Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Dominique Vaugeois

Segalen & l’esthétique, au prisme de ses écrits sur l’art : entre critique & création

Une édition critique des Œuvres complètes

1La reconnaissance de l’œuvre de Victor Segalen par la communauté des chercheurs en sciences humaines, établie dans les années 1990, trouve aujourd’hui un nouveau et bel accomplissement avec une deuxième édition des Œuvres complètes1 dirigée par Philippe Postel chez Honoré Champion. Dix-huit volumes sont prévus, répartis en cinq grands ensembles : 1. les oeuvres critiques, 2. les romans, nouvelles et récits, 3. la poésie, 4. le théâtre et l'opéra, et 5. les journaux, les chroniques et les projets. Pour l'heure, deux volumes sont parus : Premiers écrits sur l'art (vol. 2 des « Œuvres critiques ») et Chine. La Grande Statuaire (vol. 3 des « Œuvres critiques »)2. Pour Ph. Postel, l’esprit qui préside à cette publication est à la fois scientifique (établissement des textes selon un protocole commun aux différents livres : fidélité au manuscrit dans sa version finale/et ou intégrale et mise à disposition du lecteur des notes, variantes et documents de travail) et comparatiste (une attention toute particulière est portée à la double culture dans laquelle se place l’écrivain : française et maori, française et chinoise).

2La profonde unité des textes publiés, écrits ou projetés par Segalen dans les quatorze années environ où il put se livrer à l’écriture rend délicate et toujours discutable la répartition en tomes. L’édition d’Henri Bouillier en 1995, globalement chronologique elle aussi, s’en sortait élégamment en proposant une organisation thématique en « cycles ». Le choix éditorial de l’édition Champion, ouvertement générique, offre un éclairage nouveau particulièrement sensible en ce qui concerne les volumes 2 et 3 de la section « Œuvres critiques » dont nous avons à rendre compte. Il témoigne d’une autre reconnaissance, celle de l’importance de Segalen dans le domaine de l’essai et particulièrement des écrits sur l’art et confirme en retour la pertinence de cette catégorie de texte. On aurait pu tout à fait imaginer une répartition de ces écrits entre les récits en prose et les chroniques. Or Le Maître du jouir (vol. 2), que Segalen nomme « roman » ou « épopée », fait sens dans l’ensemble que C. Camelin nomme « Premiers écrits sur l’art » mieux que dans celui des « romans, nouvelles et récits », malgré son lien profond avec Les Immémoriaux (paru en 1907, l’année des premières ébauches du « roman Gauguin »). Et la présence de Chine. La Grande Statuaire, qui occupe à lui seul le troisième volume, modifie considérablement la perception de l’ensemble critique, par son genre comme par son ampleur et son ambition.

3En somme, l’édition thématique de 1995, où les textes inspirés par la découverte de Gauguin figurent dans le cycle Polynésien — de même que La Grande Statuaire appartient au cycle chinois et archéologique aux côtés de Stèles ou de Thibet —, invitait à une lecture d’un Segalen écrivain‑voyageur, penseur de l’autre et du divers, angle privilégié de la redécouverte du poète à la fin du xxe siècle. Sans occulter, bien au contraire, cette dimension fondamentale que l’édition critique de La Grande Statuaire vient justement préciser, les nouveaux choix éditoriaux accentuent un autre aspect : celui de la place de Segalen dans l’histoire culturelle, artistique et philosophique, du début du xxe siècle, et d’une écriture prise entre création et critique, entre littérature et savoir.

4Toutefois, malgré cette ligne éditoriale générale, les deux livres sont assez dissemblables dans l’apparat critique qu’ils proposent et finalement dans leur projet.

Segalen, Gauguin : le climat d’une pensée

5Le volume 2 comprend sept textes, dont six écrits entre 1903 et 1908, c’est‑à‑dire avant et pendant le premier livre publié, Les Immémoriaux, et un texte plus tardif, « Hommage à Gauguin », préface de 1916 à l’édition des lettres de Gauguin au peintre G.-D. de Monfreid. Le principe organisateur est explicitement celui de la relation de Segalen à l’œuvre et à la vie de Gauguin. L’étude sur Gustave Moreau3et la conférence sur la sculpture sont présentées dans l’introduction comme un « approfondissement des réflexions sur les beaux-arts parallèles aux textes consacrés à Gauguin » (p. 9). Si les textes réunis n’ont pas été publiés du vivant de l’auteur, comme la moitié des écrits de Segalen, le livre n’offre pas d’inédit par rapport à l’édition de 1995. Nous avons néanmoins affaire à une édition critique et la leçon des manuscrits autorise à corriger certaines coquilles perpétuées jusqu’ici dans les différentes éditions — notamment dans l’article de 1904 du Mercure de France — et qui donne accès aux très riches variantes, dossiers préparatoires, brouillons, projets, notamment pour Le Maître du jouir, texte inachevé, dont le lecteur est à même de saisir l’importance et de reconstituer le dialogue qu’il entretient avec Les Immémoriaux.

6Le second apport majeur de ce volume à la nouvelle entreprise éditoriale tient à la valeur des commentaires, introduction, notices et annotations, dont le mérite est de fournir un cadre historique à la fois complet et synthétique à ces premiers écrits. La longue introduction, appuyée sur de très nombreuses références littéraire et critiques, se propose de reconstituer le contexte intellectuel de « crise des valeurs symbolistes4» et d’« orientalisme antimoderne » (p. 21) dans lequel se forme la pensée de Segalen. C’est donc un poète lecteur de La Revue blanche et du Mercure de France, de Husymans, de Nietzsche et de Jules de Gaultier dont Colette Camelin met en avant l’influence, que nous (re)découvrons. La philosophie de l’exote, sans laquelle on ne peut rien comprendre aux écrits de Segalen, y est ressaisie dans la confrontation avec d’autres notions d’époque autour desquelles s’organise avec profit la présentation : « exote, hors-la loi, dandy et surhomme », « décadence, entropie et primitivisme ». La conclusion résume bien le recadrage par l’histoire des idées qu’ambitionnent les copieux commentaires (qui n’évitent pas toujours, d’une notice à l’autre, les répétitions) :

La critique de la fin du xxe siècle a parfois un peu trop tiré Segalen vers les questions contemporaines de l’ethnocentrisme ou de l’écriture romanesques, alors que son projet consisterait plutôt à rendre « aux hommes [ses] frères », « la Valeur de la Vie ». (p. 46)

7Mais autant qu’à la pensée de Segalen, c’est à celle de Gauguin que donnent accès notes et notices qui citent largement les écrits du peintre comme sa correspondance. L’usage à la fois généreux et judicieux des lettres, celles, passionnantes, de l'écrivain comme celles du peintre, est d’ailleurs l’une des ressources capitales de cette édition. « Gauguin l’intercesseur » comme le nomme C. Camelin est donc bien le héros de ce livre. La pensée de Segalen est constamment mise en dialogue avec celle du peintre qui s’inscrit dans une longue série d’artistes dont les mots et les idées autant que les œuvres ont inspiré les hommes de lettres. À cet égard, le volume constitue un apport de premier plan à la compréhension de ce qu’a pu signifier au début du xxe siècle, écrire sur la création plastique et sur les artistes au moment où naissent et se définissent les valeurs de culture et de civilisation. Au‑delà de la simple critique journalistique ou de salon, c’est la définition d’un champ essayiste prééminent qui est en jeu, à un moment aussi où, prolongeant les initiateurs du siècle précédent — Baudelaire et Nietzsche sur ce plan fraternisent —, l’esthétique est le lieu commun d’une pensée qui allie philosophie, anthropologie et poésie bien au-delà du domaine des « belles formes » et stimule l’inventivité littéraire. Parce qu’il rassemble et éclaire les uns par les autres ces écrits, le livre verse un élément considérable au dossier de la prose sur l’art dont Segalen illustre, aussi bien qu’Apollinaire ou Valéry, la fécondité et l’infinie variété. Chaque texte de l’ensemble Gauguin peut en outre se lire aussi comme une réécriture, une nouvelle version, une mise à l’épreuve d’un même projet qui cherche à atteindre sa forme rêvée avec Le Maître du jouir. L’important dossier génétique de ce texte invite par exemple à s’étonner à nouveau à propos d’un récit dont la filiation avec les « romans de peintres » du xixe siècle, convoquée dans la notice, n’est peut‑être pas si évidente, de même que s’y trouve considérablement complexifiée le relation trop vite dite gémellaire de l’auteur à son héros, de l’écrivain au peintre.

8Les grandes qualités du commentaire ne vont pas sans leurs petits défauts qui n’entament en rien l’intérêt de l’ouvrage ou le sérieux du travail. Le souci louable de maintenir la référence constante à la pensée de Gauguin tout en précisant l’originalité de celle de Segalen égare parfois par trop de dialectique comparative (p. 33 de l’introduction par exemple et p. 37‑38, où la comparaison apparaît un peu trop soutenue). Enfin, l’introduction s’appuie sur des études éclairantes (Antoine Compagnon pour les « antimodernes », Per Buvik pour le bovarysme de J. de Gaultier, Philippe Dagen pour le primitivisme) mais dont les concepts et les analyses s’entrechoquent parfois, mêlés aux mots du poète dans l’espace synthétique de la préface, jusqu’à risquer de devenir contestables. Il est dommage d’ailleurs que l’ouvrage de Ph. Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage, abondamment cité (onze occurrences), soit la seule référence d’histoire de l’art convoquée — si l’on excepte l’excellente bibliographie sur Gauguin. En effet son étude, qui ne distingue pas clairement entre art archaïque, préhistorique et primitivisme brouille parfois plus qu’il n’éclaire l’usage de ces notions dont Segalen, cité toujours judicieusement par C. Camelin, fait par ailleurs un usage très cohérent5.

Une histoire vivante et passionnée de la sculpture chinoise

9Le volume 3 édité par Ph. Postel, comparatiste spécialiste du domaine chinois, est d’un style tout différent. Livrant un texte unique, le commentaire se limite à une brève introduction qui reprend explicitement des analyses publiées antérieurement6. La richesse et la nouveauté ne sont donc pas dans la glose mais dans le document lui-même et ses annexes qui livrent le résultat d’un travail de longue haleine. Il ne s’agit pas tant de la réédition d’un texte assorti de ses variantes et de ses brouillons que de la première édition intégrale, fidèle, complète, du manuscrit dont le titre définitif donné par Segalen en 1918 est Chine. La grande Statuaire. L’introduction précise que le livre a été publié une première fois en 1972, aux éditions Flammarion7, grâce aux soins d’Annie Joly‑Segalen et du sinologue Vadime Elisseeff, auteur d’une postface ;

L’œuvre a ensuite été rééditée sans changement en 1995 par H. Bouillier […] Or le texte ainsi transmis aux lecteurs ne rend pas justice au manuscrit […]. Il est tout d’abord incomplet : non seulement il manque systématiquement la dernière partie de l’ouvrage, publiée de façon dissociée sous le titre Les Origines de la statuaire de Chine, ainsi que le texte intitulé « Orchestique des tombeaux chinois » qui figure au centre de l’ouvrage, mais il manque encore de très nombreux passages du texte […]. (p. 9)

10Par ailleurs, « le texte lui-même a été retouché, parfois récrit » (p. 9), dans le « souci de transmettre un texte lisible et achevé » (p. 10). L’ambition affichée de cette réédition est alors de respecter « l’esprit même de l’ouvrage », qui n’est pas de « vulgarisation sinologique », en restituant « une œuvre de création littéraire, complexe dans sa diversité » (p. 10) et dans son inachèvement même. L’édition du manuscrit linéaire proprement dit est donc accompagnée des « Notes de lecture » et des « Notes de travail » auxquelles l’éditeur renvoie de façon très utile par des notes de bas de page. Les planches photographiques auxquelles Segalen accordait un soin tout particulier et les croquis de l’écrivain, intégralement publiés avec le texte, participent aussi de la transmission de cet « émoi d’aventure personnelle » (p. 54) qui justifie pour Segalen toute l’entreprise.

11Les annexes sont tout aussi appréciables : table des dynasties chinoises, itinéraires suivis par Segalen, sites principaux mentionnés dans les écrits. La bibliographie recense également tous les ouvrages cités par l’écrivain. Le lecteur ou le chercheur, ni sinologue ni archéologue, et qui n’a ni le loisir ni les moyens d’établir le fond d’expertise, de connaissances et d’expérience sur lequel s’établit cette monumentale entreprise est comblé et plein de reconnaissance. Cette « histoire passionnée de la sculpture dans la Chine antique » (p. 620), selon les termes du programme de 1917, devient alors un fascinant terrain d’analyse pour celui qui s’intéresse aux relations entre littérature et savoir et au déplacement des frontières hâtivement tracées entre l’imagination sensible au mystère, l’enthousiasme personnel et la rigueur érudite. On ose à peine tempérer cette lecture enthousiaste par une petite remarque sur le caractère touffu de la bibliographie et rectifier la référence introductive à la célèbre citation de Baudelaire sur la critique, qui appartient non au Salon de 1859 mais à celui de 1846.

12Ce beau travail d’édition est donc à tous égards précieux pour les études ségaléniennes comme pour la recherche sur l’écriture critique et l’essayisme. L’énergie consacrée par un écrivain aux arts de la matière et à la sculpture en particulier — celle de Gauguin comme celle de l’antique Chine — témoigne du rôle qu’a pu jouer l’écrit sur l’art en France jusque dans les années 1960 environ, celui d’un terrain d’exploration et de réflexion à l’intérieur d’une pensée plus générale, dont en ce qui concerne Segalen, les chapitres et notes de l’Essaisur l’exotisme (vol. 4, à paraître) ne permettent pas de mettre en doute l’envergure.