Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mai 2011 (volume 12, numéro 5)
Émilie Pezard

Les nuances du noir

Imaginaires gothiques. Aux sources du roman noir français, sous la direction de Catriona Seth, Paris : Desjonquères, coll. « L’esprit des lettres », 2010, 264 p., EAN 9782843211249.

1Si l’appellation générique « roman noir » ou « roman gothique » est familière à la plupart des chercheurs en littérature, on ne peut certes en dire autant du genre lui‑même : illustré par des œuvres jugées de faible valeur, perçu avant tout comme le produit de l’importation d’une littérature anglaise, le roman noir a de surcroît l’inconvénient de se développer à cheval sur le xviiie et le xixe siècle, échappant ainsi à la périodisation séculaire qui gouverne les études littéraires à l’Université. On ne peut donc que saluer la parution d’un volume qui réunit, sous la direction de Catriona Seth, douze études qui permettent de mieux connaître ce genre plus complexe qu’on ne le pense. Deux index permettent au lecteur de se retrouver aisément dans cette jungle de titres méconnus, tandis que les illustrations qui ouvrent chaque article rappellent, à la suite de Maurice Lévy, que « la vignette est le complément quasi obligé de toute publication » (p. 59). L’absence de point de vue synthétique, défaut inhérent à la nature d’un ouvrage collectif, est ici largement compensée par l’équilibre entre présentations générales du roman noir signées par des spécialistes (Catriona Seth, Michel Delon, Maurice Lévy) et études monographiques permettant d’illustrer les variations au sein d’un même code générique.

2Le sous-titre du volume, « Aux sources du roman noir français », annonce d’emblée l’intérêt porté dans plusieurs études à la spécificité de ce « roman noir » français qu’on pourrait opposer au « roman gothique » anglais (M. Lévy, p. 66). La célébrité des noms de Radcliffe ou Lewis a souvent contribué à occulter l’enracinement du genre dans une tradition française, que Roland Virolle avait le premier rappelée dans un chapitre du Manuel d’histoire littéraire de la France, en 19721 : on se réjouit de voir réédité dans Imaginaires gothiques un autre article fondateur dû à sa plume, « Madame de Genlis, Mercier de Compiègne : gothique anglais, gothique allemand », paru initialement dans Europe en 1984.

3Si l’on considère la situation du roman noir à la fin du xviiie siècle, au plus fort de sa vogue, il est malaisé de distinguer l’apport anglais d’une tradition nationale qui lui préexisterait. Les dysfonctionnements du dépôt légal à la fin du xviiie siècle, qui expliquent que de nombreux volumes soient absents des fonds publics (C. Seth, p. 18), tout comme la tendance des auteurs français à parer leurs œuvres du prestige anglais en les présentant comme des « traductions » expliquent qu’il soit souvent difficile de distinguer dans les publications françaises les adaptations des productions indigènes : l’exemple du Château de Mortimore, développé par Katherine Astbury, illustre cette difficulté qui se présente au chercheur. Par ailleurs, Maurice Lévy rappelle que de nombreux traducteurs « improvisés », à la fin du xviiie siècle, prenaient le parti « d’adapter le texte anglais à la sensibilité et à la culture françaises, quitte à charcuter l’original » (p. 56), ce qui contribue encore à faire du roman noir de cette époque un amalgame indifférencié de traits génériques anglais et français.

4Mais la littérature française exploitait la veine noire bien avant 1797, date de « l’explosion de traductions de romans gothiques anglais » (K. Astbury, p. 135). Roland Virolle démontre que « l’exercice du mal persécutant l’innocence n’a pas attendu Radcliffe ni Lewis pour s’inscrire dans de symboliques décors souterrains, ténébreux, labyrinthiques » (p. 119) : on le trouvait déjà dans les romans grecs (Leucippe et Clitophon), les recueils d’histoires galantes et tragiques des xvie et xviie siècles, puis dans les nouvelles historiques de la fin du xviie siècle. Au xviiie siècle, avant la vogue des romans anglais, le goût du noir s’affirme encore dans le « genre sombre » de Baculard d’Arnaud, « bâtard de scènes noires et de conte moral » (R. Virolle, p. 121). Katherine Astbury confirme ce constat en montrant que le succès des romans anglais, notamment ceux d’Ann Radcliffe, s’explique par la présence d’éléments indigènes qui prédisposaient le public français à goûter ces œuvres étrangères : outre l’existence d’un pathétique sombre, la littérature française était marquée par un anticléricalisme, notamment dans les pièces de ce qu’Edmond Estève appelait le « théâtre monacal ».

5La première influence étrangère s’exerçant sur la littérature noire française n’est d’ailleurs pas celle qu’on croit : c’est d’abord celle de « l’Allemagne des spectres et des mystères », et l’analyse que donne Roland Virolle des Chevaliers du cygne de Mme de Genlis (1795) illustre bien cette « prédominance provisoire de l’influence allemande », marquée notamment par le thème du double et par l’abondance des scènes dialoguées. L’influence allemande, rappelle M. Lévy, touche d’ailleurs aussi le roman gothique anglais, à partir de Lewis : « Avec Le Moine, c’est tout l’héritage allemand du Moyen Âge de la magie noire et de la sorcellerie qui passe dans le roman gothique », héritage qui sera repris par Maturin dont le roman Montorio opère « la synthèse entre l’école radcliffienne et l’école allemande » (p. 51).

6Faire du roman noir le « roman radcliffien » apparaît donc comme un raccourci trop rapide, qui signale, dès le début du xixe siècle, l’oubli d’une tradition noire française. Le roman gothique de Walpole, Clara Reeve et Ann Radcliffe, que M. Lévy définit comme des romans qui « auront une architecture médiévale pour décor et le surnaturel pour thème principal » (p. 50), semble bien exister en France avant la traduction de leurs œuvres. Leur succès s’explique cependant par l’apport de nouveaux éléments, particulièrement exemplifié dans les romans de Radcliffe — d’où le caractère emblématique que ce nom revêtira dans l’histoire du roman noir — : R. Virolle signale « les descriptions, les créations d’atmosphère » (p. 120), jusque là absentes d’un roman français qui misait sur la sobriété narrative, et Katherine Astbury rappelle le goût français pour le « surnaturel expliqué » typique des romans radcliffiens, mais aussi la prédilection, dans les choix opérés par les traducteurs dans le vaste corpus anglais, pour le « gothique libéral et sentimental ».

7En effet, le caractère très romanesque du genre noir n’empêche pas qu’il comporte souvent une dimension politique essentielle. Bien au contraire : Michel Delon montre que c’est dans un rapport étroit avec la Révolution, où « tout est vraisemblable, et tout est romanesque2 », que le roman noir s’est développé comme « expérimentation du crédible » (p. 69). Le château, œuvre de la civilisation mais décor de la sauvagerie, apparaît ainsi comme « le lieu de la crise » qui « concentre […] les incertitudes de l’époque ». Si le roman noir est trop antérieur à la Révolution pour qu’on puisse souscrire au jugement de Sade qui voyait en lui « le fruit indispensable des secousses révolutionnaires dont l’Europe entière se ressentait3 », il n’en reste pas moins que son succès, pour Maurice Lévy, vient de ce que le lecteur « retrouvait dans ces textes l’écho assourdi, amorti, de la Terreur » (p. 52) : l’anticléricalisme des romans anglais, issu de la révolution de 1688, trouvait un écho un siècle plus tard dans le public français.

8L’une des qualités du recueil est de donner, en contrepoint à ces analyses générales, des études centrées sur un ouvrage qui permettent ainsi d’illustrer la complexité des rapports entre roman noir et histoire. Jérémie Grangé montre ainsi comment Mme de Genlis opère une « politisation du gothique » radcliffien, en choisissant comme le fameux auteur anglais une histoire centrée sur « la tyrannie exercée par une instance sur une autre », mais en faisant du lieu d’exercice de la tyrannie, non la cellule familiale à laquelle se limitait Radcliffe4, mais la société tout entière : « la cruauté représentée dans le cours du récit renvoie toujours à une critique de l’État despotique » (p. 168). C’est une critique similaire qui apparaît dans l’évolution du gothique de Ducray‑Duminil, étudiée par Katherine Astbury : après son arrestation sous la Terreur, Ducray‑Duminil écrit Victor ou l’enfant de la forêt (1797) qui remplace la terreur des romans précédents par l’horreur et présente, à travers la figure d’un chef de brigands cruel, père du héros, une image de Robespierre. Reflet des violences de l’histoire, le roman noir pourrait peut-être en retour agir sur elles : Stéphanie Genand analyse ainsi comment Mme de Staël recourt au modèle gothique dans ses Réflexions sur le procès de la reine, « à la fois pour traduire la cruauté révolutionnaire et pour émouvoir un public blasé par l’actualité » (p. 158).

9Il ne faudrait cependant pas en conclure que le gothique est par nature contre‑révolutionnaire. L’auteur de Victor et Alexis (1789) a d’abord été un fervent partisan des révolutionnaires ; de même, La Cabane mystérieuse, de Musset‑Pathay (moins célèbre que son fils Afred), oppose Montfaucon, un révolutionnaire violent et arbitraire, à Delcour, qui incarne les bons principes de 1789. Durant cette période tumultueuse, le genre évolue au gré des régimes, comme le rappelle K. Astbury :

Le roman gothique français est, à ses débuts sous le Directoire, un roman antijacobin qui soutient néanmoins les principes de 1789. Ce n’est que sous le Consulat et l’Empire que le roman gothique français devient un roman contre‑révolutionnaire. (p. 142)

10Genre privilégié pour dénoncer une forme de violence historique, le roman noir n’en conserve d’ailleurs pas moins dans son exploration du mal une dimension universelle, comme le rappelle l’article approfondi de Jacques-David Ebguy sur « Melmoth réconcilié, ou le gothique repris », qui montre que le recours, même ironique, aux procédés du gothique permet à Balzac de s’interroger sur les valeurs de la société contemporaine. En 1789 comme en 1830, le roman noir reste particulièrement apte à réfléchir les manifestations du mal dans l’histoire.

11La lecture d’Imaginaires gothiques fait ainsi progressivement apparaître les multiples déclinaisons possibles du genre noir. Si le château est sans doute le lieu le plus emblématique du roman noir, justifiant pleinement la reconnaissance par Gilles Ernst d’une influence du genre sur « Les châteaux hantés de Georges Bataille », C. Seth rappelle que l’abîme constitue également un motif omniprésent : à son étude générale intitulée « À flanc d’abîme, à flanc d’énigme », répond l’article de Joël Castonguay‑Bélanger sur un roman de Lacroix de Niré, Ladouski et Floriska, qui prend pour cadre principal une mine de sel en Pologne, à la faveur de laquelle « l’histoire naturelle et le mythe se confondent dans un même discours fabuleux » (p. 88). L’opposition est en effet peut‑être trop simpliste entre un xviiie siècle des Lumières fondé sur la raison et un xviiie siècle noir qui consacrerait le règne de l’imaginaire. Le goût du premier lectorat français pour le surnaturel expliqué de Radcliffe manifeste ainsi le plaisir à voir triompher la raison sur l’irrationnel. Dans Ladouski et Floriska, de même, « le discours de l’histoire naturelle achève de dissiper les visions surnaturelles » (p. 92).

12La variété des motifs du genre et la diversité des idéologies qu’ils servent font finalement du roman noir plus qu’un « roman terrifiant », comme on a également pu l’appeler. Si ce roman qui promettait des nuits blanches aux habitués des cabinets de lecture peut encore nous toucher aujourd’hui, c’est parce que ce « mauvais rêve » (M. Delon, p. 82) est aussi une « littérature du réconfort » (C. Seth, p. 36) : il trahit « l’inquiétude profonde des esprits » (C. Seth, p. 112) autant qu’il permet d’« oublier, le temps de la lecture, que l’on est soi‑même à flanc d’abîme ».