétiquement l’histoire de son « ombre » contrefactuelle : dans une perspective historiographique, la reconstruction complète du passé devrait « inclure la construction de voies alternatives, contrefactuelles » (86), permettant d’imaginer comment « l’histoire humaine aurait pu progresser après [une] bifurcation contrefactuelle » (87), de localiser le réel dans un espace des possibles.

13L. Doležel détaille alors les différences structurelles et narratives entre les récits contrefactuels fictionnel et historique, avant d’en souligner un trait commun essentiel et problématique, la fictionnalité : un texte construisant un monde fictif n’imposant aucune condition de vérité, comment différencier les représentations contrefactuelles historique et fictionnelle ? Si, pour nombre d’historiens, la méthode de création fictionnelle ne fournit « aucune représentation vérifiable du monde réel » (96), L. Doležel montre toutefois, en se référant aux travaux de l’équipe de Niall Ferguson, que l’on peut établir une série de contraintes liées aux principes de « l’acquisition de connaissances historiques » ciblant la validité, la plausibilité et la « traçabilité » de la proposition contrefactuelle.

14Se référant à la tentative de S. Kripke de définir le mode d’existence des personnages fictifs, R. Ronen examine ensuite la relation entre le processus de nomination et les mondes fictionnels. Le nom propre, désignateur rigide, ne réfère selon S. Kripke qu’à une seule entité et ce dans tous les mondes possibles où elle apparaît ; ce phénomène, valable pour les personnages fictionnels, permet donc de « référer au même objet au-delà du principe de vérité » (198). R. Ronen propose dès lors d’examiner, au sein du champ artistique, deux exemples qui illustrent cette stabilité de la référence au‑delà du principe de vérité.

15Dans un premier temps, R. Ronen s’intéresse au Soi (self) que construit Rembrandt tant à travers son travail d’atelier (signature) qu’au sein du marché de l’art (« un Rembrandt »), la pratique de l’autoportrait exprimant par ailleurs la constitution progressive d’une identité, d’une image de soi. L’article souligne ainsi fort justement que le nom « Rembrandt » renvoie moins à une série de prédicats désignant une personne qu’aux actes de peinture de Rembrandt.

16À partir des travaux de Lacan, R. Ronen étudie dans un second temps la relation entre le nom de Joyce et son écriture : délaissé par son père, l’écrivain ne supporte pas la mise en image de son corps, qu’il ne peut saisir de manière à « se forger une image de soi » (201) ; c’est dès lors à travers son écriture qu’il constitue un Moi substituable à cette image fuyante. Il donne de la sorte à un nom propre le statut de nom commun (antonomase), par le biais de l’écriture joycienne ; le nom du père est remplacé par celui de l’artiste — ce nom qui renvoie à plus que lui-même.

17R. Saint-Gelais consacre enfin son article aux fictions métaleptiques qui s’intéressent explicitement à leurs propres mécanismes internes et dévoilent les rouages de la fiction. Ces textes, qui court‑circuitent volontiers les niveaux ontologiques, mènent souvent à des systèmes complexes, constitués de plusieurs mondes possibles enchâssés qui ne se déploient pas comme des états mentaux, mais comme des espaces concrets, auxquels R. Saint‑Gelais suggère de réserver le terme multivers.

18De telles fictions entraînent souvent une réflexion plus ou moins intuitive du lecteur sur les mondes fictionnels ; d’autres vont encore plus loin et intègrent des « théories autochtones de la fiction », réflexions sur la fiction participant de la fiction. L’auteur de Châteaux de pages en propose quelques exemples éclairants, et souligne au passage que les questions débattues par les théoriciens n’y font pas davantage l’unanimité. Pour R. Saint‑Gelais, la fascination qu’exercent ces œuvres pourrait s’expliquer par la double perspective posée sur la fiction, théorisée comme telle à travers les formulations d’instances fictives.

19Le chercheur précise que ces théories autochtones sont avant tout imaginaires, immergées dans les fictions dans lesquelles elles se trouvent formulées, et qu’en ce sens elles reflètent moins la réalité de la fiction qu’elles ne la construisent : toute distinction entre théorie autochtone « sérieuse » et « loufoque » que l’on pourrait être tenté d’opérer s’en trouve disqualifiée. Il n’en reste pas moins que ces théories permettent de lancer des pistes de réflexion au lecteur : par l’effet de « sidération » qu’elles suscitent chez lui, elles fonctionnent en effet comme des « déclencheurs de réflexion théorique » (124).

Les mondes du texte : effets de lecture

20Ces effets de sidération que produisent les récits métaleptiques, la fascination ou la réflexion qu’ils tendent à susciter, ouvrent la voie — à l’instar de l’approche phénoménologique des univers fictionnels effleurée par M.‑L. Ryan — au second versant de l’ouvrage : sous‑tendu par une pragmatique de la fiction, ce dernier met l’accent sur les mondes générés par le texte et reconstruits par la lecture. Il enrichit en cela considérablement la perspective des premiers articles, qui n’accordent que ponctuellement leur attention à l’instance lectorale et aux usages de la fiction.

21Cette dimension pragmatique est au cœur des contributions de Marielle Macé et de Sophie Rabau, pour lesquelles la lecture d’une œuvre de fiction permet de faire l’expérience d’un monde, expérience dont elles analysent un cas particulier.

22Alors que les théories des mondes possibles proposeraient une pensée du comble de la fiction, M. Macé s’intéresse à l’autre extrémité du spectre : son article examine des textes dans lesquels le fictionnel apparaît comme une tentation permanente du discours spéculatif, puis se penche sur le cas des microfictions.

23M. Macé met en exergue chez Valéry les « poussées fictionnelles » liées au registre de la conjecture, qui permettent une dramatisation sans que ne se produise toutefois la conversion de « l’hypothèse en univers ». La chercheuse se tourne ensuite vers Sartre qui, dans L’Idiot de la famille, quasi‑fiction où s’élabore un univers individuel complet, présente une tentation de la fiction et du romanesque, le texte n’allant pas à l’économie et peinant « à rester dans l’ordre contrôlé de la conjecture » (211).

24La chercheuse étudie également la microfiction, dont la concision textuelle extrême et le défaut temporel entravent la projection d’un univers. Ces fictions, jouant sur l’attente de « dépense ontologique » d’un lecteur appelé à combler les lacunes d’un texte qui, à l’inverse, va à l’économie, offrent un traitement ironique de l’effet d’univers. L’incomplétude devient alors l’enjeu du récit, la microfiction désignant « en creux » l’attente fictionnelle.

25L’article se clôt sur une intéressante étude consacrée au rapport du lecteur aux univers de fiction. M. Macé remarque notamment que s’il est possible de percevoir certaines œuvres comme des mondes, c’est « qu’il nous faut un site suffisamment consistant » (219) où projeter nos possibilités d’existence. La lecture de ces œuvres engendre cet espace où déployer l’imagination, qui n’est plus alors la faculté de créer des images, de « fabriquer des entités irréelles », mais une voie d’accès à des « autres mondes » autonomes, des univers « de liberté mentale, sensorielle et affective », investis par l’expérience fictionnelle.

26C’est à cette accession à d’autres mondes par la fiction que s’intéresse également S. Rabau. Sa contribution étudie les expériences de lecture que suscitent les énoncés référant à des mondes impossibles/hétérogènes. Partant du domaine de la mythographie et du commentaire philologique, S. Rabau montre que plusieurs textes sont souvent convoqués dans un même espace textuel, engendrant une sorte de fusion de mondes au sein d’un « macro‑univers » composite, parfois très contradictoire sur un plan logique.

27Si les théories des mondes possibles ou de la lecture ont en commun « l’étude de mondes à distance » (231), l’auteur constate que cette distance s’avère irréductible pour une majorité des théoriciens, qui font preuve de « résistance » face à l’idée d’univers contradictoires ou impossibles. S. Rabau décèle dans cette attitude un « conservatisme ontologique » qui mène à évaluer le monde fictionnel à l’aune des lois physiques et logiques de notre monde actuel.

28S. Rabau revendique au contraire une « pensée de la lecture indexée sur la fiction, voire sur l’impossible » (237), à l’image de l’herméneutique de Schleiermacher, qui engage un monde impossible où se rencontrent interprète et auteur en une fusion des mondes actuel et inactuel. À rebours de Gadamer et de Ricœur, qui dénoncent cette rencontre comme un fantasme, S. Rabau propose « de considérer que le lecteur, être au monde conditionné et historique, a pourtant la possibilité de penser sa lecture dans un monde différent du sien » (239).

29La lecture d’un texte à distance — temporelle comme ontologique — engage ainsi non seulement le constat du hic et nunc auquel on ne peut échapper, mais aussi notre capacité à concevoir des univers abolissant la distance entre l’espace et le temps : lire, c’est aussi faire l’expérience de l’abolition de la distance entre mondes.

30Si la lecture permet de faire l’expérience d’autres mondes, il reste à interroger les conditions et modalités de cette accessibilité, mais aussi à en questionner les effets sur le lecteur — de se demander, écrit Alexandre Gefen, non comment nous voyageons dans les univers fictionnels, mais pourquoi et comment « ceux‑ci voyagent en nous » (299). Ces problématiques, qui touchent à l’épineuse question de la fonction de la littérature, sont investies par les articles complémentaires de Philippe Monneret — qui examine l’aptitude des univers fictionnels à assouplir l’univers de croyance du lecteur — et d’A. Gefen — qui démontre en quoi les œuvres de fiction mènent à des formes de compréhension du monde.

31A l’instar de M.‑L. Ryan et Fr. Lavocat, Ph. Monneret examine la validité d’une application de la théorie des mondes possibles aux textes fictionnels. Plus technique dans son approche, il cherche à définir « le système modal particulier de la fiction, qui la rend apte à modifier l’univers de croyance du lecteur » (9). En effet, bien que la fiction et son lecteur « appartiennent à des mondes distincts, […] ces mondes communiquent » (262), le texte fictionnel possédant la capacité de modifier ou d’assouplir les univers de croyance du lecteur.

32L’utilisation de la logique modale en théorie de la fiction suppose d’intégrer la notion d’univers de croyance, constitué de l’ensemble des propositions qu’un locuteur estime vraies ou décidables. Un univers de fiction peut dès lors se concevoir comme un ensemble de propositions structurées en mondes possibles et univers de croyance générés par les personnages fictionnels et descriptibles par la logique modale. Ph. Monneret identifie alors, en s’appuyant sur les travaux de D. Lewis, les différents types de propositions composant l’ensemble des mondes possibles d’une fiction, puis introduit une relation d’accessibilité, définie ici comme une relation d’inclusion

33Ph. Monneret peut ensuite analyser l’aptitude que présente la fictionnalité à assouplir l’univers de croyance du lecteur, par renforcement ou transformation modale, et proposer deux explications complémentaires à ce phénomène : d’une part, l’acte de lecture est apte à suspendre l’univers de croyance du lecteur, en suscitant une attitude d’ouverture à l’altérité ; de l’autre, « par certaines de ses structures, la fiction présente des caractéristiques qui lui confèrent une sorte de saillance supérieure à celle du monde réel5 » (290).

34A. Gefen met d’emblée en lumière les limites d’une sémantique de la fiction amputée d’une théorie pragmatique : pour lui, c’est avant tout « comme théorie des effets et des fonctions de la littérature » (293) que la théorie des mondes possibles se montre particulièrement productive.

35En effet, si le schéma fondamental de la théorie des mondes possibles est celui d’un voyage accompli sur le mode de l’immersion, les mondes possibles de la fiction sont, moins des lieux de « séjour touristique » (297) que des artefacts pragmatiques destinés à opérer des effets en retour sur les univers de représentation des lecteurs.

36Les fictions, suggère l’auteur, offrent moins un autre monde qu’une représentation du monde capable d’introduire dans notre univers mental « des entités, des lois, des êtres » (300). Capables de procurer au lecteur un plaisir « touristique », les mondes de fiction mèneraient donc aussi à des « formes de compréhension et d’usage du monde » particulières. Dès lors, l’analyse des effets liés à la contemplation « centrifuge » des mondes possibles devrait se doubler d’un examen de l’action « centripète » de ces mondes possibles sur nos « mondes mentaux », qui permettrait de rendre compte des dimensions éthique et politique de la littérature.

37L’article s’attache ensuite à montrer que les valeurs pragmatiques infléchissent notre expérience de différente manière selon que la fiction investit notre mémoire, notre présent ou notre futur. Il propose enfin une piste de classement de la fiction à travers trois usages principaux des mondes possibles — irréel du passé, irréel du présent et potentiel —, définis comme des espaces expérimentaux, des « terres d’accueil ontologiques » indispensables à nos besoins cognitifs et affectifs.

38C’est encore à cette approche pragmatique de la théorie littéraire des mondes possibles que s’associe l’article de Marc Escola, qui développe une idée stimulante : le commentaire, qui s’engouffre dans l’espace des possibles textuels, pourrait se concevoir comme une variante du texte.

39Pour l’auteur, référant à l’incomplétude et l’autonomie des mondes « en termes de saturation », un monde fictionnel est incomplet, insaturé, donc saturable. Dès lors, en évoquant les « textures » — explicites, implicites, zéro — proposées par L. Doležel, M. Escola montre qu’entre un monde fictionnel « autonome » et un « monde » constitué des seules propositions textuelles apparaît un espace des possibles, qui constitue « ce sur quoi le texte peut être complété par saturation ou “variante” sans cesser d’être tout à fait le même texte mais en donnant au monde d’autres propriétés » (246). Le monde possible d’un texte est composé des trois zones désignées par les textures de L. Doležel, mais aussi de ce que le texte aurait pu en dire, modifiant par là certaines de ses propriétés sans faire de lui le monde d’un autre texte. Dans cet espace s’engouffrent transfictions, réécritures et continuations, qui opèrent sur son « architecture » de relations et de propositions.

40Exemple à l’appui, M. Escola montre que la pratique du commentaire pourrait tirer parti « du halo de possibilités qui entourent le texte “réel” en spéculant sur [sa] frange d’indétermination » (248) : le commentaire interviendrait alors à même le monde du texte, comme une variante, et s’autoriserait à « imaginer le texte autrement », en tenant compte de ses propriétés nécessaires, accidentelles ou « variantables ».

Façons de faire des mondes : aperçus historiques

41Le troisième axe du volume, favorisant une perspective historique, rassemble les articles de Christine Noille‑Clauzade, Marie-Luce Demonet et Anne Duprat, qui éclairent « la naissance et les transformations de la fiction moderne » (9) au moyen de la théorie des mondes possibles, tout en confrontant cette dernière aux œuvres du passé6.

42Chr. Noille‑Clauzade montre que la théorie des mondes possibles permet de rendre compte des nouveaux styles de fictionnalité qui émergent au xviie siècle, au cours duquel apparaît un nouveau « type » d’écriture romanesque, opposé au roman précieux et mêlant « histoire et fiction, vérité et affabulation » (176).

43La chercheuse distingue dans le discours critique des années 1670 deux attitudes par rapport à la valeur de vérité de la fiction : l’une assimile la fiction à la fabula7; l’autre rejette cette conception, et postule que les propositions fictionnelles ont eu une actualité, mais sont invérifiables dans le monde actuel, qui n’est plus le monde de référence. Chr. Noille‑Clauzade y voit la « matrice logique d’un nouveau fonctionnement de la fiction » (180), indissociable d’une certaine autonomisation d’un monde possible. Il y toutefois paradoxe, l’opération de vérification s’avérant à la fois impossible dans le monde actuel et effectuée par la voix authentificatrice dans un monde non actuel. Chr. Noille‑Clauzade montre que le conte de fée use d’un procédé similaire, et se distingue en cela de la fable.

44Une fois évacuées les difficultés que pose la « vérification dans un autre cadre [que le monde actuel] » (184), la chercheuse envisage des relations d’accessibilité à double sens entre le monde actuel et le monde fictionnel, ce qui permet de déterminer la spécificité générique de la fiction historique et galante, caractérisée par un triple rapport entre monde actuel et monde textuel, ou encore de distinguer entre la nouvelle et le conte mondain, qui apparaît comme un espace « d’affaiblissement des contraintes logiques » (187).

45L’article de M.‑L. Demonet explore les conditions d’émergence de la fiction à la Renaissance, en intégrant à sa réflexion l’héritage médiéval sur la question des êtres de raison et des créatures fantastiques. Dans un premier temps, l’article interroge la pertinence de la notion de « monde possible » dans le cadre de la réflexion sur la fiction qui se met en place à la Renaissance. S’aidant des travaux de Jacob Schmutz, la chercheuse atteste l’existence des mundi possibiles avant Leibniz, et en décrit les modalités logiques.

46M.‑L. Demonet montre ensuite qu’une réflexion sur le « début de conscience des mondes possibles » (133) qui se fait jour à la Renaissance, ne peut faire l’économie du fictum, noyau de l’objet fictif. Distinguant entre logique et métaphysique, l’article examine le statut des imaginesde la tradition scholastique, et montre que la fiction renvoie alors davantage à un élément privé de référent réel qu’à un récit inventé. Ce n’est qu’au cours du xvie siècle que s’opérera un glissement « depuis la fiction construite sur un objet fictif singulier jusqu’à l’univers entier d’un roman ».

47Est ensuite mise en lumière, chez le jésuite Suárez, l’association du fictif et du possible ; M.‑L. Demonet en trouve également trace chez les nominalistes parisiens, qui rapprochent futur, passé et possible en tant que possibles non réalisés : sur le plan métaphysique, il n’est donc guère différent d’« imaginer un événement de façon totalement fictive, et l’imaginer existant dans le futur ou dans le passé » (139).

48L’article démontre ensuite l’importance que revêt, à la Renaissance, l’investissement de la fiction par la croyance, et souligne la rareté des ficta impossibilia. L’article observe, pour terminer, la manière dont Rabelais théâtralise, particulièrement dans le Tiers‑Livre, des mondes alternatifs emboîtés que construit le discours par l’intermédiaire de la fiction.

49Intéressée par la fonction singulière de la fictionnalité dans la fiction baroque, A. Duprat examine la manière dont Descartes utilise les espaces imaginaires pour décrire la réalité, avant d’étudier l’investissement autobiographique des fictions cervantines.

50Dans une première partie, A. Duprat montre comment les espaces imaginaires cartésiens, qui agissent comme un opérateur de fictionnalité, amènent le lecteur à conclure que le monde fictif déployé, distinct du monde réel, est un monde possible — parce que logique et non contradictoire. Le faire‑semblant littéraire qu’adopte Descartes, qui fait « agir la fictionnalité comme une possibilité » (157), lui permet d’emprunter à la fiction un paradoxe : affirmant qu’il feint de feindre, Descartes suspend l’affirmation de vérité de son discours et instaure un cercle ironique là où « devrait se trouver dans un édifice référentiel classique l’affirmation de sincérité, ou un opérateur stable de fictionnalité » (158).

51La seconde partie de l’article est consacrée à l’univers barbaresque projeté par les histoires de corsaires que conte Cervantès. Pour résoudre l’apparente incompossibilité (sur le plan métaphysique, moral ou religieux) des Barbaries projetées par les textes, A. Duprat propose de construire un modèle dans lequel chaque personnage projetterait son monde à partir de son univers de croyances – ce en quoi la chercheuse rejoint les propositions formulées par M.‑L. Ryan. L’article met ensuite en lumière l’articulation problématique du texte avec le hors‑texte, liée au régime fictionnel des Barbaries : l’analyse d’une série de métalepses dévoile un redoublement paradoxal du mouvement référentiel, l’opérateur modal qui règle la fiction pouvant se lire comme suit : « il est fictionnel de dire que tel événement est fictionnel » (167). Ce type de syllogisme paradoxal confère à la fiction baroque, déployée comme « variante possible du monde actuel » (169), son important effet de vertige.

La note de fin de Thomas Pavel

52Placé en fin de volume, le court — mais éclairant — article de Th. Pavel fait notamment écho aux contributions de Ph. Monneret et A. Gefen, par l’intérêt porté à la dimension axiologique, voire éthique, de la fiction. D’emblée, Th. Pavel plaide pour une conception élargie des mondes possibles et pour l’abandon d’une stricte logique formelle impropre à traiter des univers fictionnels. Il offre ensuite — en sus d’une rétrospective de son parcours personnel — une histoire du passage des théories linguistiques et des dogmes formalistes à une « logique des contrefactuels » (10) et à la prise en compte de la dimension participative, voire pragmatique, de ces fictions qui « nous font participer au réseau de biens et de normes qu’elles évoquent » (313).

Les possibles d’une théorie

53L’intérêt d’un tel ouvrage pour l’étude de la fiction est multiple : la théorie des mondes possibles offre, comme le souligne Th. Pavel, une approche de la fiction et du récit capable de penser à nouveaux frais les problèmes de la référence fictionnelle, du rapport entre réalité et fiction, du statut ontologique des êtres fictionnels ou encore de la valeur de vérité de la fiction, mais aussi de rendre compte des mondes singuliers des récits métaleptiques ou paradoxaux. Sur le plan de la pragmatique, la théorie des mondes possibles, qui permet notamment de concevoir la lecture comme l’expérience d’un monde — voire du monde —, apporte en outre un éclairage particulièrement intéressant sur les dimensions affective, cognitive, esthétique ou éthique de la littérature. Aux dyades réalité/fiction et clôture du texte/illusion mimétique, la théorie littéraire des mondes possibles permet donc de substituer un système complexe et infiniment plus subtil, dans lequel le concept d’accessibilité, au sein du vaste outillage conceptuel qu’offre la théorie des mondes possibles, joue un rôle central.

54La diversité des articles, qui s’exprime tant dans leur dimension pluridisciplinaire que dans leur appropriation particulière de la théorie des mondes possibles, permet à l’ouvrage de lancer de nombreuses pistes de réflexion, dont on espère qu’elles seront rapidement empruntées par les chercheurs francophones. Mais elle laisse également entrevoir la faiblesse du collectif : le singulier du titre dissimule en réalité une multitude de théories des mondes possibles, quelquefois incompatibles, dont les concepts fondamentaux ne font pas consensus, loin s’en faut. D’un article à l’autre, les notions de monde, de possibilité, d’accessibilité varient, et sont interprétées tantôt dans le cadre strict de la logique modale, tantôt sur le mode de la métaphore — ce qui ne protège pas le volume de quelques redondances théoriques dispensables.

55Si cette élasticité extrême est assumée dès l’introduction du collectif et lui confère son indubitable richesse, il n’en reste pas moins que certains lecteurs ne manqueront pas de dénoncer le manque d’unité, voire de cohérence, d’un ambitieux chantier lancé dans les directions les plus diverses. En outre, alors que la science‑fiction et la fantasy, qui « dominent l’imaginaire planétaire » (5), sont mentionnées dès la première page de l’avant‑propos, on pourra regretter le peu d’intérêt que les théoriciens de la littérature — R. Saint‑Gelais excepté — portent à ces fictions contemporaines, qui usent parfois de la métalepse, de la transfiction ou de l’univers secondaire avec une réussite et dans des proportions surprenantes. L’étude d’une œuvre de fantasy ou de science‑fiction aurait peut-être permis de mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle le discrédit qui entoure les littératures de l’imaginaire « ne tient peut‑être pas seulement à des hiérarchies académiques conservatrices dépassées » (36), et de voir dans le succès du genre autre chose que « le goût des adolescents pour des mondes moins denses qu’illimités, comme celui de Tolkien » (49).