Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Marielle Macé, Jean-Louis Jeannelle, Michel Murat et Vincent Debaene

Qu’est-ce que l’histoire littéraire des écrivains ?

L’Histoire littéraire des écrivains, Paris : Presses de l’université Paris‑Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2012 (à paraître)

1Qu’est-ce que l’histoire littéraire des écrivains, qui donne son titre et son impulsion à notre démarche, et autour de laquelle nous avons conduit une recherche de plusieurs années1 ? C’est l’histoire littéraire telle qu’elle est racontée et construite par les auteurs eux-mêmes, le récit « indigène » et pluriel d’une aventure collective, pris en charge par certains de ses acteurs principaux.

2Il s’agit d’abord d’un corpus, qui est très abondant mais qui reste tout entier à reconnaître et à constituer. Car une fois cet objet posé, on s’aperçoit qu’il est, au xxe siècle, présent partout. Cette histoire des écrivains anime évidemment l’ensemble des textes qui proposent explicitement un récit ou un contre-récit des destinées de la littérature : le Projet d’histoire littéraire contemporaine d’Aragon (1923), le Tableau de la littérature française initié par Malraux aux éditions Gallimard (1939-1974), l’Histoire des littératures dirigée par Queneau et publiée dans la Pléiade en 1958, jusqu’aux réalisations plus récentes, comme le Petit guide pédestre de la littérature française au xviie siècle de Michel et Michèle Chaillou ou le Bréviaire de littérature à l’usage des vivants de Pierre Bergounioux… Elle court à la surface des préfaces, des essais, des entretiens, des prises de position ; c’est l’une des armes de choix des manifestes et des pamphlets, et l’un des outils herméneutiques des autobiographies ou des journaux ; elle constitue parfois le principe de collections entières (« Écrivains de toujours », « L’Un et l’Autre »), et on la retrouve jusque dans l’architecture des recueils de poèmes et dans les intrigues des romans – Blanche ou l’Oubli, par exemple, est autant qu’un roman une chronique de l’aventure de la poésie moderne.

3Il s’agit d’un corpus donc, mais aussi d’une pratique du temps. Ces fragments de récit n’ont été étudiés jusqu’ici que dans la perspective de la « critique d’auteur », avec ses enjeux particuliers, et avec ses limites. Or il s’agit avant tout de gestes qui, pour les écrivains, constituent une véritable façon d’intervenir dans l’histoire et sur l’histoire, d’agir sur ses formes, ses centrages, sa transmission : une façon de raconter et d’interpréter qui a joué un rôle essentiel dans l’aventure littéraire moderne.

4Comment se saisir de cette histoire, quel sens lui donner ? Deux attitudes surgissent a priori : on est tenté de la soupçonner (sa démarche serait intéressée, relèverait d’une tentative de prophétie auto-réalisatrice : lorsqu’un écrivain raconte l’histoire de la littérature, ce serait toujours pour qu’elle aboutisse à sa propre œuvre) ou de l’exalter (comme si ces récits venus de l’intérieur l’emportaient par principe sur les scénarios savants). Mais notre question ne sera pas celle de la validité d’une telle histoire ou de sa conformité aux faits, encore moins de sa valeur de distinction ou de son statut d’exception. Non, l’intérêt de l’histoire des écrivains est ailleurs : il réside dans le lien fonctionnel qui s’établit, en elle, entre l’activité littéraire et la constitution d’une relation au temps : quelque chose d’essentiel se joue, en effet, pour les individus dans la saisie du temps et de la masse des œuvres qui les précèdent ou les entourent. Il ne s’agit donc pas de retrouver, sous les auto-proclamations ou derrière les constructions imaginaires, des filiations ou des récits plus justes, mais plutôt de saisir ce qui s’élabore, pour les écrivains eux-mêmes, dans la fabrique de l’histoire et la formation des récits. Notre questionnement, historique par essence, retient à cet égard la leçon anti-positiviste de la théorie littéraire : il s’agit aussi de savoir « comment on écrit l’histoire », et ce que l’on en fait.

5Notre démarche participe à vrai dire d’un mouvement plus général de pluralisation de l’histoire littéraire, dont elle est solidaire. Depuis les années 1980, on a vu se multiplier les gestes de réouverture et d’élargissement de l’histoire de la littérature, par conséquent aussi les manières de l’écrire et de la penser, manières surprenantes, toujours fécondes, qui s’imposent désormais avec la force de l’évidence. Cet élargissement a pris plusieurs voies : celle du refus des grands scénarios – au profit de la dissémination des événements, des rythmes et des sens – dans la New History of French Litterature dirigée par Denis Hollier ; celle de la prise en charge des modèles temporels à l’œuvre dans l’art et la littérature – dans les réflexions sur les modes de présence et de circulation des œuvres, leur montage de temps hétérogènes, et les régimes d’historicité qu’elles incarnent ou qu’elles suscitent (chez Judith Schlanger, Georges Didi-Huberman, ou François Hartog). Plus récemment, c’est dans une tentative de réouverture de l’histoire littéraire française à sa dimension mondiale (mobilité des espaces et des objets, passages de frontières, forces de décloisonnement idéologique) que le déplacement s’est opéré, avec French Global: A New Approach to Literary History, de Susan Suleiman et Christie McDonald. Depuis les « Réflexions sur un manuel » de Roland Barthes, on s’est ainsi beaucoup employé à déconstruire l’histoire littéraire en tant que discipline, soit en en réinterprétant la genèse, depuis Lanson, soit en en identifiant les présupposés méthodologiques : « classico-centrisme », valorisation des « grands auteurs » et des grands genres au détriment des textes ou des concepts, oubli des formes marginales et dédain des écrivains femmes… La compréhension d’une histoire littéraire diffractée, feuilletée et multiple, est devenue notre tâche collective.

6Notre projet parie donc à son tour sur la force d’un décloisonnement : il s’agit d’être à l’écoute des voix très variées qui disent et racontent l’histoire de la littérature – pas seulement les voix des savants, mais aussi celles des acteurs, individuels ou collectifs – ; d’identifier des fragments de discours, omniprésents et pourtant inaperçus ; d’être attentifs aux genres, aux modes de narration, aux formes dispersées où s’élabore une temporalité (formes narratives mais aussi non narratives, comme les portraits, les commentaires, les façons de figurer le passé où s’invente une historicité sans récit) ; de rester sensibles aux rapports très divers au temps qui s’y établissent (journaux, carnets, ou entretiens obéissent ainsi à un temps de l’immédiateté et de l’intervention directe, et constituent un formidable vivier où la vie littéraire se raconte de manière quasi-simultanée, alors que chroniques, souvenirs et Mémoires introduisent un écart déjà producteur d’histoire). Il nous importe de contribuer à cette pluralisation des récits, mais aussi de la penser et de la ressaisir dans ce qu’elle a elle-même d’historique. Il faut, en somme, prendre acte du fait que l’histoire littéraire s’écrit selon un réseau très riche de formes, de fonctions et d’effets, qui ne valent pas seulement au titre de documentation ; elle se fabrique partout où « du temps » est en jeu, dans des prises de positions et des inventions de scénarios comme dans de simples dispositions à l’égard du passé, ou de l’avenir.

7Parler d’histoire littéraire des écrivains, c’est forcément poser cet objet par différence avec une autre histoire littéraire, une histoire qui n’est pas celle des écrivains, une histoire savante, universitaire, officielle. Comment comprendre la relation entre ces deux ordres de récit ? Y a-t-il deux histoires ?

8Cette relation, dans bien des cas, est un rapport de concurrence explicite (et réciproque). L’histoire littéraire des écrivains satisfait mal aux exigences de l’histoire savante : des généalogies tracées par Thibaudet aux âges littéraires configurés par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, elle paraît essentiellement discontinue ; le temps qu’elle compose n’est pas homogène ; elle est rarement orientée par un souci de périodisation ou d’unification, et elle semble toujours construire des ensembles incomplets. Non seulement elle s’éloigne d’une histoire savante mais souvent même elle s’y oppose. Les histoires littéraires d’écrivains ont, en effet, la plupart du temps, une visée rectificative qui transforme l’érudition, selon le mot de Valéry, en « une sorte de défaite » : le Tableau de Malraux s’élabore explicitement comme une contre-histoire et les « Ne lisez pas » des surréalistes s’imposent comme des scénarios de substitution. Il s’agit de défaire, refaire, prendre l’autre de vitesse. Ce que les écrivains reprochent à l’histoire disciplinaire est bien souvent une sorte de cécité face à la littérature contemporaine ou récente, mais c’est aussi et surtout la nature même de sa propre relation à la littérature, une relation identifiée à la forme-sens des « documents ». La mémoire est ici jouée contre l’histoire, dans une querelle qui répète durablement une même opposition : Péguy et Lanson, la littérature et le savoir, l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie. Gide, par exemple, faisait état dans ses Mémoires de ce qui était moins une décision intellectuelle qu’un « sentiment » à l’égard de l’histoire : « Avec quelle reconnaissance je lus, au sortir de ma rhétorique, les pages où Schopenhauer tente d’établir le départ entre l’esprit de l’historien et celui du poète : et voilà donc pourquoi je n’entends rien à l’histoire! me disais-je avec ravissement : c’est que je suis poète »2 !

9Partout on a le sentiment d’une série de malentendus, dans les échanges qui associent désormais l’histoire des écrivains et les entreprises savantes autour d’un même objet. À vrai dire, cette relation antagonique date notre objet ; si l’histoire littéraire des écrivains est partout présente à partir de la fin du xixe siècle, c’est qu’elle est bien souvent une réaction à l’apparition et à l’essor de l’histoire littéraire comme discipline. On peut la considérer comme une tentative de réappropriation, par les écrivains, d’une aventure qui est aussi (quoique pas seulement) la leur. Dans le même geste, cette tentative vaut d’ailleurs comme une reconnaissance de l’empire de l’histoire sur l’idée même de littérature. Le xxe siècle a en effet ceci de particulier que l’histoire y devient, pour les écrivains eux-mêmes, la catégorie majeure à travers laquelle penser la littérature. C’est sans doute en partie une conséquence de leur formation, car l’initiation des écrivains à la littérature, à partir de la fin du xixe siècle, associe la lecture non plus à une pratique d’écriture imitative mais à une histoire littéraire qui, entre temps, est devenue le socle de l’enseignement scolaire. Lorsque les écrivains s’insurgent contre les généalogies habituellement reconnues ou leur préfèrent des conceptions a-chroniques du passé littéraire, c’est en opposition à un récit conçu comme une norme, qui se trouve certes subverti mais pas annulé dans son principe, celui d’une compréhension par le temps et ses valeurs.

10Dans les faits pourtant, cette opposition entre deux histoires apparaît moins comme une rivalité effective (de représentations et de scénarios) que comme un mythe nécessaire et révélateur, une figure organisatrice et productrice, caractéristique de la période que nous étudions ; et cela pour deux raisons. D’une part, parce que cette dualité est en grande partie imaginaire : ni l’histoire littéraire des écrivains, ni l’histoire savante n’ont cette unité, cette homogénéité et cette sûreté qu’impliquerait un véritable face-à-face. Ce qui importe n’est alors pas la nature de cette opposition, mais plutôt son sens et sa fonction : ce qui se joue pour les écrivains dans ce geste récurrent qui consiste à postuler une histoire savante monolithique et autoritaire, une fantasmatique « histoire des manuels » ou « de la Sorbonne » qu’il faudrait s’employer à défaire, à fragiliser, à contrer plus ou moins clandestinement.

11D’autre part parce que l’histoire des écrivains est très souvent, sinon toujours, l’une des sources effectives de l’histoire savante, qui se nourrit pour partie du récit dont les écrivains accompagnent leurs productions. La nature même de ces « sources » porte à conséquence car l’élaboration savante ne se limite jamais à une simple compilation de dates, de documents et d’extraits : cette masse des matériaux est véritablement « pré-configurée » par les acteurs de la vie littéraire. Historiens professionnels et sociologues de la littérature semblent parfois négliger qu’ils s’appuient certes sur des données factuelles, mais aussi sur des représentations et des figurations, élaborées par les écrivains eux-mêmes : généalogies reconstruites, filiations proclamées, ruptures revendiquées – autant de traditions inventées et de communautés imaginées, dont les effets sont pourtant bien réels. L’histoire littéraire n’est pas un discours surplombant qui existerait indépendamment de ces forces dispersées.

12En prenant pour objet l’histoire littéraire des écrivains, nous ne cherchons donc pas à rectifier un récit dominant au nom des voix indigènes, ni à opposer une connaissance « de l’intérieur », vive et engagée, à une connaissance savante, froide et distancée, mais à étudier un ensemble de fonctions et d’effets, qui ont un poids existentiel et une force de configuration jusqu’ici peu aperçue.

13Notre démarche révèle essentiellement trois fonctions, ou trois effets de sens. Le premier et le plus manifeste est le rapport étroit qui articule, pour chaque individu, un projet littéraire et une prise de position face au temps. Pour bien des auteurs, la construction d’une histoire constitue un préalable, une condition pour faire œuvre ; c’est déjà une manière d’être écrivain : de la « révolution de 1889 » imaginée par Senghor à l’histoire du roman élaborée par Sarraute (où le genre romanesque figure comme un organisme menacé d’asphyxie et auquel il faut réinsuffler une vie), écrire l’histoire c’est y prendre sa part, donner du sens à son propre projet, prendre place. À cet égard, notre étude révèle peut-être qu’il n’est pas de geste d’écrivain au xxe siècle qui ne soit habité par une conscience historique. Lire la littérature présente, imaginer son futur, tenir telle ou telle œuvre pour un classique, mais aussi choisir le monologue intérieur ou le style indirect libre, s’approprier un type de vers, faire silence sur l’histoire…, tout cela consiste aussi à se situer dans le temps et face à lui.

14La deuxième fonction, ou le deuxième effet de sens de ces histoires d’écrivains, tient aux régimes d’historicité qu’elles mettent en jeu : ces histoires sans visée systématique sont autant d’activations de la mémoire littéraire. Elles révèlent des modes de présence et des usages du passé, des affinités et des réticences qu’un historien aurait peut-être tendance à identifier comme des lacunes ou des désinvoltures, mais qui constituent des façons importantes de se rapporter aux œuvres. Sade, pour ce qui est de la mémoire littéraire, est un écrivain du xxe siècle. Et l’on verra comment l’invention du « jeu de l’île déserte » dans les années 1910 – Quels sont les romans que vous emporteriez si… – indique, pour ceux qui s’y rencontrent, le genre de communauté mémorielle que constitue alors la littérature. Cette mémoire littéraire qui configure la présence du passé emporte avec elle des décisions de valeur : c’est par un autre récit historique que l’anthologie de la poésie française de Gide répond à celle de Maulnier, en déclarant des péremptions, des proximités ou des raisons d’oubli.

15C’est d’ailleurs une vertu essentielle de cette histoire littéraire des écrivains : en réactivant ces décisions de valeur, et en nous replaçant dans ce temps instable des projections et des risques,  elle prémunit contre la réification des verdicts de l’histoire. Elle rappelle que les grandes œuvres et les minores ne sont pas des donnés offerts à l’intelligence de reconstitution et d’interprétation de l’historien, mais des modes d’articulation entre le présent et le passé, entre la mémoire et l’oubli. Que le modernisme d’Apollinaire ait éclipsé l’unanimisme de Jules Romains n’est pas un fait historique dont il faudrait rendre raison, car ce n’est tout simplement pasun fait ; seul le statut mémoriel du modernisme pour nous aujourd’hui, seule sa présence au détriment de l’unanimisme, sont un fait. L’un des effets majeurs des histoires d’écrivains est ainsi de manifester, ou plutôt de prendre en charge dans leur hétérogénéité même, quelque chose de la temporalité propre des œuvres. Elles mettent en lumière le caractère essentiellement anachronique de la littérature, son être à la fois passé et présent. Le font-elles mieux que l’histoire savante ? Rien ne le garantit ; mais cette sensibilité aux anachronismes et aux montages de temps est au principe de leur signification, et de leurs protestations. « Cette merveille, à la fois hors du temps et soumise au temps, est-ce un simple phénomène de l’activité des cultures, dans un chapitre d’histoire générale, ou bien un univers qui s’ajoute à l’univers, qui a ses lois, ses matières, son développement, une physique, une chimie, une biologie, et qui enfante une humanité à part ? », se demandait Henri Focillon en 1934. L’œuvre littéraire, dira Barthes à son tour, est « à la fois signe d’une histoire et résistance à cette histoire ». Une résistance à l’histoire, c’est-à-dire une puissance négative de l’œuvre face à l’idée d’histoire, c’est bien ce que cherche à saisir, et à activer le Sur Racine de Barthes. On note d’ailleurs la différence qui sépare la première formule de la seconde, manifestant une radicalisation de ces enjeux au cours du siècle.

16Ces histoires littéraires d’écrivains ont enfin pour conséquence – c’est leur troisième effet de sens majeur – de dénationaliser de facto les corpus (et bien souvent, de faire apparaître, par contraste, l’enfermement national de certains récits historiques). Cette ouverture des frontières ou ce dépassement du cadre hexagonal ne dépendent pas d’une décision de méthode : ici coexistent d’évidence des modèles étrangers et des auteurs nationaux. Valéry mobilise la figure d’Edgar Poe pour repenser la continuité qui lie Baudelaire à Mallarmé et arracher la poésie française au face-à-face entre classicisme et romantisme ; Léon-Gontran Damas conçoit sans contradiction la négritude comme un rejeton de la lignée surréaliste et comme une version française de la Harlem Renaissance ; Sartre s’oppose à Mauriac à partir de Faulkner et de l’alternative que représente pour lui la figure de l’écrivain américain face au rentier français – et il faudrait encore mentionner les entreprises de traduction qui, de la traduction française d’Ulysse revue par Larbaud en 1929 à celle de Moby Dick par Giono en 1941, furent des événements d’une grande puissance de configuration. Tout autant qu’ils acclimatèrent des productions étrangères, ils contribuèrent à réécrire et à réorienter l’histoire d’une littérature à laquelle le qualificatif de nationale semblait de moins en moins s’appliquer.

17De cet examen des histoires littéraires d’écrivains et de leurs enjeux ne sortira aucun récit constitué, aucune histoire alternative ; le face-à-face du savant et de l’indigène, nous l’avons dit, est d’abord imaginaire (ce qui, encore une fois, ne signifie pas qu’il soit sans effet). L’apport essentiel de ce travail collectif tel que nous le concevons est ailleurs : il s’agit avant tout de constituer ces histoires comme objets, c’est-à-dire de les rendre visibles. Ces récits multiples et changeants, ces bribes d’histoires disséminées, ces éclairs épisodiques de conscience historique montrent que l’histoire de la littérature n’est pas une et monolithique, et soulignent qu’elle est fondamentalement instable, constamment remise en cause ou réaffirmée, et surtout qu’elle n’est pas séparable – au xxe siècle – du processus de création lui-même. À cet égard, les chapitres qui suivent dévoilent une complexité et une variété des rapports à la littérature et à son devenir que le modèle d’un champ littéraire, animé par une concurrence et des luttes dont l’enjeu serait la postérité, est impuissant à penser.

18Le volume s’organise selon une série de développements historico-théoriques, qui tous considèrent un aspect singulier de cette histoire littéraire des écrivains. Les deux premiers chapitres se concentrent sur la multiplicité des rapports au « temps des lettres » qu’on peut observer chez les écrivains du xxe siècle. Cette variété réclame d’abord un inventaire des situations et des attitudes individuelles « devant le temps » ; à travers elles s’affirme plus qu’une simple relation au passé, car elles mettent en jeu une affirmation de soi et un rapport à la communauté, des dispositions et des images qui configurent l’expérience individuelle de la littérature. Cette variété est aussi commandée par les formes et les genres, qui portent avec eux des contraintes et des ressources d’intelligibilité : la chronique et les Mémoires littéraires en particulier apparaissent comme deux des lieux privilégiés où s’écrit l’histoire littéraire des écrivains, dans un rapport différentiel à la fois aux romanciers et aux professeurs ; ces genres, marqués par une hésitation essentielle entre le journal et le ressouvenir, proposent une réappropriation anticipée du passé immédiat qui définit le « mémorable des lettres ».

19Les trois chapitres suivants saisissent ces relations au passé littéraire dans leur variation historique – car il y a une histoire de l’histoire littéraire des écrivains, c’est-à-dire une histoire de l’éclatement de ce « grand récit » autrefois appelé « histoire de la littérature ». Ils considèrent à chaque fois un espace générique spécifique : les théories de la littérature proposées par les écrivains et les inventions de tradition qu’elles réclament à partir du symbolisme ; le bouleversement des hiérarchies génériques et les modifications mémorielles imposées par l’essor du roman comme forme cardinale de la littérature dans l’entre-deux-guerres ; les évolutions de la représentation de l’histoire de la littérature au sein des fictions romanesques, du romantisme à la métafiction contemporaine.

20Les chapitres VI et VII envisagent des modes d’intervention collective ou institutionnelle (édition, critique, diffusion) qui au cours du xxe siècle ont configuré, délibérément ou non, la lecture rétrospective qui allait être faite du présent. L’entrée dans l’âge des masses, les modifications des techniques de production et de diffusion, les évolutions du public, le sentiment généralisé d’une accélération de l’histoire de la littérature, l’angoisse d’être pris de vitesse par l’actualité ou au contraire le refus de se laisser dicter par elle ses prédilections…, tout cela marque le xxe siècle d’un sentiment nouveau, le sentiment que l’histoire s’écrit « en temps réel ». Les espaces collectifs que sont les périodiques et les collections peuvent alors être lus comme des lieux où non seulement s’élaborent des récits historiques, mais aussi où l’histoire de la littérature est activement produite et infléchie. Créer ou diriger une collection, participer à un comité de lecture, exercer des responsabilités au sein d’une revue, sont autant de gestes qui interviennent directement sur le cours des lettres, avec d’évidents effets de rétroaction puisque, bien souvent, les écrivains commentent ces évolutions à l’autre bout de la chaîne éditoriale à travers leurs préfaces, entretiens, articles ou essais.

21Les chapitres VIII et IX s’intéressent, enfin, aux effets majeurs de décentrement introduits par les histoires littéraires d’écrivains. Le premier manifeste, à propos de ce qu’on appelait alors la « littérature coloniale d’expression française », le rôle essentiel joué par les récits historiques dans l’accession à la lisibilité d’une poésie initialement marquée par sa marginalité. Le second montre que les histoires littéraires d’écrivains au xxe siècle – avec leurs panthéons cosmopolites et la circulation de leurs auteurs entre espaces, langues et traditions – imposent que soit repensée l’articulation entre une littérature et un territoire, et invitent à concevoir une histoire littéraire transnationale et désenclavée.

22De ces développements, on pourra retenir que l’activité littéraire est au xxe siècle portée et accompagnée par une envahissante conscience historique, aux formes complexes, qu’une simple opposition entre euphorie moderne et nostalgie conservatrice ne saurait véritablement décrire.

23C’est sur cette variété que nous voulons d’abord attirer l’attention, mais aussi sur ses conséquences possibles sur nos façons d’étudier la littérature ; car dès lors que toute création s’adosse à une histoire de la littérature, le partage entre histoire et théorie perd de sa pertinence. Il ne s’agit plus de choisir son camp entre une approche qui parierait sur l’autonomie de l’œuvre et une autre qui la réinscrirait dans une extériorité (le contexte, le champ littéraire, le milieu éditorial, les cycles générationnels…) mais de penser l’articulation de l’œuvre à son dehors comme un ensemble de médiations et d’appropriations. Le passé littéraire n’est qu’une extériorité parmi d’autres, et l’histoire littéraire des écrivains n’a pas de vocation à devenir un nouveau principe explicatif déterminant, comme ont pu l’être tour à tour la structure ou le champ littéraire. Mais elle constitue un objet privilégié. D’abord parce qu’elle est à la fois passive et active : on dispose du passé autant qu’on en hérite, et cette histoire est emblématique d’une relation complexe, dialectique, où ce qui est reçu est aussi constamment re-disposé. Ensuite parce que le passé littéraire constitue une extériorité en quelque sorte homogène à l’acte créateur : il forme un héritage, certes, mais il est aussi déjà de la littérature. Entre la fétichisation de l’objet et sa mise en situation historique ou sociologique, notre projet souhaite dégager un espace pour un discours critique situé au plus près des pratiques créatrices, qui interroge la littérature telle qu’elle se réinvente constamment, sans céder ni aux grands récits englobants, ni à une sacralisation des œuvres qui les placerait hors de l’histoire.